Nord contre sud/Deuxième partie/2

J. Hetzel (p. 222-237).

II

singulière opération


Le lendemain, 3 mars, à huit heures du matin, Squambô entra dans la chambre où Zermah avait passé la nuit. Il apportait quelque nourriture, — du pain, un morceau de venaison froide, des fruits, un broc de bière assez forte, une cruche d’eau, et aussi différents ustensiles de table. En même temps, un des noirs plaçait dans un coin un vieux meuble, pour servir de toilette et de commode, avec un peu de linge, draps, serviettes, et autres menus objets, dont la métisse pourrait faire usage pour la petite fille et pour elle-même.

Dy dormait encore. D’un geste, Zermah avait supplié, Squambô de ne point la réveiller.

Lorsque le noir fut sorti, Zermah, s’adressant à l’Indien, dit à voix basse :

« Que veut-on faire de nous ?

— Je ne sais, répondit Squambô.

— Quels ordres avez-vous reçus de Texar ?

— Qu’ils soient venus de Texar ou de tout autre, répliqua l’Indien, les voici, et vous ferez bien de vous y conformer. Tant que vous serez ici, cette chambre sera la vôtre, et vous serez renfermée durant la nuit dans le réduit du fortin.

— Et le jour ?…

— Vous pourrez aller et venir à l’intérieur de l’enclos.

— Tant que nous serons ici ?… répondit Zermah. Puis-je savoir où nous sommes ?

— Là où j’avais ordre de vous conduire.

— Et nous y resterons ?…

— J’ai dit ce que j’avais à dire, répliqua l’Indien. Inutile maintenant de me parler. Je ne répondrai plus. »

Et Squambô, qui devait effectivement s’en tenir à ce court échange de paroles, quitta la chambre, laissant la métisse seule auprès de l’enfant.

Zermah regarda la petite fille.

Quelques larmes lui vinrent aux yeux, larmes qu’elle essuya aussitôt. À son réveil, il ne fallait pas que Dy s’aperçût qu’elle eût pleuré. Il importait que l’enfant s’accoutumât peu à peu à sa nouvelle situation — très menacée, peut-être, car on pouvait s’attendre à tout de la part de l’Espagnol.

Zermah réfléchissait à ce qui s’était passé depuis la veille. Elle avait bien vu Mme Burbank et miss Alice remonter la rive, pendant que l’embarcation s’en éloignait. Leurs appels désespérés, leurs cris déchirants, étaient arrivés jusqu’à elles. Mais, avaient-elles pu regagner Castle-House, reprendre le tunnel, pénétrer dans l’habitation assiégée, faire connaître à James Burbank et à ses compagnons quel nouveau malheur venait de les frapper ? Ne pouvaient-elles avoir été prises par les gens de l’Espagnol, entraînées loin de Camdless-Bay, tuées, peut-être ? S’il en était ainsi, James Burbank ignorerait que la petite fille eût été enlevée avec Zermah. Il croirait que sa femme, miss Alice, l’enfant, la métisse, avaient pu s’embarquer à la crique Marino, atteindre le refuge du Roc-des-Cèdres, où elles devaient être en sûreté. Il ne ferait alors aucune recherche immédiate pour les retrouver !…

Et, en admettant que Mme Burbank et miss Alice eussent pu rentrer à Castle-House, que James Burbank fût instruit de tout, n’était-il pas à craindre que l’habitation eût été envahie par les assaillants, pillée, incendiée, détruite ? Dans ce cas, qu’étaient devenus ses défenseurs ? Prisonniers ou morts dans la lutte, Zermah ne pouvait plus attendre aucune assistance de leur part.

Quand même les nordistes seraient devenus maîtres du Saint-John, elle était perdue. Gilbert Burbank ni Mars n’apprendraient, l’un que sa
« Que veut-on faire de nous ? »
sœur, l’autre que sa femme, étaient gardées dans cet îlot de la Crique-Noire !

Eh bien, si cela était, si Zermah ne devait plus compter que sur elle, son énergie ne l’abandonnerait pas. Elle ferait tout pour sauver cette enfant, qui n’avait peut-être plus qu’elle au monde. Sa vie se concentrerait sur cette idée : fuir ! Pas une heure ne s’écoulerait sans qu’elle s’occupât d’en préparer les moyens.


Elles se promenaient en pleine lumière.

Et pourtant, était-il possible de sortir du fortin, surveillé par Squambô et ses compagnons, d’échapper aux deux féroces limiers qui rôdaient autour de l’enclos, de fuir cet îlot perdu dans les mille détours de la lagune ?

Oui, on le pouvait, mais à la condition d’y être secrètement aidé par un des esclaves de l’Espagnol, qui connût parfaitement les passes de la Crique-Noire.

Pourquoi l’appât d’une forte récompense ne déciderait-il pas l’un de ces hommes à seconder Zermah dans cette évasion ?… C’est à cela qu’allaient tendre tous les efforts de la métisse.

Cependant la petite Dy venait de se réveiller. Le premier mot qu’elle prononça fut pour appeler sa mère. Ses regards se portèrent ensuite autour de la chambre.

Le souvenir des événements de la veille lui revint. Elle aperçut la métisse et accourut près d’elle.

« Bonne Zermah !… Bonne Zermah !… murmurait la petite fille. J’ai peur… j’ai peur !…

— Il ne faut pas avoir peur, ma chérie !

— Où est maman ?…

— Elle viendra… bientôt !… Nous avons été obligées de nous sauver… tu sais bien !… Nous sommes à l’abri maintenant !… Ici, il n’y a plus rien à craindre !… Dès qu’on aura secouru monsieur Burbank, il se hâtera de nous rejoindre !… »

Dy regardait Zermah comme pour lui dire :

« Est-ce bien vrai ?

— Oui ! répondit Zermah qui voulait à tout prix rassurer l’enfant. Oui ! monsieur Burbank nous a dit de l’attendre ici !…

— Mais ces hommes qui nous ont emportées dans leur bateau ?… reprit la petite fille.

— Ce sont les serviteurs de monsieur Harvey, ma chérie !… Tu sais, monsieur Harvey, l’ami de ton papa, qui demeure à Jacksonville !… Nous sommes dans son cottage de Hampton-Red !

— Et maman, et Alice, qui étaient avec nous, pourquoi ne sont-elles pas ici ?…

— Monsieur Burbank les a rappelées au moment où elles allaient s’embarquer… souviens-toi bien !… Dès que ces mauvaises gens auront été chassées de Camdless-Bay, on viendra nous chercher !… Voyons !… Ne pleure pas !… N’aie plus peur, ma chérie, même si nous restons ici pendant quelques jours !… Nous y sommes bien cachées, va !… Et, maintenant, viens que je fasse ta petite toilette ! »

Dy ne cessait de regarder obstinément Zermah, et, quoique la métisse eût dit cela, un gros soupir s’échappa de ses lèvres. Elle n’avait pu, comme d’habitude, sourire à son réveil.

Il importait donc, avant tout, de l’occuper, de la distraire.

C’est à quoi Zermah s’appliqua, avec la plus tendre sollicitude. Elle lui fit sa toilette avec autant de soin que si l’enfant eût été dans sa jolie chambre de Castle-House, en même temps qu’elle essayait de l’amuser par ses histoires.

Puis, Dy mangea un peu, et Zermah partagea ce premier déjeuner avec elle.

« Maintenant, ma chérie, si tu le veux, nous allons faire un tour au-dehors… dans l’enclos…

— Est-ce que c’est bien beau, le cottage de monsieur Harvey ? demanda l’enfant.

— Beau ?… Non !… répondit Zermah. C’est, je crois, une vieille bicoque ! Pourtant, il y a des arbres, des cours d’eau, de quoi nous promener enfin !… Nous n’y resterons que quelques jours, d’ailleurs, et, si tu ne t’y es pas trop ennuyée, si tu as été bien sage, ta maman sera contente !

— Oui, bonne Zermah… oui !… » répondit la petite fille.

La porte de la chambre n’était point fermée à clef. Zermah prit la main de l’enfant, et toutes deux sortirent. Elles se trouvèrent d’abord dans le réduit central, qui était sombre. Un instant après, elles se promenaient en pleine lumière, à l’abri du feuillage des grands arbres que perçaient les rayons du soleil.

L’enclos n’était pas vaste — un acre environ, dont le blockhaus occupait la plus grande portion.

La palissade qui l’entourait ne permit pas à Zermah d’aller reconnaître la disposition de l’îlot au milieu de cette lagune. Tout ce qu’elle put observer à travers la vieille poterne, c’est qu’un assez large canal, aux eaux troubles, le séparait des îlots voisins. Une femme et un enfant ne pourraient donc que très difficilement s’en échapper.

Au cas même où Zermah eût pu s’emparer d’une embarcation, comment fût-elle sortie de ces interminables détours ? Ce qu’elle ignorait aussi, c’est que Texar et Squambô en connaissaient seuls les passes.

Les noirs, au service de l’Espagnol, ne quittaient pas le fortin. Ils n’en étaient jamais sortis. Ils ne savaient même pas où les gardait leur maître. Pour retrouver la rive du Saint-John, comme pour atteindre les marais qui confinent à la crique dans l’ouest, il eût fallu se fier au hasard. Or, s’en remettre à lui, n’était-ce pas courir à une perte certaine ?

D’ailleurs, pendant les jours suivants, Zermah, se rendant compte de la situation, vit bien qu’elle n’aurait probablement aucune aide à espérer des esclaves de Texar.

C’étaient pour la plupart des nègres à demi-abrutis, d’aspect peu rassurant. Si l’Espagnol ne les tenait pas à la chaîne, ils n’en étaient pas plus libres pour cela. Suffisamment nourris des produits de l’îlot, adonnés aux liqueurs fortes dont Squambô ne leur ménageait pas trop parcimonieusement la ration, plus spécialement destinés à la garde du blockhaus et à sa défense le cas échéant, ils n’auraient eu aucun intérêt à changer cette existence pour une autre.

La question de l’esclavage, qui se débattait à quelques milles de la Crique-Noire, n’était pas pour les passionner. Recouvrer leur liberté ? À quoi bon, et qu’en eussent-ils fait ? Texar leur assurait l’existence. Squambô ne les maltraitait point, bien qu’il fût homme à casser la tête au premier qui s’aviserait de la relever. Ils n’y songeaient même pas. C’étaient des brutes, inférieures aux deux limiers qui rôdaient autour du fortin. Il n’y a aucune exagération, en effet, à dire que ces animaux les dépassaient en intelligence. Ils connaissaient, eux, tout l’ensemble de la crique. Ils en traversaient à la nage les passes multiples. Ils couraient d’un îlot à un autre, servis par un instinct merveilleux qui les empêchait de s’égarer. Leurs aboiements retentissaient parfois jusque sur la rive gauche du fleuve, et, d’eux-mêmes, ils rentraient au blockhaus dès la tombée de la nuit. Nulle embarcation n’aurait pu pénétrer dans la Crique-Noire, sans être immédiatement signalée par ces gardiens redoutables. Sauf Squambô et Texar, personne n’aurait pu quitter le fortin, sans risquer d’être dévoré par ces sauvages descendants des chiens caraïbes.

Lorsque Zermah eut observé comment la surveillance s’exerçait autour de l’enclos, quand elle vit qu’elle ne devait attendre aucun secours de ceux qui la gardaient, toute autre, moins courageuse qu’elle, moins énergique, eût désespéré. Il n’en fut rien. Ou les secours lui arriveraient du dehors, et, dans ce cas, ils ne pouvaient venir que de James Burbank, s’il était libre d’agir, ou de Mars, si le métis apprenait dans quelles conditions sa femme avait disparu.

À leur défaut, elle ne devait compter que sur elle-même pour le salut de la petite-fille. Elle ne faillirait pas à cette tâche.

Zermah, absolument isolée au fond de cette lagune, ne se voyait entourée que de figures farouches. Toutefois, elle crut remarquer qu’un des noirs, jeune encore, la regardait avec quelque commisération. Y avait-il là un espoir ?

Pourrait-elle se confier à lui, lui indiquer la situation de Camdless-Bay, l’engager à s’échapper pour se rendre à Castle-House ? C’était douteux. D’ailleurs, Squambô surprit sans doute ces marques d’intérêt de la part de l’esclave, car celui-ci fut tenu à l’écart. Zermah ne le rencontra plus pendant ses promenades à travers l’enclos.

Plusieurs jours se passèrent sans amener aucun changement dans la situation.

Du matin au soir, Zermah et Dy avaient toute liberté d’aller et venir. La nuit, bien que Squambô ne les enfermât pas dans leur chambre, elles n’auraient pu quitter le réduit central. L’Indien ne leur parlait jamais. Aussi Zermah avait-elle dû renoncer à l’interroger. Pas un seul instant il ne quittait l’îlot.

On sentait que sa surveillance s’exerçait à toute heure. Les soins de Zermah se reportèrent donc sur l’enfant, qui demandait instamment à revoir sa mère.

« Elle viendra !… lui répondait Zermah. J’ai eu de ses nouvelles !… Ton père doit venir aussi, ma chérie ; avec miss Alice… »

Et, quand elle avait ainsi répondu, la pauvre créature ne savait plus qu’imaginer.

Alors elle s’ingéniait à distraire la petite fille, qui montrait plus de raison que n’en comportait son âge.

Le 4, le 5, le 6 mars s’étaient écoulés, cependant. Bien que Zermah eût cherché à entendre si quelque détonation lointaine n’annonçait pas la présence de la flottille fédérale sur les eaux du Saint-John, aucun bruit n’était arrivé jusqu’à elle. Tout était silence au milieu de la Crique-Noire. Il fallait en conclure que la Floride n’appartenait pas encore aux soldats de l’Union. Cela inquiétait la métisse au plus haut point. À défaut de James Burbank et des siens, pour le cas où ils auraient été mis dans l’impossibilité d’agir, ne pouvait-elle au moins attendre l’intervention de Gilbert et de Mars ? Si leurs canonnières eussent été maîtresses du fleuve, ils en auraient fouillé les rives, ils auraient su arriver jusqu’à l’îlot. N’importe qui, du personnel de Camdless-Bay, les eût instruits de ce qui s’était passé. Et rien n’indiquait un combat sur les eaux du fleuve.

Ce qui était singulier, aussi, c’est que l’Espagnol ne s’était pas encore montré une seule fois au fortin, ni de jour ni de nuit. Du moins, Zermah n’avait rien observé qui fût de nature à le faire supposer. Pourtant, à peine dormait-elle, et ces longues heures d’insomnie, elle les passait à écouter — inutilement jusqu’alors.

D’ailleurs, qu’aurait-elle pu faire, si Texar fût venu à la Crique-Noire, s’il l’eût fait comparaître devant lui ? Est-ce qu’il aurait écouté ses supplications ou ses menaces ? La présence de l’Espagnol n’était-elle pas plus à craindre que son absence ?

Or, pour la millième fois, Zermah songeait à tout cela dans la soirée du 6 mars. Il était environ onze heures. La petite Dy dormait d’un sommeil assez paisible.

La chambre, qui leur servait de cellule à toutes deux, était plongée dans une obscurité profonde. Aucun bruit ne se propageait au dedans, si ce n’est, parfois, le sifflement de la brise à travers les ais vermoulus du blockhaus.

À ce moment, la métisse crut entendre marcher à l’intérieur du réduit. Elle supposa d’abord que ce devait être l’Indien qui regagnait sa chambre, située en face de la sienne, après avoir fait sa ronde habituelle autour de l’enclos.

Zermah surprit alors quelques paroles que deux individus échangeaient. Elle s’approcha de la porte, elle prêta l’oreille, elle reconnut la voix de Squambô, et presque aussitôt la voix de Texar.

Un frisson la saisit. Que venait faire l’Espagnol au fortin à cette heure ? S’agissait-il de quelque nouvelle machination contre la métisse et l’enfant ? Allaient-elles être arrachées de leur chambre, transportées en quelque autre retraite plus ignorée, plus impénétrable encore que cette Crique-Noire ?

Toutes ces suppositions se présentèrent en un instant à l’esprit de Zermah…

Puis, son énergie reprenant le dessus, elle s’appuya près de la porte, elle écouta.

« Rien de nouveau ? disait Texar.

— Rien, maître, répliquait Squambô.

— Et Zermah ?

— J’ai refusé de répondre à ses demandes.

— Des tentatives ont-elles été faites pour arriver jusqu’à elle depuis l’affaire de Camdless-Bay ?

— Oui, mais aucune n’a réussi. »

À cette réponse, Zermah comprit que l’on s’était mis à sa recherche. Qui donc ?

« Comment l’as-tu appris ? demanda Texar.

— Je suis allé plusieurs fois jusqu’à la rive du Saint-John, répondit l’Indien, et, il y a quelques jours, j’ai observé qu’une barque rôdait à l’ouvert de la Crique-Noire. Il est même arrivé que deux hommes ont débarqué sur l’un des îlots de la rive.

— Quels étaient ces hommes ?

— James Burbank et Walter Stannard ! »

Zermah pouvait à peine contenir son émotion. C’étaient James Burbank et Stannard. Ainsi les défenseurs de Castle-House n’avaient pas tous péri dans l’attaque de la plantation. Et, s’ils avaient commencé leurs recherches, c’est qu’ils connaissaient l’enlèvement de l’enfant et de la métisse. Et, s’ils le connaissaient, c’est que Mme Burbank et miss Alice avaient pu le leur dire. Toutes deux vivaient aussi. Toutes deux avaient pu rentrer à Castle-House, après avoir entendu le dernier cri jeté par Zermah, qui appelait à son secours contre Texar.

James Burbank était donc au courant de ce qui s’était passé. Il savait le nom du misérable. Peut-être même soupçonnait-il quel endroit servait de retraite à ses victimes ? Il saurait enfin parvenir jusqu’à elles !

Cet enchaînement de faits se fit instantanément dans l’esprit de Zermah. Elle fut pénétrée d’un espoir immense — espoir qui s’évanouit presque aussitôt, quand elle entendit l’Espagnol répondre :

« Oui ! Qu’ils cherchent, ils ne trouveront pas ! Dans quelques jours, du reste, James Burbank ne sera plus à craindre ! »

Ce que signifiaient ces paroles, la métisse ne pouvait le comprendre. En tout cas, de la part de l’homme auquel obéissait le Comité de Jacksonville, ce devait être une redoutable menace.

« Et maintenant, Squambô, j’ai besoin de toi pour une heure, dit alors l’Espagnol.

À vos ordres, maître.

— Suis-moi ! »

Un instant après, tous deux s’étaient retirés dans la chambre occupée par l’Indien.

Qu’allaient-ils y faire ? N’y avait-il pas là quelque secret dont Zermah aurait à profiter ?

Dans sa situation, elle ne devait rien négliger de ce qui pourrait la servir.

On le sait, la porte de la chambre de la métisse n’était point fermée, même pendant la nuit. Cette précaution eût été inutile d’ailleurs, car le réduit était clos intérieurement, et Squambô en gardait la clef sur lui. Il était donc impossible de sortir du blockhaus, et, par conséquent, de tenter une évasion.
Le commodore Dupont venait de paraître.

Ainsi Zermah put ouvrir la porte de sa chambre et s’avancer en retenant sa respiration.

L’obscurité était profonde. Quelques lueurs seulement venaient de la chambre de l’Indien.

Zermah s’approcha de la porte et regarda par l’interstice des ais disjoints.

Or, ce qu’elle vit était assez singulier pour qu’il lui fût impossible d’en comprendre la signification.

Bien que la chambre ne fût éclairée que par un bout de chandelle résineuse, cette lumière suffisait à l’Indien, occupé alors d’un travail assez délicat.

Texar était assis devant lui, sa casaque de cuir retirée, son bras gauche mis à nu, étendu sur une petite table, sous la clarté même de la résine. Un papier, de forme bizarre, percé de petits trous, avait été placé sur la partie interne de son avant-bras. Au moyen d’une fine aiguille, Squambô lui piquait la peau à chaque place marquée par les trous du papier. C’était une opération de tatouage que pratiquait l’Indien — opération à laquelle il devait être fort expert en sa qualité de Séminole. Et, en effet, il la faisait avec assez d’adresse et de légèreté de main pour que l’épiderme fût seulement touché par la pointe de l’aiguille, sans que l’Espagnol éprouvât la moindre douleur.

Lorsque cela fut achevé, Squambô enleva le papier ; puis, prenant quelques feuilles d’une plante que Texar avait apportée, il en frotta l’avant-bras de son maître.

Le suc de cette plante, introduit dans les piqûres d’aiguille, ne laissa pas de causer une vive démangeaison à l’Espagnol, qui n’était pas homme à se plaindre pour si peu.

L’opération terminée, Squambô rapprocha la résine de la partie tatouée. Un dessin rougeâtre apparut nettement alors sur la peau de l’avant-bras de Texar.

Ce dessin reproduisait exactement celui que les trous d’aiguille formaient sur le papier. Le décalque avait été fait avec une exactitude parfaite. C’étaient une série de lignes entrecroisées, représentant une des figures symboliques des croyances séminoles.

Cette marque ne devait plus s’effacer du bras sur lequel Squambô venait de l’imprimer.

Zermah avait tout vu, et, comme il a été dit, sans y rien comprendre. Quel intérêt pouvait avoir Texar à s’orner de ce tatouage ? Pourquoi ce « signe particulier », pour emprunter un mot au libellé des passeports ? Voulait-il donc passer pour un Indien ? Ni son teint ni le caractère de sa personne ne l’eussent permis. Ne fallait-il pas plutôt voir une corrélation entre cette marque et celle qui avait été dernièrement imposée à ces quelques voyageurs floridiens tombés dans un parti de Séminoles vers le nord du comté ? Et, par là, Texar voulait-il encore avoir la possibilité d’établir un de ces inexplicables alibis dont il avait tiré si bon parti jusqu’alors ?

Peut-être, en effet, était-ce un de ces secrets inhérents à sa vie privée et que révélerait l’avenir ?

Autre question qui se présenta à l’esprit de Zermah.

L’Espagnol n’était-il donc venu au blockhaus que pour mettre à profit l’habileté de Squambô en matière de tatouage ? Cette opération achevée, allait-il quitter la Crique-Noire pour retourner dans le nord de la Floride et sans doute à Jacksonville, où ses partisans étaient encore les maîtres ? Son intention n’était-elle pas plutôt de rester au blockhaus jusqu’au jour, de faire comparaître la métisse devant lui, de prendre quelque nouvelle décision relative à ses prisonnières ?

À cet égard Zermah fut promptement rassurée. Elle avait rapidement regagné sa chambre, au moment où l’Espagnol se levait pour rentrer dans le réduit.

Là, blottie contre la porte, elle écoutait les quelques paroles qui s’échangeaient entre l’Indien et son maître.

« Veille avec plus de soin que jamais, disait Texar.

— Oui, répondit Squambô. Cependant, si nous étions serrés de près à la Crique-Noire par James Burbank…

— James Burbank, je te le répète, ne sera plus à redouter dans quelques jours. D’ailleurs, s’il le fallait, tu sais où la métisse et l’enfant devraient être conduites… là où j’aurais à te rejoindre ?

— Oui, maître, reprit Squambô, car il faut aussi prévoir le cas où Gilbert, le fils de James Burbank, et Mars, le mari de Zermah…

— Avant quarante-huit heures, ils seront en mon pouvoir, répondit Texar, et quand je les tiendrai… »

Zermah n’entendit pas la fin de cette phrase si menaçante pour son mari, pour Gilbert.

Texar et Squambô sortirent alors du fortin, dont la porte se referma sur eux.

Quelques instants plus tard, le squif, conduit par l’Indien, quittait l’îlot, se dirigeait à travers les sombres sinuosités de la lagune, rejoignait une embarcation qui attendait l’Espagnol à l’ouverture de la crique sur le Saint-John. Squambô et son maître se séparèrent alors, après dernières recommandations faites. Puis Texar, emporté par le jusant, descendit rapidement dans la direction de Jacksonville.

Ce fut là qu’il arriva au petit jour, et à temps pour mettre ses projets à exécution. En effet, à quelques jours de là, Mars disparaissait sous les eaux du Saint-John et Gilbert Burbank était condamné à mort.