Texte établi par Société des Éditions Pascal, cop. (p. 29-53).


chapitre ii

LA BATAILLE

I

Chacun de ses membres ayant été prévenu, le détachement canadien quittait Gerardino au petit matin : il ne restait au village que quelques soldats d’une unité nouvellement débarquée d’Angleterre. Preuve de la gravité de l’opération prévue, puisqu’on rassemblait les troupes aguerries, que relevaient des novices en ce théâtre de guerre.

Chargés de tout le fourniment : fusil, cartouchières, masque à gaz, musette, havresac, coiffés du casque d’acier, les Canadiens s’en allaient, qui en camions, qui en jeeps ; d’autres encore dans les chenillettes porte-Bren ou dans les lourds engins blindés du peloton de chars.

Édouard avait travaillé ferme pour aider à tout mettre en branle, de sorte que les événements de la soirée précédente et de la nuit s’estompaient dans sa mémoire, quand, à son grand ennui et juste avant l’ordre de mise en marche, il vit venir l’officier de renseignements.

— Bonjour, sergent, lui dit le capitaine Benoît, paraissant le scruter du regard. Tu as passé une bonne nuit ? Et Nora ? Tu lui as fait tes adieux ?

— Monsieur, répondit Édouard, ce sont des affaires personnelles et…

— Des affaires personnelles qui peuvent intéresser l’armée.

À ce moment, se faisaient entendre des coups de sifflet, des ordres et le capitaine se rendit tout de suite auprès du major, commandant la compagnie, tandis que le sergent se dirigeait vers son jeep.

Bientôt, la longue file des véhicules camouflés s’allongeait en convoi sur la route. Secoué dans sa solide petite voiture, aux cahots de la route, Édouard Lanieu ruminait sombrement ce que lui avait dit son âme damnée.

Comment ce diable de capitaine savait-il que Nora était disparue mystérieusement ? Car il le savait. Sinon, pourquoi aurait-il entamé une telle conversation, à ce moment où l’on avait d’autres chats à fouetter ? On a beau être officier de renseignements, on ne sait tout de même pas tout, se disait le sergent. S… capitaine Benoît !

Et puis, en quoi pouvaient l’intéresser les allées et venues de la jeune fille ? Il y avait, dans son ton, un monde de sous-entendus. La soupçonnait-il de quelque chose ? Ces gens habitués au contre-espionnage voient des ennemis partout ! Mais Nora ! Quelle absurdité !

Ce n’est pas que son départ inexpliqué n’eût préoccupé Édouard. Réaliste, il y voyait l’un de ces sales tours que la coquette se plaisait à jouer, uniquement pour embêter un amoureux.

II

Au bout d’un certain temps, d’autres pensées chassaient ces spéculations. Des avions amis étaient venus à la rencontre du convoi et l’accompagnaient, décrivant de grands cercles dans le ciel. Les motocyclettes des estafettes parcouraient la route dans les deux sens sur le flanc de la colonne, de la tête à la queue.

— Diable ! se dit Édouard. C’est pas des farces !

Se retournant, il vit la voiture du commandant s’arrêter un instant et le capitaine Benoît en descendre.

— Évidemment, ça va chauffer bientôt, dit-il, ironique.

Il aperçut le capitaine qui se dirigeait vers une maison isolée, près de la route.

À partir de ce moment, la marche du convoi perdit de son uniformité. On ordonna d’abord aux véhicules de s’espacer davantage. Puis, des arrêts fréquents, des accélérations soudaines, des ralentissements inexpliqués en variaient le mouvement. Les avions rétrécissaient leurs cercles, dans l’air ; les estafettes semblaient prises de frénésie, tant elles se précipitaient sur la route.

Et l’on entendit les premiers coups de canon. Sourds, lointains encore, espacés irrégulièrement, ils paraissaient dénoter un engagement encore indécis. Dans tous les véhicules, on pouvait apercevoir les hommes qui se redressaient. Les blagues cessaient, les rires se taisaient. On était tout oreilles, cherchant à deviner un peu ce qui se passait. En tout cas, on était fixé sur un point, qu’on avait pourtant soupçonné. C’est qu’on allait se battre dès l’arrivée à destination.

Durant un arrêt de la colonne, le commandant envoya chercher le sergent Lanieu, afin de lui confier, en partie, les plans de l’attaque à laquelle le détachement allait prendre part. Les véhicules lourds commencèrent à quitter la route, afin de se disperser dans la campagne environnante, cherchant à se rendre le moins visibles possible. Descendus de voiture, les fantassins s’égaillèrent également, sous la direction des sous-officiers. En quelques minutes, tous avaient si bien réussi à se fondre dans le paysage qu’on n’aurait pu deviner qu’il y avait là des troupes, assez nombreuses attendu que le détachement venu de Gerardino s’était joint à d’autres.

Preuve de la tactique si particulière à cette guerre, et fruit de la leçon de 1940. Combien différente de celle des guerres précédentes et même du conflit de 1914-1918 ! Les armes actuelles, — l’avion, le char de combat, sans compter les mitrailleuses perfectionnées, — peuvent rapidement causer tant de dégâts parmi un fort groupe d’hommes, que les armées ont abandonné les évolutions en masse afin de recourir à la dispersion. La guerre actuelle, la plus mobile qui soit, — par contraste avec la précédente qui a été la plus immobilisée, — a fait renaître, en dépit des nouveautés mécaniques, des moyens de combat vieux comme le monde, des ruses, des procédés de dissimulation et d’approche empruntés aux anciennes peuplades sauvages. Le soldat doit éviter de se montrer, car l’ennemi, d’un côté comme de l’autre, possède des possibilités d’observation fantastiques et des ressources illimitées pour donner suite à son observation.

Dès la descente des véhicules, nos Canadiens s’étaient donc dispersés, certains se dirigeant avec rapidité vers des bosquets, des rochers ou autres accidents de terrain ; d’autres se mettant à creuser des tranchées-fissures ou des trous de tirailleurs (que les Américains appellent trous de renards, fox-holes), à l’entrée si restreinte et si bien dissimulée que, même d’un avion, on n’aurait pu les apercevoir. Ils mettaient leurs mitrailleuses en position, recevaient des grenades, en somme se préparaient au combat.

Le bruit des détonations se faisait entendre de plus en plus. On apercevait la fumée des bouches à feu. Mais le combat véritable se passait encore un peu vers l’avant.

Édouard Lanieu avait suivi le major vers le poste de commandement, installé dans une ferme en partie détruite par les obus et les bombes. La plus fiévreuse activité y régnait. Penchés sur leurs cartes, des officiers étudiaient les messages que leur remettaient estafettes et signaleurs, puis y répondaient avec rapidité. Le sergent reçut ses instructions. Il sortait pour aller rejoindre ses hommes, quand, avec stupéfaction, il aperçut le capitaine Benoît qui paraissait fort affairé. Comment ce diable d’homme, qui avait quitté la colonne plusieurs milles plus tôt, avait-il pu se rendre jusque là ?

III

Le détachement avait enfin établi le contact avec l’ennemi. Fondu avec les troupes déjà engagées, du moins dans la mesure où ces combats fluides autorisent l’emploi d’une telle expression, il s’était plongé au cœur de la bataille.

Chacun de ses membres, délaissant sa personnalité des heures paisibles, s’était transformé. Il n’y avait plus Jos. Larivière, le journalier d’hier ; ni Pierre Lamontagne, l’ancien chômeur perpétuel. Il y avait des guerriers, c’est-à-dire des hommes, spécialisés dans le métier le plus vieux du monde, — la guerre, — chez qui les facultés atteignaient toute leur acuité et qui se consacraient avec ardeur à la besogne en cours. Ces gens, parfois bien ordinaires et d’habitudes assez veules, se muaient en des êtres ardents, capables d’une initiative, d’un courage, d’une abnégation sans pareils. Ils se battaient, comme les Canadiens-français savent se battre. Ces Canadiens-français qu’un destin assez pénible réduit trop souvent à la médiocrité, mais chez lesquels se réveille, à l’occasion, la bravoure des ancêtres, qui ont fondé un pays dans une sauvagerie inhumaine et qui l’ont, pendant longtemps, défendu contre les Indiens, puis contre des colonies voisines bien plus peuplées et bien mieux appuyées par leur métropole.

La bataille faisait rage. Les chars de combat, crachant le feu de leurs canons et de leurs mitrailleuses, se lançaient à fond de train sur un terrain qu’on avait d’abord exploré pour y trouver et détruire les mines. Tantôt s’attaquant aux engins de l’adversaire, tantôt se dissimulant derrière un repli de terrain pour semer la mort parmi les fantassins ennemis, ils semblaient être partout à la fois. En d’autres parties du champ de bataille, — vastes labours torturés par les troupes aux prises, — les armes antichars guettaient chaque occasion de tirer.

Ce n’était pas un combat localisé, immobilisé en quelque sorte sur un point. C’était, au contraire, un engagement qui se déplaçait sans cesse. Malgré l’acharnement des Boches, les nôtres avançaient. De butte en butte, de ferme en ferme, de bosquet en bosquet. Les fantassins bondissaient d’abri en abri, s’arrêtant pour décharger leurs fusils, leurs mitrailleuses ou leurs mitraillettes, ou bien pour lancer leurs grenades et tirer de leurs petits mortiers. Au-dessus de leur tête, sifflaient les obus des canons de campagne, placés à l’arrière ; les avions vrombissaient.

Et puis, ils constataient que l’ennemi avait abandonné l’objectif contre lequel ils s’acharnaient. Ils repartaient de plus belle.

Parfois, la tâche était plus rude. Le Boche était mieux retranché, les défenses naturelles lui étaient plus favorables. Les nôtres s’acharnaient. Ils avaient recours à toutes leurs ruses : approches défilées, tireurs d’élite embusqués, attaques de flanc. Ou bien, quand il le fallait, ils attaquaient hardiment, même à la baïonnette et l’on était témoin d’actes d’héroïsme.

IV

Vers le soir, les chefs semblaient constater que l’ennemi se retirait si vite qu’il devait tenter de s’immobiliser vers l’arrière sur des positions plus solides. En conséquence, l’ordre vint de s’arrêter et de se consolider sur place. De fait, l’ennemi ne tenta aucune contre-attaque : il s’organisait en vue d’une reprise. Les avions quittèrent les airs, sauf quelques appareils de reconnaissance, qui ne tardèrent pas non plus à rentrer à leurs bases : la visibilité ne valait rien.

L’obscurité tout à fait venue, le sergent Édouard Lanieu, qui s’était pourtant bien dépensé tout le long du jour, recevait l’ordre de prendre le commandement de l’une des patrouilles chargées de découvrir les emplacements ennemis.

Ainsi que ses hommes, il prend les précautions habituelles contre une surprise. Ne gardant que l’essentiel de l’équipement, ils en assombrissent les parties qui peuvent refléter la lumière, puis se noircissent la figure et les mains. Ayant reçu des instructions, car il ne faudra pas se heurter aux autres patrouilles qui sortiront aussi, on se met en marche, vraiment comme des Peaux-rouges. Tantôt rampant ou s’avançant à quatre pattes ; tantôt progressant debout, les pieds haut levés afin de ne rien frapper sur le sol qui produirait un bruit révélateur ; à d’autres moments se jetant derrière un arbre ou un rocher, ils s’en vont dans le silence, l’oreille tendue à tous les sons, l’œil perçant les ténèbres, le doigt sur la gâchette du fusil.

Soudain, tous s’immobilisent ; quelqu’un s’avance vers eux, prudemment, mais non pas assez. Le sergent se rapproche de l’inconnu avec d’infinies précautions : plus de doute, c’est un Fridolin. Le contournant, Édouard Lanieu se dresse derrière lui et, avant que l’autre puisse proférer un cri, il l’a terrassé par une de ces prises qu’on enseigne aux commandos.

Un Canadien s’approche

— On l’éventre ? murmure-t-il.

— Non, répond le sergent, il nous sera trop utile pour les renseignements. On va le bâillonner, le désarmer et tu vas le conduire chez nous, mitraillette dans les reins.

— Mais…

— Discute pas, c’est pas le moment.

L’autre, ne se le faisant pas répéter, agit comme il lui est dit.

Évidemment, on arrive en territoire ennemi. Les indices de présences insolites se multiplient. Avançant le plus possible, pied par pied, pouce par pouce, la patrouille finit par se convaincre qu’elle a déniché l’oiseau au nid. Prudemment, elle rentre chez elle et, les rapports se corroborant, le commandant se trouve en mesure de prendre ses dispositions.

V

Dès le point du jour, le bataillon occupe des hauteurs, à l’avant de ses lignes et les évolutions commencent.

Sans prendre l’aspect de ce qu’on appelait autrefois une bataille rangée et qui serait maintenant folie, le combat s’annonce plus coordonné, plus ramassé que la veille.

Trois compagnies occupent une série de petites collines, la quatrième restant en réserve, un peu à l’arrière, sur le flanc gauche. Il s’agit de déloger l’ennemi d’une ferme, à gauche du chemin qui passe dans la dépression ; d’un monticule d’où il balaie la route de son feu de mortiers et de mitrailleuses, ainsi que d’un bosquet à droite.

Le feu, intermittent jusque là, s’engage avec vigueur : les quelques chars dont dispose le bataillon se sont immobilisés, agissant en guise de batterie. C’est d’abord un duel d’artillerie. À l’abri d’un tir de couverture qui neutralise les pièces ennemies, bientôt, la compagnie « A », celle du sergent Lanieu, se lance à l’attaque et les détachements ennemis qui protègent la ferme, à l’avant, se voient forcés de se replier. Alors la compagnie tenue en réserve s’avance rapidement, prend l’ennemi de flanc et le force à se retirer vers ses positions secondaires, d’autant plus que les obus ont rendu la ferme intenable.

Sur tout le front du secteur, l’action est très vive et l’ennemi recule.

Mais voilà que, vers la droite, on voit approcher des chars de combat. Les nôtres se démasquent et leur courent dessus. Spectacle terrifiant que celui de ces monstres d’acier se précipitant les uns vers les autres, au milieu d’un enfer de balles et d’obus. Engagement bref : au bout de quelques minutes, vaincus sans doute par un feu mieux dirigé, deux des chars ennemis gisent sur le côté de la route, éventrés. Les autres, atteints aussi, bien que moins gravement, abandonnent la partie.

On a l’impression que, surpris par la vigueur de l’attaque, l’adversaire, désemparé, vacille dans sa défense. On redouble alors d’ardeur et l’on ne tarde pas à parvenir aux objectifs assignés au bataillon.

La tâche n’est pas terminée. Il faut se consolider dans les positions conquises et se préparer, soit à repousser les contre-attaques ou bien à poursuivre l’ennemi. Mais il faut attendre les ordres du quartier général de la brigade, puisque le combat n’est qu’un épisode d’opérations d’une plus grande envergure. Les mouvements futurs dépendront de l’ensemble de la situation. Dans l’intervalle, le bataillon se réorganise. On évacue les blessés vers l’arrière. Des camions apportent des munitions fraîches.

La nouvelle arrive que l’ennemi effectue un grand repli : c’est la victoire.

VI

Les premiers moments de détente passés et pendant que le gros des troupes se repose, des détachements canadiens iront en avant afin de reconnaître le village de Morona que le bataillon doit occuper et au delà duquel l’ennemi a retraité.

Deux chars de combat et deux autos blindées s’y rendront d’abord. Qui sait, en effet ? Peut-être des Allemands s’y dissimulent-ils encore, prêts à canarder les nôtres des fenêtres de maisons. Ou bien la population se montrera hostile, ce qui ne suscitera pas de grandes difficultés, il est vrai. Mais il faut tout prévoir.

Durant les dernières phases de la bataille, les nôtres ont pris des prisonniers que le sergent Lanieu a été chargé de conduire au P. C., c’est-à-dire vers l’officier de renseignements qui doit les interroger immédiatement afin d’en tirer des éclaircissements utiles.

En une telle occasion, la rencontre entre les deux hommes ne peut que prendre l’aspect le plus impersonnel et le plus rigide que comporte la discipline militaire. Cette besogne terminée, toutefois, et après quelques coups de téléphone, le capitaine Benoît dit à Édouard :

— Je me rends à Morona avec les détachements de tête et j’ai obtenu de ton chef que tu m’accompagnes. Ça va ?

La perspective d’être l’un des premiers dans un village conquis, — et, par-dessus le marché avec le service de renseignements qui prépare les voies au Gouvernement. militaire allié, — ne peut que plaire à Édouard, même s’il doit rester dans la compagnie du capitaine Benoît.

C’est ainsi qu’il arrive à Morona dans l’un des deux premiers véhicules à y pénétrer.

Précédées des deux chars, les autos parcourent rapidement les rues du village. Tout doute qui pouvait subsister disparaît vite. La population, sortie on ne sait d’où, envahit la chaussée. À vrai dire, les Allemands ont à peine occupé l’endroit qu’ils n’ont pas organisé en localité défendue.

Population enthousiaste : les vainqueurs assistent aux mêmes scènes de bienvenue qu’à Gerardino et autres lieux. Les « Evviva » éclatent partout, parmi les mouchoirs agités et l’excitation générale.

Dans l’auto de l’officier de renseignements, malgré les sourires figés sur les lèvres et les saluts mécaniques de la main, on scrute avec soin chaque figure et aussi chaque fenêtre de maison.

Tout à coup, Édouard a un sursaut. Justement, à l’une de ces fenêtres, un rideau s’est écarté, une femme a jeté un long regard dans la rue, puis, apercevant les occupants de la voiture, s’est brusquement retirée.

La scène s’est passée si vite qu’Édouard n’est pas absolument sûr du témoignage de ses yeux. Mais il a eu comme une hallucination : la femme à la fenêtre ressemblait étrangement à Nora…

Nora à Morona ? Comment, depuis sa disparition de Gerardino, aurait-elle pu traverser le champ de bataille pour parvenir à l’arrière des lignes allemandes ? Impossible ! Absurde ! Il a été trompé par ses sens.

Il a tout de suite jeté un coup d’œil sur l’officier de renseignements. A-t-il vu, lui aussi ? En tout cas, la figure maintenant durcie, il se retourne pour apercevoir encore la maison en cause. Les deux hommes n’échangent pas un mot.

On arrive à la mairie, où les notables, maire et curé en tête, attendent l’avant-garde des troupes victorieuses.

Quand il voit, descendant de voiture, le capitaine Benoît qu’il reconnaît tout de suite comme le chef, le maire se précipite vers lui et un flot de paroles italiennes s’échappent de ses lèvres :

— Monsieur l’officier ! Bienvenue ! Nos cœurs éclatent de joie ! Vous êtes nos sauveurs !… Commandez ! nous sommes à vos ordres !… Nous…

L’officier l’interrompt, sans trop de rudesse, mais avec fermeté :

— Allons au plus pressé. Vous êtes sûr qu’il n’y a plus d’Allemands dans le village, signor podesta ?

— Les Tedesque ? Partis !…

— Vous me répondez de vos administrés ? Vous savez, nous venons vous délivrer, mais nous ne tolérerons pas de sottises.

— Si j’en réponds, capitano ? Comme de moi-même ! Et…

— Comme de toi-même ! murmure Paul Benoît, en français et s’adressant à ses compagnons. Ce bonhomme ne me revient pas ; il est trop zélé ; il doit avoir à se faire pardonner bien des péchés de fascisme.

Il se tourne vers le prêtre, qui le salue avec émotion, mais dignité :

— Monsieur, soyez assuré que nous vous attendions avec impatience. Quant à notre population, je m’en porte garant.

Le capitaine donne des ordres, puis se rend au bureau du podesta, ce maire trop démonstratif, afin de recueillir immédiatement les données qui permettront de rétablir au plus tôt les services essentiels, mais aussi tous les renseignements qu’on peut lui communiquer sur les troupes allemandes et leurs mouvements. Le sergent Lanieu l’aide dans cette tâche.

Bientôt, prévenu par T.S.F., le bataillon envoyait de nouveaux détachements. D’autres officiers s’installaient dans la mairie afin d’organiser, qui les services de garde, qui le cantonnement des troupes, qui le ravitaillement aussi bien de la population que des militaires. Bref, l’occupation prenait forme, au milieu d’une activité fiévreuse, mais ordonnée.

L’officier d’état-major assigné à l’administration civile, représentant le G.M.A., c’est-à-dire le Gouvernement militaire allié, prenait les mesures initiales qu’exigeaient ses fonctions. Il faisait réunir la population sur la place publique et lui adressait un discours bien senti où, recourant tour à tour à la fermeté, à la bonne humeur ou à la bienveillance, il communiquait à ses nouveaux administrés le désir de son Gouvernement d’assurer l’ordre et le bien-être à tous, à condition que tous se montrent loyaux et consentent à collaborer. Puis il faisait afficher une proclamation qui résumait, en un style lapidaire, toutes ces idées.

Pendant ce temps, Benoît et Lanieu poursuivaient leur besogne, interrogeant diverses personnes qu’on leur amenait et dont le nom paraissait sur une liste de suspects, établie d’une façon que le sergent ne pouvait s’expliquer. « Ces gens de l’Intelligence sont bien habiles et mystérieux », se disait-il.

Tous les suspects protestaient de leurs bons sentiments, juraient qu’ils avaient subi le fascisme et, surtout, qu’ils n’avaient jamais aidé l’ennemi. Pour la plupart, l’officier se rendait vite compte qu’il s’agissait de pauvres diables, victimes peut-être de dénonciations inspirées par des inimitiés personnelles, et bien incapables de nuire. Quant aux autres, on les désignait, avant de les semoncer et de les renvoyer, en vue d’une surveillance particulière. Enfin, accompagnée d’un soldat qui la tenait par le bras, une femme entra, en protestant.

C’était Nora !

Ainsi donc, Édouard avait bien vu, à la fenêtre. Il en resta tout éberlué. Mais, surtout, il se demandait comment on pouvait l’amener à l’interrogatoire des suspects, puisqu’il n’avait pas vu son nom sur la liste noire, du reste assez courte ? C’était un coup du capitaine Benoît et le sergent en éprouva dès l’abord une grande colère, d’autant plus forte qu’il ne pouvait la manifester à l’extérieur.

Assurément, les excuses ne manquaient pas. Il n’était pas facile, en effet, de s’expliquer comment la jeune fille avait pu traverser les lignes, quelques heures avant la bataille, afin de pénétrer dans un village sur les arrières de l’ennemi. Édouard se rappela le mot que lui avait dit le capitaine, juste avant le départ de Gerardino. Il avait donc des soupçons ? Tout cela était absurde ! On allait s’expliquer.

VII

Édouard Lanieu n’avait guère le loisir d’approfondir le mystère. Nora avait à peine embrassé du regard la pièce et ses assistants qu’elle se lançait dans une scène de protestations dont la véhémence faisait, semblait-il, vibrer les vitres des fenêtres. Un torrent de mots italiens et français s’abattit en trombe sur les deux hommes.

— C’est oune indignité, criait-elle. Moi, amenée ici ! Yé souis oune honnêté femmé… Laissez-moi. Vous êtes des bandits !…

Et l’avalanche se poursuivait, à une telle allure qu’il aurait été bien inutile d’essayer de l’arrêter. Tout de même, Édouard avait l’impression que cette belle indignation comportait quelque chose de factice. Le ton n’en était pas absolument authentique, tout en étant bien joué.

Le sergent commençait d’ailleurs à comprendre dans quelle situation fausse il se trouvait, lui qui était en quelque sorte associé au tribunal chargé de juger celle à qui le liait, au su de tous, au moins une vive amitié. Son ressentiment s’en accroissait contre le capitaine Benoît de ce qu’il l’avait, de propos délibéré, entraîné là.

Quant au capitaine, renversé sur le dossier de sa chaise, il contemplait Nora d’un air calme. Les mains croisées devant la bouche, il examinait sa prisonnière au même titre qu’un spécimen curieux, la laissant aller à sa guise, comme pour tirer de ce spectacle des enseignements utiles.

Un moment vint où le soldat d’escorte, nerveux, ne put se contenir et, reprenant vivement le bras de l’Italienne, la secoua d’importance. La furie se retourna contre lui : on eut dit qu’elle allait lui arracher les yeux. Alors, l’officier de renseignements rompit le silence, s’adressant au soldat :

— Retirez-vous. Nous en viendrons bien à bout tout seuls.

Claquant des talons et saluant, l’homme de troupe sortit. Nora recommença :

— Ah ! vous viendrez à bout de moi ! Vous…

Le capitaine lui coupa la parole d’un ton froid :

— Cessez la comédie, Nora. Vous savez que vous ne m’impressionnez pas. Venez vous asseoir et causons.

Ce calme sembla décontenancer la jeune fille qui, après un moment d’hésitation, se rendit à l’invitation. Silencieuse, à présent, mais toute frémissante encore.

— La présence du sergent Lanieu ne vous gêne pas ? demanda le capitaine avec un sourire. Il m’aide à prendre des notes.

C’en était trop pour Édouard, qui s’écria :

— Monsieur !…

— Ne vous emballez pas, sergent, lui dit son supérieur. Vous comprendrez tout à l’heure pourquoi je vous fais assister à cette scène.

Nora avait recouvré l’usage de la parole.

— Enfin, capitano, allez-vous m’expliquer pourquoi vous m’avez fait venir avec tous ces gens soupçonnés de je ne sais quoi ?

Et le capitaine de répondre :

— Vous expliquer ? C’est moi, au contraire, qui désire vous demander des explications.

— Des explications ?

— Ne faites pas l’étonnée… Expliquez-moi plutôt comment il se fait que vous ayez quitté Gerardino au cœur de la nuit, après avoir appris, au café, que nous avions reçu l’ordre de monter en ligne.

— Je n’avais rien appris !

— Personne ne vous l’a dit en termes aussi nets que je l’exprime. Mais vous aviez passé la soirée à tirer les vers du nez à tout le monde et vous avez su déduire vos conclusions… Expliquez-moi aussi comment vous avez pu traverser la campagne remplie de patrouilles, d’observateurs et de troupes, pour parvenir sur les arrières des Fridolins… Et, d’abord, pourquoi avez-vous quitté vos parents de Gerardino ?

D’une voix nette et grave, où les inflexions italiennes se faisaient plus rares, ainsi qu’Édouard Lanieu le constata, Nora expliqua :

— Si votre service de renseignements était parfaitement bien fait, vous sauriez que je devais, de toute façon, quitter Gerardino. Je suis orpheline, actuellement sans emploi, vivant aux crochets de parents assez éloignés. Je m’efforce de ne pas imposer ma présence trop longtemps à chacun. J’avais résolu, ce jour-là, de m’en venir ici.

— Vous deviez partir ?… Le saviez-vous, sergent ?

Il déplaisait à Édouard d’être ainsi attiré dans la conversation. Néanmoins, il répondit :

— Non. D’ailleurs, elle ne me tenait pas au courant de ses projets !

— Je sais, dit le capitaine. Elle est toujours mystérieuse… Ainsi donc, Nora, vous aviez résolu de vous en venir ici, chez des parents ?

— Chez des amis, cette fois.

— Ah !… Mais, ça ne m’explique pas que vous soyez partie en pleine nuit.

— J’avais appris, au café, qu’un homme devait venir en camion jusqu’à une ferme, près d’ici. J’ai voulu profiter de l’occasion, rare. Avec lui, je me suis rendue jusqu’à la ferme et il ne restait qu’une petite distance à parcourir à pied.

— Un homme ? Quel homme ?

— Un homme qui avait l’autorisation de circuler.

— Son nom ?

— Giacomo Betesta.

— Inscrivez, sergent : nous vérifierons… Et, malgré les autorisations, cet homme a pu circuler sans être molesté ?

— On l’a arrêté plusieurs fois, mais à la vue de ses papiers, on le laissait repartir.

— Les Boches aussi bien que les nôtres ?

— Je ne pense pas qu’on ait rencontré d’Allemands.

— Comment, vous ne pensez pas ? Vous devriez savoir, oui ou non.

— Comme ma présence était un peu irrégulière…

— Un peu, en effet !

— …Je me cachais parmi des marchandises.

— Revenons au départ. Comment avez-vous pu vous résoudre à traverser une campagne qui devait si tôt devenir un champ de bataille ?

— Je ne le savais pas. Même si je soupçonnais que les Canadiens devaient quitter Gerardino, je pensais le gros des troupes bien plus loin, au-delà de Morona.

— Qui vous l’avait dit ?

— Personne : je le pensais. D’autant plus que je savais Morona libre de soldats.

— Vous avez réponse à tout…

— Enfin, qu’ai-je fait ? De quoi m’accuse-t-on ?

— Je ne vous accuse de rien ; je constate que votre conduite est suspecte et je cherche à me renseigner.

Nora, reprenant pied, jugea bon de revenir à la tactique de l’indignation et… à son accent italien.

Yé souis oune bonne fille. Yé souis l’amie des Canadiens. Yé né mé souis yamais occoupée de la guerre.

— Ça, c’est à voir, interrompit le capitaine. En tout cas, pour le moment, vous allez rentrer chez vos amis et nous vérifierons vos affirmations. Mais je vous préviens que vous ne pourrez quitter Morona sans mon autorisation. Sinon, il pourrait vous en cuire. Allez !

Elle ne se le fit pas répéter.

À peine passait-elle la porte qu’Édouard se levait et disait :

— Avez-vous encore besoin de moi, monsieur ?

— Non ; tu dois être fatigué. Va. Nous causerons plus tard.

— J’aimerais à vous dire quelque chose tout de suite, monsieur.

— Vas-y.

— C’est que… Je voudrais que vous me laissiez rentrer à mon unité, que vous choisissiez un autre que moi pour vous aider.

— Tu n’aimes pas ce genre de travail ?

— Non, monsieur.

Le capitaine Benoît le regarda un moment, puis dit :

— Ce que tu n’as pas aimé, c’est l’interrogatoire de Nora. Tu n’as donc pas compris que je t’y ai fait assister pour t’ouvrir les yeux sur cette fille dangereuse, pour te protéger contre elle ?… Tu ne me crois pas ? Tu penses qu’il y a autre chose ?

— Monsieur, je n’ai pas le droit de rien croire…

— Oui, tu ne veux pas me dire ce qui te tracasse et je n’ai pas le temps de te parler, moi non plus. Nous reprendrons cette conversation.

VIII

Le capitaine avait prononcé le mot qui pouvait le plus exaspérer Édouard Lanieu : le protéger. Rien n’était plus de nature à fouetter cette nature ombrageuse.

Aussi, ce soir-là, moins par goût que par bravade, le sergent se rendait-il chez Nora, qui, malgré ce qu’il aurait pu craindre, le reçut avec effusion.

— Tu n’as pas peur du capitaine ? lui dit-elle en riant.

— Peur ? Pourquoi ?

— Venir me voir, moi, oune souspecte !…

— Que le diable emporte le capitaine !

— Bravo ! Bravissimo !

Et elle l’embrassa.

Tout de même, ayant affirmé son indépendance à ce qu’il croyait, il ne tarda pas à rentrer à la mairie, où, n’ayant pas réussi à se libérer du service de renseignements, il devait se retirer jusqu’à nouvel ordre.

Le capitaine travaillait toujours. En apercevant Édouard, il se leva et prenant celui-ci par le bras, il lui dit :

— Viens dans ma chambre. Nous serons mieux pour y causer, et puis, j’y ai une bouteille de whisky.

Dans le bataillon, on en était venu à ne plus s’étonner de cette familiarité de l’officier de renseignements avec ses subalternes. Elle faisait partie de sa nature et ses cheveux fortement grisonnants la lui aurait fait pardonner, si les supérieurs avaient songé à s’en offusquer. Mais, partout, il semblait entendu qu’il fallait s’attendre à bien des originalités chez ce vétéran de la dernière guerre.

Arrivé chez lui, il dit à Édouard :

— Assieds-toi… Tu prends de l’eau dans ton scotch ?

— Mais, je ne sais si je dois, monsieur…

— Écoute, mon vieux, nous ne sommes pas de service, ici. Détends-toi. Nous allons causer, entre hommes. Tâche, pour une fois, de ne pas monter sur tes grands chevaux, dont tu ne veux plus descendre en ma présence. Je te suis insupportable. C’est pourquoi tu as demandé à retourner à ton unité. Qu’as-tu, enfin ?

Édouard prit une longue gorgée, hésita, puis dit lentement :

— C’est bien difficile, ce que vous me demandez là. Vous avez beau m’inviter à agir en homme et non en soldat, vous êtes officier…

— Je l’oublie, ce soir. Va, sans crainte.

— Eh bien, mon capitaine, comme tout le monde, je vous trouve un type épatant…

— Voilà au moins un certificat !

— Oui, mais, pas longtemps après votre arrivée au régiment, vous avez commencé à tourner autour de moi. Je vous trouvais partout, vous ne me laissiez jamais. Je ne peux rien faire sans que vous vous arrangiez pour le savoir et pour venir m’en parler. On croirait que vous me poursuivez ! C’est devenu un cauchemar pour moi. On dirait que vous me couvez ! Je suis un homme !

— Mon vieux ; c’est que je veux te protéger. Je ne te veux que du bien.

— Justement !… Me protéger !… J’ai l’air d’un petit garçon qui ne peut marcher tout seul ! C’est énervant !… Même mes galons… Je commence à croire que je les dois à votre protection, et non à mon mérite…

— Mais, non. Mais, non. Tes chefs avaient reconnu que tu les méritais. Peux-tu m’en vouloir de leur avoir signalé, — supposé que je l’aie fait, — qu’ils tardaient à agir ?

— Non. Mais, enfin, me protéger pourquoi et contre quoi ?

— D’abord, dans l’armée, tu le sais, il est bon d’avoir quelqu’un qui s’intéresse à soi : les petites faveurs viennent plus vite… Et, puis, tu commets des imprudences. Ainsi, ce soir, pourquoi as-tu vu Nora, après ce qui s’est passé cet après-midi ?

— Eh bien, pour être franc, c’était pour protester contre votre façon d’agir.

— Ainsi, tu ne crois pas Nora suspecte ?

— Non… Oh ! je comprends que votre devoir était de l’interroger, après son voyage mystérieux, et je ne veux pas défendre ce voyage. Mais vous auriez pu l’interroger ailleurs… pas en ma présence… Pourquoi tout ça ?

Le capitaine se leva et, d’une façon discrète, s’arrangea pour aller jeter une chemise, qui traînait, sur des cadres renfermant apparemment des photos et où Édouard dirigeait ses regards, sans être capable de rien distinguer, puisque ces objets se trouvaient à l’autre extrémité de la chambre, très vaste, dans un coin obscur.

Revenant s’asseoir, il répondit :

— Je n’ai pas voulu t’en parler plus tôt, afin de ne pas évoquer des souvenirs peut-être pénibles. J’ai connu ton père, autrefois.

— Mon père !… Ah !… Parlons-en !…

— Tu le blâmes ? Ta mère t’a appris à le mépriser ?

— Maman a toujours, au contraire, défendu le souvenir de mon père. Quant à moi, j’ai toujours évité de le juger. Mais, enfin, il a laissé maman dans une jolie situation !…

— Il pouvait avoir des raisons… Il ne s’agit pas de cela, maintenant… Tu sais pourquoi je m’intéresse à toi. Nous nous sommes expliqués. Et si, dans l’avenir, je t’agace encore, dis-le moi… En tout cas, j’ai besoin de toi. Nous avons assez travaillé ensemble pour que je sache ce que je puis attendre de toi… Le travail t’intéresse-t-il ?

— J’aime mieux me battre !

Le capitaine le regarda d’un air pensif, puis murmura :

— Comme tu ressembles à ton père !… Évidemment, la besogne tranquille que tu m’as vu exécuter n’a rien d’affolant. Mais il s’en présente une autre qui offrira bien plus d’excitation… Je te le dis, parce que j’ai confiance en toi… Nous savons, de source certaine, qu’il existe un dangereux réseau d’espionnage travaillant contre nous depuis quelque temps. Il s’est produit des incidents étonnants et nos enquêtes nous ont permis de nous persuader qu’un maître-espion dirige l’activité de toute une bande. Il s’agit de le trouver et de désorganiser son réseau. Ça te plairait ?

Édouard Lanieu était tout oreilles. Les yeux lui flamboyaient :

— Bien sûr, répondit-il.

— Je te préviens que c’est dangereux et dur.

— Ça ne fait rien !

— Bon ; allons dormir. On en recausera.