Texte établi par Société des Éditions Pascal, cop. (p. 7-28).


chapitre premier

ÉDOUARD ET NORA

I

Depuis une couple de jours, Édouard Lanieu était d’une humeur massacrante. Ses camarades avaient beau essayer de l’entraîner dans une de ces réunions dont il était habituellement le boute-en-train, ils n’obtenaient de lui que rebuffades. Ils n’y comprenaient rien.

Son grand ami, Joseph Larivier, finissait par s’en offusquer.

— Vas-tu me dire, enfin, s’écriait-il, quelle mouche t’a piqué ? On dirait que tu portes le diable en terre. T’as la face longue comme d’ici à demain.

À quoi Édouard répliquait :

— Je n’ai rien et laissez-moi tranquille, vous autres. J’en ai assez de faire le fou.

Mais Jos revenait à la charge, chagrin de voir son copain gâter de belles journées.

— Écoute, j’te comprends pas. On est bien, par ici. On a un moment de bon temps qui a l’air de vouloir se prolonger, parce que les grands patrons, ma bonne foi… on dirait qu’ils nous oublient. Profites-en !

II

L’humeur d’Édouard était, en effet, d’autant moins compréhensible que le sort lui souriait.

Arrivé en Italie avec son régiment, encore simple soldat, il avait été soudain l’objet d’avancements rapides, tandis qu’il n’arrivait pas à décrocher un galon en Angleterre, pendant les longs mois de l’instruction militaire. À peine les délais réglementaires s’étaient-ils écoulés qu’il passait caporal, puis sergent.

Ce n’était pas tout. Attachée à la huitième Armée britannique, — qui poursuivait sa marche victorieuse depuis El Alamein, en passant par les colonies italiennes d’Afrique et la Tunisie, — l’unité d’Édouard avait participé aux durs combats du sud de l’Italie et suivait la glorieuse armée façonnée par Montgomery qui, après Tunis et le Cap Bon, avait traversé la Sicile, la Calabre, Naples. Les Canadiens s’étaient bien battus.

Surtout pour prendre le petit village de Gerardino, où se trouvent maintenant Édouard et ses compagnons, sur la route de Cassino et, plus loin, Rome.

Les Allemands, depuis l’armistice signé par le maréchal Badoglio, luttaient avec férocité, mais les nôtres y mettaient encore plus d’ardeur, convaincus de la grandeur de leur cause.

On le voyait bien, aux promotions et décorations qui pleuvaient. Un Canadien-Français, le major Paul Triquet, n’avait-il pas même obtenu la plus belle décoration militaire qui soit, c’est-à-dire la Croix de Victoria, cette Victoria Cross coulée dans le bronze des canons pris à Sébastopol, au cours de la vieille guerre de Crimée ?

Mais, et c’est ce qui aurait dû réjouir Édouard… ce qui, en vérité, l’avait plongé dans la joie, avant les derniers incidents… la compagnie avait été priée de laisser des hommes à Gerardino. Non pas qu’on craignît des ennuis dans ce coin : il fallait du monde pour aider au ravitaillement, accomplir mille besognes pressantes. Édouard Lanieu était du nombre de ces veinards, qui se reposaient pendant quelque temps des engagements incessants et qui, malgré un travail assez absorbant, goûtaient un peu aux douceurs de la vie civile. On a beau aimer à se battre, on ne déteste de dételer par ci par là…

Les Italiens du crû délivrés non seulement de la présence des Allemands mais aussi du rude régime fasciste qui pesait sur eux depuis une vingtaine d’années, avaient manifesté, à l’arrivée des vainqueurs, une joie débordante. Avec toute l’exubérance de leur nature expansive, ils avaient prodigué aux Canadiens, outre les marques d’une bienvenue indubitable, toutes les gâteries matérielles dont ils étaient capables. Le vin et les victuailles, cachés pendant le séjour des Boches, avaient reparu au grand jour et nos gens s’en régalaient. En somme, comme ils disaient, ils étaient aux noces.

Exalté par la bonne fortune qui lui avait valu ses galons et par le séjour à Gerardino, Édouard Lanieu avait d’abord donné libre cours à sa gaieté naturelle.

Jamais comme aux premiers jours de leur arrivée dans le petit village italien, les camarades d’Édouard ne l’avaient entendu chanter d’un tel cœur, ni si souvent ; jamais ils ne lui avaient vu tant d’entrain. La journée de travail à peine terminée, il organisait une réunion, où étaient conviés les indigènes, surtout les indigènes féminines et jeunes !

Il fallait voir Édouard, dans ces réunions ! Véritable tourbillon, il mettait en branle jeux et danses. Il ne laissait aucun repos aux accordéonistes locaux, musiciens comme on sait l’être dans leur nation. D’autant plus qu’ils devaient souvent accompagner sa riche voix de baryton.

Mais, depuis deux jours, il se renfrogne, refusant de s’occuper de quoi que ce soit, de se joindre aux parties de plaisir des autres.

— Non, mais, qu’est-ce qu’il a ? se demandaient les soldats canadiens-français de Gerardino.

III

Plus observateurs, ils auraient eu le mot de l’énigme. Du moins, en partie.

L’assombrissement d’Édouard datait d’abord du moment où il avait commencé à se poser des questions sur les causes de son avancement si rapide.

Il ne s’était guère arrêté à ces idées, bien que la pensée de ne pas devoir ses chevrons uniquement à son mérite ne fût pas de nature à lui plaire et qu’il regardât certain officier avec impatience.

Non, ce qui l’avait plongé dans les humeurs noires tenait à un fait bien plus facilement vérifiable et plus immédiat.

IV

Dans la famille où il était cantonné, il avait connu, dès l’arrivée à Gerardino, une jeune fille qu’on nommait Nora, abréviation, avait-il cru saisir, d’Eleonora.

Les détails lui manquaient sur l’histoire de cette intéressante personne, parce que la conversation était laborieuse, avec ses hôtes. Depuis le débarquement en Italie, il avait appris quelque peu la langue du pays. Ses connaissances n’allaient pas loin et, surtout, il n’arrivait pas à traiter les sujets un peu compliqués (« Je m’enfarge dans les verbes irréguliers », disait-il.) D’autant plus que ses hôtes, fort braves gens au demeurant, n’étaient ni trop intelligents, ni trop débrouillards.

Avec Nora, ça allait mieux. D’abord, un jeune homme et une jeune fille qui se recherchent arrivent toujours à se communiquer l’essentiel. Et puis, Nora parlait passablement le français, qu’elle avait appris, semblait-il, alors qu’elle était femme de chambre dans une famille française ayant fait, avant la guerre, un long séjour à Naples. Il était aussi question de certaine maison franco-italienne : ce n’était pas très clair.

Nora n’aimait pas à se raconter. Quand Édouard voulait mettre la conversation sur ce terrain, elle éclatait de rire, puis abordait bientôt un autre sujet, déclarant, avec l’accent qui se faisait parfois très prononcé, mais pas toujours :

— Yé né souis pas intéressée.

Tout de même, Édouard avait fini par conclure que Nora n’était pas la fille des paysans où il demeurait. Parenté, sans doute, mais assez éloignée, puisqu’ils ne paraissaient pas connaître intimement certains détails qui la touchaient.

Notre personnage ne s’en inquiétait que dans la mesure où l’on désire tout connaître de la personne à laquelle on commence à penser plus qu’aux autres.

Nora intéressait fortement Édouard et, au début en tout cas, paraissait s’intéresser beaucoup à lui.

Au bout de quelques jours, toutefois, le jeune homme avait constaté qu’elle jetait les yeux sur d’autres, ou, du moins, que d’autres tournaient autour de ses jupes.

Ce qui avait fini par amener une explication assez orageuse entre les deux tourtereaux logés sous le même toit.

De là venait la mauvaise humeur d’Édouard. Rien que de très normal, en somme.

V

Nora était belle. D’une beauté assez vulgaire, si l’on n’y prêtait pas attention, mais qui s’éclairait d’une intelligence hors de l’ordinaire.

Sous une luxuriante chevelure d’un noir de jais, une figure ronde, au teint bruni par le soleil de la région napolitaine, dans laquelle s’allumaient des yeux sombres. Par instants brûlés d’un feu ardent, ces yeux pouvaient devenir durs, alors que le visage se fermait à toute expression et qu’on se demandait ce qui pouvait bien se passer sous le front large et haut.

Sur de longues jambes (« faites au tour », disait le poète du peloton), un corps tout en rondeurs et, pourtant, élancé.

En somme, « une s… belle fille », ainsi que s’écriaient les gars du pays de Québec transplantés entre Naples et Rome.

Fille bien faite pour aguicher ces soldats, privés de compagnies féminines depuis si longtemps et exubérants d’une jeunesse saine, portée à son plus haut degré de protection par des exercices conçus de façon à tirer tout le parti possible de la nature humaine.

Mais femme qui, bien qu’appartenant au milieu où elle évoluait, tranchait tellement sur ses compagnes qu’on se demandait parfois par où elle avait passé.

— D’ous qu’a sort ? se demandait plaisamment le caporal d’Édouard.

En réalité, autant qu’on pouvait l’apprendre, elle ne demeurait à Gerardino que depuis peu, encore qu’elle y fût venue à diverses reprises, auparavant.

Nos hommes ne savaient trop où elle se trouvait avant sa venue chez ses cousins.

Elle avait, apparemment, voyagé ici et là, soit pour se mettre en service à Naples, soit pour d’autres motifs qu’elle n’éclaircissait pas. Mais, se disait-on, ça s’explique facilement, puisqu’elle est orpheline, pauvre, obligée de gagner sa vie.

Nora possédait sa part entière de l’exubérance italienne, à l’occasion. Les plus réfléchis avaient toutefois l’impression qu’elle ne s’y laissait aller que lorsqu’elle le voulait bien : même à ses heures de plus grand relâchement apparent, il était visible qu’elle ne perdait jamais le nord.

Le regard toujours en éveil, consciente de tout ce qui se passait autour d’elle, Nora gardait la parfaite maîtrise de ses réactions.

Le sergent quartier-maître de la compagnie la trouvait agaçante et même emm…, terme irrévérencieux dont il avait pris l’habitude au contact de soldats du général de Gaulle, à l’instruction en Angleterre.

Ce qui lui portait sur les nerfs était précisément ce qui attirait certains, et que Jos. Larivier exprimait ainsi :

— Au moins, avec elle, on s’embête pas. Elle change si souvent d’humeur qu’on croirait, ma bonne foi, qu’on a tout un peloton de femmes devant soi quand on est tout seul avec elle.

Tour à tour fougueuse, enjouée, ou coléreuse ; mélancolique ou exubérante, elle débordait de vie, passait d’une humeur à l’autre, tenant ses compagnons en alerte. En somme, elle était surtout enjôleuse et il faut entendre par là qu’elle cherchait à retenir l’attention, à s’attirer l’hommage, même par ses colères.

C’est ce qu’il fallait surtout noter en elle : aucune de ses attitudes n’était spontanée. Tout était étudié, chez cette calculatrice. Servie par un tempérament très riche, elle en maîtrisait les manifestations en vue d’un but précis.

Seulement, quel était ce but, personne n’aurait su le dire.

Au demeurant, affolante et mystérieuse, impénétrable et inquiétante, telle était la belle Nora.

VI

Auprès d’une telle femme, qu’aurait pu faire Édouard, nature bien plus ouverte ?

Pourtant, il n’aurait pas fallu le croire dénué de toute complication : la vie l’avait déjà touché trop profondément, malgré son extrême jeunesse, pour qu’il eût gardé une fraicheur absolue de sentiment.

Quand, dans le silence et la solitude de la nuit, il s’arrêtait à repasser en esprit les événements de sa courte vie, il était plutôt tenté de la trouver longue, tant elle avait été remplie de vicissitudes, surtout de désagréables et douloureuses vicissitudes.

Aussi loin que remontaient ses souvenirs, il apercevait sa mère, toujours triste, passionnément attachée à son fils, mais dont le regard se perdait souvent dans le vague, à la recherche d’un souvenir désespéré.

On n’était pas riche. Sans connaître la misère, la maman ne recevait que des sommes tout juste suffisantes et bien irrégulières quoiqu’elles fussent parfois importantes. D’où venaient-elles ? On ne savait : un notaire se chargeait de les transmettre, mais refusait de dévoiler le secret de l’envoyeur.

— Du reste, disait-il, seul le cachet de la poste me renseigne. Je ne saurais vous dire grand’chose. À quoi bon, pour si peu, violer un serment que j’ai donné et risquer de mettre fin à une situation qui, malgré ses ennuis, n’en présente pas moins certains avantages et préserve, en tout cas, l’essentiel : il est si ombrageux, vous le savez.

Ce il évoquait tout le mystère qui assombrissait l’existence de ces deux êtres si unis, la mère et le fils.

Mystère à peu près absolu pour Édouard.

Il savait seulement que sa mère n’était pas veuve. Que son père, à lui, était parti un jour et qu’on ne savait où il se trouvait. C’était lui qui envoyait de l’argent par des moyens détournés. Édouard sut, quand il fut grand, que ces envois n’avaient pas commencé tout de suite après le grand départ : ils avaient même retardé de quelques années durant lesquelles le disparu n’avait aucunement manifesté son existence et où la mère avait vécu d’une somme qu’il lui avait laissée, s’ajoutant à son salaire. Elle avait, en effet, repris un emploi de dactylo confiant le petit à la grand’mère.

Quand il eut atteint un certain âge, Édouard exhalait parfois sa rancœur contre le père qui l’avait abandonné. Mais, et il s’en étonnait toujours, sa mère n’avait jamais eu une parole amère pour l’autre. Au contraire, tout en pleurant son départ, elle défendait sa mémoire et lui gardait une tendresse mêlée de respect. Cependant, elle évitait, autant que possible, de parler de lui et l’enfant connaissait bien peu celui qui lui avait donné le jour.

Une fois que sa grand’mère maternelle s’était emportée au point de vitupérer contre son « ex-gendre », ainsi qu’elle l’appelait, la mère d’Édouard s’était écriée :

— Ne parle pas ainsi, maman. Il y a tant de choses que tu ignores !

— Eh bien, il y en a une que je sais, avait répliqué la vieille dame ; c’est que ton mari est un vaurien, un sans-cœur, et que…

— Maman ! avait crié sa fille, je t’en prie, ne parle pas de la sorte. Surtout, en présence d’Édouard. Jamais. Sinon, je serais forcée de ne plus te voir.

L’autre, bonne femme, l’avait apaisée :

— Bon, bon !… L’amour est aveugle !…

Édouard avait donc grandi dans une atmosphère de tristesse, de pleurs réprimés, de quasi-pauvreté.

Le manque d’argent l’avait forcé d’abandonner toutes sortes de rêves. Il n’avait pas fait les études prolongées qu’il aurait voulu, bien qu’il eût une formation supérieure à celle de la moyenne de ses camarades de l’armée. Assez tôt, malgré les protestations de sa mère, il s’était mis à travailler afin d’apporter une aisance supplémentaire au foyer.

Lui, qui aimait tant à s’occuper, il avait trouvé intolérable le travail de salarié. Moins parce que les emplois qu’il trouvait lui répugnaient que parce qu’il devait se soumettre à une routine imposée et sans horizons. Comme il se serait dépensé avec joie, à des besognes plus librement choisies et organisées ! Dans l’enregistrement du salariat, il ne voyait que déboires et dégoût.

Aussi changeait-il souvent de place. Tour à tour mécanicien, commis aux écritures, vendeur, quelque peu journaliste, que sais-je ? il ne découvrait nulle part sa voie.

Quand il se mettait à grommeler contre cette vie, sa mère le suppliait :

— Laisse donc tout cela et organise-toi une existence à ton goût. Au début, nous aurons moins d’argent, mais nous n’avons jamais crevé de faim. Ensuite, tu feras bien davantage.

Il persistait quand même et, un jour, elle lui dit :

— Cesse, te dis-je. Il est grand temps. Tu es comme lui. Si tu persistes, tu finiras comme lui. Je t’en supplie, ne continue pas. Pense à moi : je ne veux pas te perdre, toi aussi.

Ces paroles l’avaient plongé dans la stupéfaction. Jamais sa mère n’en avait tant dit sur ce sujet. Mais, cette fois-là encore, elle avait refusé de s’expliquer plus avant. Du reste, il allait se rendre à ses supplications.

La guerre était venue. Hitler avait mis le monde à feu et à sang afin de réaliser son rêve insensé d’hégémonie.

Édouard n’avait pas hésité : il n’aurait pu tarder à s’engager dans l’armée canadienne. Une force irrésistible l’entraînait ; une exaltation qu’il n’avait jamais connue l’emportait. Il lui semblait entrevoir enfin la mystérieuse terre promise qu’il avait toujours cherchée sans la connaître au juste, et dont l’éloignement l’avait tenu dans le malaise.

Quand il s’enhardit à s’ouvrir à sa mère de son projet, elle ne lui laissa prononcer que quelques mots.

— Va ! dit-elle. Je m’y attendais ! Je sais qu’il serait inutile de vouloir te retenir. Tu es tellement comme lui !

— Maman, enfin, explique-moi, s’écria Édouard.

Elle ne paraissait pas entendre, les yeux perdus dans une vision lointaine. Et elle prononça, très bas :

— Lui aussi a été soldat. En 1914… Il n’a aimé que ça…

Puis, se secouant :

Je ne suis pas de celles qui protestent contre un tel appel. Je serai fière de mon soldat.

Le jeune homme n’avait pu tirer autre chose de sa mère.

Il était parti, la conscience rassurée : la délégation d’une partie de sa solde et l’allocation familiale garantissaient le bien-être de sa mère.

Au régiment, il s’était vraiment senti dans son élément. Cette vie de rudes exercices, encadrée dans une discipline exacte, mais libre de tout autre souci ; l’existence entre hommes qui se préparent à se battre ; l’atmosphère si particulière des camps, tout cela le transformait, l’extériorisait.

L’instruction militaire s’était poursuivie en Angleterre, souvent parmi les bombardements aériens. Enfin, était venu le moment tant attendu qui lui avait fait comprendre pleinement qu’il avait trouvé sa voie. Il s’était battu, il était devenu guerrier…

Il avait connu Nora…

VII

Les conflits étaient inévitables entre deux êtres si différents.

Malgré tout, Édouard Lanieu gardait une droiture de caractère et une rectitude mentale qui cadraient mal avec la complexité psychologique de Nora.

Le désaccord était né de ce qu’Édouard avait pressenti cette antinomie, s’il ne l’avait vue nettement, bien plutôt que d’un froissement passager. Au soir du second jour qui avait suivi la querelle, il cherchait encore à s’expliquer ce qui, dans l’incident, l’avait bouleversé.

Qu’il eût aperçu Nora en compagnie d’un autre soldat canadien, sa vanité devait s’en froisser. Mais Édouard connaissait déjà trop bien la nature fantasque de l’Italienne et, puis, il avait trop pris garde de ne pas s’engager à fond, pour faire un esclandre à propos d’un flirt de coquette villageoise. Non, ce qui l’avait inquiété, c’est que Nora avait entraîné le soldat en des promenades secrètes, même en des lieux qu’on interdisait aux civils ; c’était le soin qu’elle mettait à se cacher, quand, il le savait, elle n’éprouvait en réalité que de la répulsion pour le rival inavoué.

Que cherchait-elle ? Susciter la jalousie d’Édouard ? Créer une de ces atmosphères troubles où elle semblait se complaire ? Le sergent s’irritait et entendait ne pas se laisser entraîner dans ces micmacs.

VIII

Ce soir-là, il résolut d’en avoir le cœur net.

Mais, quand il entama la conversation, Nora adopta son attitude la plus ensorcelante ; elle eut recours à toute sa séduction de petite fille capricieuse.

— Mon chéri, disait-elle avec un zézaiement plus accentué que jamais, mon chéri, es--tou encore fâché contré ta petite Nora, qui n’aimé que toi et qui a beaucoup dou chagrin de te voir bouder ?

Elle en fit tant qu’Édouard oublia vite son ressentiment et qu’il ne songea plus qu’à consoler la belle. Du reste, ce faisant, il cessait de se priver d’un plaisir.

Nora se montrait affectueuse et, quand il parla d’aller au café du lieu rejoindre des camarades, elle ne voulut pas en entendre parler.

— Mais, chéri, yé né pouis té laisser partir ; yé té veux tout à moi, ce soir.

Édouard avait des instructions à donner, qu’il avait oubliées l’après-midi.

— J’y vais un instant seulement, dit-il, et puis je reviens.

Y’ai oun meilleur plan, répondit Nora : allons-y ensemblé.

Le café était rempli, surtout d’habitants du lieu évidemment, mais aussi de militaires canadiens.

Édouard Lanieu, tout fier de se montrer en compagnie de sa belle blonde et sa bonne humeur revenue, entra en interpellant ses amis. Puis il dit à Nora :

— Viens, on va s’installer dans un coin, après quoi je chercherai les oiseaux à qui j’ai un mot à dire. Ensuite, nous boirons quelque chose.

— Si, si, mon amour, répondit-elle, toujours affectueuse et enjouée.

Le jeune homme s’absenta plus longtemps qu’il ne le prévoyait. Quand il revint à la table où il avait installé l’Italienne, une expression sérieuse avait remplacé la gaieté sur sa figure. Et ce n’était pas la faute du Canadien venu s’asseoir à côté de la jeune fille, puisqu’il lui souhaita le bonsoir d’un air affable, bien que distrait. Autre chose le préoccupait.

Le Canadien en question, Magloire Laramée, avait apparemment goûté un peu trop au vin du patron : il était en plein dans les vignes du Seigneur.

— Tu sais, Édouard, dit-il, si tu fais pas attention et que tu laisses comme ça une si belle fille toute seule, on va te l’ôter.

— Tu t’vantes, répliqua l’autre. T’es trop pompette.

Édouard se secoua et la verve lui revint. Il échangeait avec son compagnon des injures joyeuses, sans remarquer que Nora, devenue toute grave à son tour, n’entrait pas dans le jeu. Elle finit par dire :

— Dis, amour, qué cé qué cé nouveau soldat ?

Elle montrait un homme, assis à une table voisine, nouvel arrivé dans le village puisqu’on ne l’avait jamais vu encore.

Son amoureux répondit avec brusquerie :

— Eh bien, quoi, faut-il que tu connaisses tout le monde ?

Nora insistait ; Édouard éludait la réponse, quand Laramée s’écria avec l’inconscience de l’homme ivre :

— T’es rentré trop de bonne heure chez vous, mon vieux. Autrement, tu saurais qu’il est arrivé du monde, juste avant le souper… Des soldats anglais… Paraît que, demain…

— Quoi, quoi, coupa Édouard ; qu’est-ce que tu as à raconter ? Tu parles trop, mon gars.

L’autre répondit, penaud :

— C’est vrai, sergent, excuse…

— Bon, ça suffit comme ça. Et puis, penses-tu que, dans ma petite tournée du café, je n’ai rien appris ?

L’Italienne était tout oreilles, mais n’avait garde d’intervenir. Elle buvait lentement à même le verre qu’une serveuse avait déposé devant elle.

Un autre Canadien s’approcha de la table.

— Eh, les vieux, cria-t-il, vous savez qu’on part demain pour…

Le sergent l’interrompit durement :

— T’es pas capable de la fermer, non ?

Le nouveau venu s’excusa

— Ben ! c’est pas certain ; mais les gars disent ça.

À ce moment, un officier se montrait dans la porte, fait assez inusité ; puis, ayant cherché des yeux, il faisait signe au sergent.

— Édouard, lui dit Laramée, le major t’appelle.

Le sous-officier se rendit auprès de son chef, avec qui il eut une brève conversation. Revenu à sa table, il dit :

— Nora, je vais te reconduire à la maison ; il faut que je rentre au bureau. Travail urgent.

— Ne te donne pas ce mal, répondit-elle. Il faudrait ensuite que tu reviennes par ici. M. Laramée me raccompagnera. N’est-ce pas, monsieur Laramée ?

Magloire était aux anges à cette perspective et, pressé de rejoindre son poste, Édouard accepta le projet.

IX

Le commandant avait confirmé la rumeur. Le détachement, grossi d’éléments de renfort, quitterait le village au petit jour, sans doute pour monter en ligne. Une nouvelle attaque se préparait ; on avait besoin de tous les effectifs. Naturellement, le sergent devait participer aux préparatifs de départ.

Comme il arrivait au bureau, il aperçut un officier, qu’il salua fort correctement, puis il pressa le pas. Le supérieur l’interpella.

— Sergent !… Tu es bien pressé !

— Oui, monsieur, répondit Édouard. Le major m’attend.

— Causons un peu, tout de même… Tu arrives du café ?

— Oui, monsieur.

— Tu y étais avec Nora ?

Édouard Lanieu réprima un geste de colère.

— Y a-t-il du mal à ça ? demanda-t-il.

— Non, non… Je t’avais aperçu, comme tu t’y rendais…

— Toujours, marmotta Édouard entre ses dents.

— Tu dis ?

— Rien, monsieur.

— Ah !… Et tu ne lui as pas annoncé notre prochain mouvement, à Nora ?

— Monsieur ! Je connais la consigne du secret.

— Bon, bon ! Je sais qu’on peut compter sur toi. Mais, les femmes !… Ce que j’en dis, c’est pour te protéger.

— Me protéger contre Nora, monsieur ?

— Peut-être, sergent… Bonsoir !

Depuis le début de la conversation, Édouard Lanieu contenait avec peine son impatience.

Son interlocuteur, le capitaine Paul Benoît, était officier de renseignements, chargé du contre-espionnage, de la surveillance du secret militaire et de besognes encore plus mystérieuses. Depuis l’arrivée des Canadiens en Italie, bien que se déplaçant beaucoup, il semblait se complaire à revenir le plus souvent possible vers l’unité d’Édouard Lanieu.

À vrai dire, étant canadien-français, il était particulièrement attiré par les siens. Édouard se défendait mal contre la pensée assez fantastique que c’était lui, surtout, que recherchait le capitaine.

Il se rappelait la scène étrange qui s’était produite quand un incident du service les avait jetés tous deux en présence pour la première fois.

Édouard, encore simple soldat, avait été mis à la disposition du capitaine Benoît pour quelques jours. L’officier avait accueilli l’homme de troupe avec une cordialité brusque. On n’avait pas envie d’oublier ses distances avec le capitaine Benoît. Tout de même, il était dénué, non seulement de morgue, mais aussi de tout sentiment de caste. On le sentait revenu de bien des choses, attaché à l’essentiel et se désintéressant du reste.

Il avait tout de suite demandé le nom de son ordonnance et, l’apprenant, avait brusquement relevé la tête et dit :

— Tu viens de Montréal ?

— Oui, avait répondu l’autre.

— Ton âge ?

— Vingt-deux ans.

— Vingt-deux ans !… Regarde-moi bien.

Et l’officier l’ayant contemplé pendant une longue minute, sans mot dire, agité, semblait-il, par un sentiment secret. Édouard sentait un malaise l’envahir, dont il s’expliquait mal la cause, quand l’autre parut revenir à la réalité pour lui demander :

— Depuis quand es-tu dans l’armée ?

— Depuis les premiers jours de la guerre.

— Pourquoi t’es-tu engagé ?

— Je ne sais pas, monsieur. Parce que… parce que j’en éprouvais bien le goût… Parce que… je n’aurais pu faire autrement.

L’officier hocha la tête.

— C’est bien ça ! Tu n’aurais pu faire autrement !…

Il avait poursuivi son interrogatoire, s’efforçant de connaître toutes sortes de détails intimes au sujet du soldat. Les jours suivants, il avait repris ses questions.

Édouard Lanieu s’en étonnait. Le malaise qu’il éprouvait auprès de ce chef s’accentuait, d’autant plus qu’il s’y mêlait une étrange sensation de déjà connu, de déjà vu qui ne s’élevait pas au-dessus du subconscient.

Par la suite, dans les mois subséquents, bien que ne l’ayant plus pour ordonnance, l’officier n’avait cessé de s’intéresser à Édouard.

Trop, pensait celui-ci, qui avait surtout l’impression de trouver le capitaine sur son chemin chaque fois qu’il se voyait dans une situation un peu grave ou que se passaient des événements hors du quotidien.

Il avait fini par s’en irriter, par redouter d’apercevoir cet officier, non pas parce qu’il le craignait, mais parce qu’il avait conscience d’en être en quelque sorte protégé, de loin, de haut. Ainsi, les galons de caporal et de sergent… Sans que rien n’en eût transpiré, Édouard avait peu à peu soupçonné, à certains indices, que le capitaine y était pour quelque chose.

L’impatience qu’en éprouvait le nouveau sergent se mêlait d’une sorte d’attirance. De sorte que le jeune homme, peu habitué aux complications psychologiques, s’en fâchait davantage.

Au reste, le capitaine Benoît intriguait tout le monde, ce qui ne tenait pas uniquement à son emploi.

On le connaissait peu. On savait qu’il n’était plus très jeune et qu’il avait fait la dernière guerre, ainsi que le révélait une double rangée de rubans de décorations. On chuchotait qu’il n’était pas venu du Canada avec l’armée, mais qu’il s’était engagé en Angleterre même. Enfin, on n’ignorait pas que sa connaissance des langues et des pays l’avait fait entrer dans le service des renseignements. Hors ces détails, on restait dans l’obscurité.

X

Sa besogne terminée, très tard, Édouard reprit le chemin de son logement, afin de procéder à ses préparatifs personnels et de prendre un bref repos.

En route, il aperçut Laramée rentrant aussi, d’un pas hésitant. Le sergent l’interpella :

— En voilà des heures ! Je devrais te préparer une jolie punition, mon gars… Ce soir, on va fermer l’œil là-dessus.

— Ben, merci, sergent de mon cœur. T’es ben chic.

— Bon, bon !… Tu as reconduit Nora, il y a quelque temps, j’espère ?

— Ben, j’vas t’dire. Elle a pas voulu. Après que t’es parti du café, elle a parlé à un tas de gars, puis elle m’a dit : je r’tourne avec un voisin, vous dérangez pas. Et elle est sortie avec un Macaroni que j’connais pas.

— T’es un fameux gars, toi !… Va te coucher, tout de suite…

Rentré à la maison, Édouard apprit, ou crut comprendre, que Nora, revenue assez tôt, était repartie, ayant revêtu un manteau et pris un sac qu’elle avait apparemment rempli d’objets.

Le sergent ne dormit pas, cette nuit-là. Mais il n’entendit pas rentrer la jeune Italienne.