Noa Noa/Chapitre III

Éd. de la Plume (p. 57-76).

III

Vivo

vivo de lune

La mer, qui heurte aux récifs ses vagues déferlantes, la mer approfondit, ne trouble pas la paix du soir, et la vie alentour, et la vie dans la case, dans la case en bois de bourao, tait ses bruits, et la nuit tombe, rapide, l’immense rideau d’un théâtre infini, toile sombre illustrée d’étoiles.

Plaintifs tous deux, près et loin, mon cœur et le vivo chantent.

C’est du rivage, là bas où l’anse brusque ses contours, que me vient la mélancolique musique : à quoi songe-t-il, le musicien sauvage, et vers qui s’en vont ses plaintes ? À qui songe-t-il, sauvage aussi, ce cœur blessé, et dites pour qui, dans cette solitude tant désirée, il précipite ses battements ?

Dans la solitude tous deux, près et loin, mon cœur et le vivo chantent.

La lune insidieuse et confidentielle rit à travers les bambous bien alignés de ma case, Hina, la lune ! et rythme aux caprices de sa clarté la musique, là bas, qui me vient du rivage, et l’on dirait — ces bambous, la lune — dans la nuit pleine de souvenirs, dans le silence, l’instrument et la mélodie.

Dans le silence tous deux, prés et loin, mon cœur et le vivo chantent.

Ah ! ce n’est pas un passant qui chante au loin sur le vivo sa chanson : c’est mon cœur ! C’est mon cœur qui se souvient au clair de la lime, au clair de la lune qui filtre à travers les bambous de ma case sa clarté mélodique, accompagnement des mots autrefois dits et des danses dansées.

En moi tous deux, mon cœur et le vivo chantent.

Mais que s’en aille loin de moi mon cœur vers la mer, et que les souvenirs cèdent aux espérances vers la mer dont les bruits autour de l’Ile sont les murs bénis, impénétrables, de mon exil, et que je tende mes mains à l’espace plein de promesses !

Loin tous deux, loin tous deux, mon cœur et le vivo chantent.

vivo du matin

Chante, vivo tahitien,
Chante la chanson du matin !
Chante gaiment, c’est chanter bien.

                   Ma vahiné, dans les bois,
                   Comme l’arbre frémissant,
                   Avec l’aube dans les bois
                   J’irai chanter en dansant.

Chante, vivo tahitien !

                   Puis, sur le bord de la mer,
                   Comme les flots agiles,
                   Puis, sur le bord de la mer
                   En dansant j’irai chanter.

Chante la chanson du matin !

                   Tu crois dormir et je vois
                   Tes yeuœ briller dans les fleurs
                   Tu crois dormir et je vois
                   Tes dents luire sur les flots.

Chante gaîment, c’est chanter bien !

                   Viens, je chanterai pour toi
                   Des chants clairs comme le jour.
                   Viens ! je danserai pour toi
                   La douce danse d’amour.

Chante, vivo tahitien !

                   À l’ombre des pandanus
                   Tu sais qu’il est bon d’aimer,
                   À l’ombre des pandanus
                   Et sur le bord de la mer.

sieste

Même la fleur de ses cheveuw languit, et midi brûle
Sur la mer dont l’eau lasse et lente avec langueur ondule
Et miroite et midi brûle dans les boism et midi
Brûle dans les cases. Pas un souffle. L’air engourdi,
Pesant, sec, est fait de chaleur condensée et solide.

Tout semble mort. L’Île est déserte, comme le ciel vide,
Et dès longtemps a cessé l’agitation du port.

Tout dort. Sauf le soleil et ses chiens de flammes, tout dort.

Téhura dort, nue et seule sur sa couchette étroite.
La fenêtre est close de rideaux lourds, mais sa peau moite
S’étoile de points d’or fauve dans la demi-clarté,
Et Téhura dort, à l’abandon, avec volupté.


Soudain, elle tremble, frissonne et frémit tout entière :
L’esprit des morts veille ! Téhura sent sur ses paupières
Passer le vent de l’aile affreuse des Tupapaüs.

Puis le cauchemar s’èvanouit et des songes doux
Conduisent la dormeuse à la porte crépusculaire
De la sieste. Elle entr’ouvre ses yeux : la fureur solaire

Est apaisée, on renaît, on respire — et Téhura,
Se lève et vers la vie et vers l’amour tend ses beaux bras.

le soir

Voici le Soir qui vient dans la pourpre et l’or, ivre
D’amour. C’est l’heure fraiche ou se reprend à vivre
Le peuple enfant, joyeux d’un avenir de nuit.

Et toute l’Île, sur les rivages, au bruit
Du vivo, des chansons, des rires assemblée,
S’agite, folle, bavarde, bariolée, —
Les femmes, le tiaré à l’oreille, les plis
Du paréo tendus sur leurs reins assouplis,
Le torse libre, aux tons de bronze et de bitume, —
Et la mourante ardeur du couchant se rallume
Aux : brusques éclairs d’or qui sillonnent leur chair.

Le vent de l’éternel été s’endort dans l’air
Vespéral. Le soleil, vieilli, vaincu, recule
Devant la jeune lune au bord du crépuscule
Se dressant, radieuse, et leurs feux, un moment,
Sur la crête des flots qui dansent, mollement

S’entrebaisent — et sur la tête solitaire
De l’Arorai, temple et sommet de la terre,
D’où le rideau des bois dérobe à tous les yeux
La gloire, la douleur et le secret des Dieux.

tupapaüs
Dans la nuit du monde

En gémissant
Les Tupapaüs font des rondes
En gémissant
Et leurs yeux sont rouges du sang
Des innocents.

Ouh ouh ouh
Les Tupapaüs
Aux yeux fous

Quand on dort
Ils entrent dans les cases
Sans ouvrir les portes
Et ce sont des morts
parlent à voix basse
Et des mortes
À voix d’épouvante,

À voix basse ;
Morts amoureux des vivantes

Qui laissent les filles lasses,
Mortes affamées
D’être aimées,
Qui laissent les garçons pâmés.

Ouh ouh ouh
Les Tupapaüs

Et ce sont dans la nuit d’orage
— Malheur à nous si tu les nommes ! —
Les Indicibles des vieux âges
Qui viennent torturer les hommes
Impies,
Les Ineffables des époques accomplies
Avec de grands visages roux,
Les orbites pleines de flammes,
Les dents longues comme des rames,
Et la foudre dit leur courroux :

Mais pour eux, ils ne parlent pas.
La Peur

Avertit qu’ils sont là
Et les montre,
Et la Douleur,
Quand les monstres
Impitoyables
Nous mordent au cœur,
Hurle le nom des Ineffables :
— Malheur á moi ! malheur à toi ! —
Les Atuas !

Ouh ouh ouh

Puis la nuit s’achève,
Bien longue, si brève !
Et les démons
Que l’aube irrite
Prennent la fuite

Vers les monts.
païa ?

Vivo tahitien, chanson du vent sur les roseaux, vivo !

Telle, dans le navire du voyage, la chanson du vent sur les flots, vivo !

Telle, aussi claire, aussi obscure, la chanson du sauvage sur le chalumeau, vivo !

Tu interroges :

Païa ?

Je t’écoute sans répondre, accoudé à l’infini, le menton dans la main, les regards au large, réfléchissant dans mon âme le soleil déjà réfléchi par la mer — réfléchissant.

Et que te répondre ? Je suis triste, mais je sens les ailes de l’espérance s’épanouir en moi comme deux grandes fleurs. Tu m’inquiètes, mais tu me charmes. — Attends encore, chante encore…

Impatiences agitées parmi l’indolence de l’étendue, promesses d’escale en escale démenties, vous voilà qui fusez en réalité d’autres ivresses, d’autres que les rêvées, en joies inconnues. À fonds sourds d’amertumes, ou s’étonne et s’égare mon désir.

Pourtant je vous : li voulus et je vous ai cherchés, flots, ô forêts, ô fleurs folles d’être vivantes, et toi, race dorée : ton âme, me fleur belle aussi, vaste, odorante, généreuse, je l’ai désirée comme une renaissance. Mais tu te gardes de moi, tu gardes ton mystère.

Me le diras-tu, un jour ?

— Ah ! peut-être à l’ombre du manguier colossal !

Ma race aussi fut grande, et elle affirmait, simplement, par des œuvres, la vertu de son cœur et de sa tête. La gloire fleurissait comme dans son jardin dans les yeux de mes ancêtres, ayant au trésor de leur pensée son germe inépuisable.

Bien que le divin soleil — de qui tout est venu, à qui tout retournera — ne leur prodiguât pas ses plus vives flammes, on était heureux à l’ombre des maisons élevées par mes très anciens ancêtres : chaque jour une fête, délicieuse ou tragique, fleurant la bonne odeur du sang et de l’amour, et aux moindres soins de la vie la Beauté présidait, sans qu’on épargnât rien pour l’atteindre et pour la retenir.

Mais les avares héritiers de ces Magnifiques, avec la passion de l’extase héroïque et du sacrifice, perdirent l’art de séduire la Beauté. Ils entassèrent dans des coffres solides les richesses conquises par les vaillants des vieux jours et, sans honte, se réduisirent, pour le quotidien de vivre, à de faux semblants d’honneur et d’amour, ainsi qu’aux produits anonymes, hideux et durables, de quelle industrie ! Ils furent sans tristesse, trouvant dans leur sottise-même, dans les complications vaines de leurs destinées et dans les mensonges dont était tissée leur pensée, des motifs de rire inconnus jusqu’alors. Autour d’eux, pourtant, la terre s’attrista.

Dans un climat où les vraies fleurs ne jaillissent guère que du cerveau des hommes, il n’y eut plus de fleurs puisque l’humanité n’en produisait plus, et puisqu’elle avait caché celles de jadis dans l’herbier dur des coffres, Et quand je voulus, pour les rafraîchir et les renouveler, et pour qu’à leur aspect s’allumât dans tous les yeux le désir d’un autre printemps, les agiter dans l’air, ces fleurs de passé, et dans la lumière, je vis qu’elles avaient été corrompues et changées, ô momies devenues ! déshonorées par la nuit, ô dérisoires fleurs maintenant de papier ! par la nuit poudreuse des coffres-forts : — et que mes contemporains sont avares et jaloux de pourriture actuelle destinée à la purification prochaine du feu — de qui tout est venu, à qui tout retournera — pourriture actuelle et future cendre…

Flots, ô forêts, ô fleurs folles d’être vivantes…

Est-ce le passé qui me poursuit ? Dans mes yeux l’empreinte est-elle ineffaçable, des choses subies ? — Les revoilà !

C’est de toutes habitudes fuies et de vieux désespoirs, c’est de haines et d’amours abolies, c’est de mes propres fautes, fanées ! et des torts de chacun, ah ! fanés ! c’est de tout le passé que sont faits les fantômes accroupis aux pierres du nouveau chemin. Jusqu’aux remords vrais, avec des airs, empruntés, de regrets, évoquant les visages aimés, laissés, et leurs larmes ! Jusqu’aux triomphes sanglants, ces gestes de menteuse gloire, et ce qu’il en reste de cicatrices à l’orgueil ! Et la lassitude ! Et les lassitudes ! Et ce dégoût final d’entendre et de voir qui fit qu’en partant on crut s’évader : tout le passé ressuscite à ces dehors connus, usés, caducs, rancis, de fausses joies et de vains labeurs, — ici !

Une ville ! Argent, Bureaux : une ville ! Casernes, Tavernes, Hôpitaux, Prisons : une ville ! Filles : une ville !

Et la sereine antiquité du ciel sur tout cela, du ciel ou j’ai vu luire aux profondeurs le reflet d’un secret perdu, — sur les habitudes, sur les mensonges, sur les turpitudes, ici comme là bas ! — Et, ici comme là bas, j’aurai l’effroi de voir, par les fenêtres du matin, après le jour et la nuit, après la veille et le sommeil, après le lucre et le stupre, des mains de servantes, indolemment, par la fenêtres du matin, dans la me agiter avec les linceuls du jour au de la nuit la poussière des sept péchés.

Flots, ô forêts, ô fleurs folles d’êtres vivantes, et toi, race dorée : ton âme, une fleur belle aussi, vaste, odorante, généreuse, je l’ai désirée comme la seule vengeance !

Me diras-tu ton mystère, un jour !

— Ah ! loin de la ville, peut-être dans le libre rire des pêcheurs dorés ! Ah ! loin de la ville, peut-être dans le libre baiser des amantes dorées, au bord de la mer !

Loin de la ville ; vers la mer ! Vers la mer où mourront les rumeurs de la ville et du passé ! Vers la mer, où, dans le soir, un vivo sauvage chante doucement !

Mais, hâtons-nous, le chant aussi du vivo va mourir, et la voix de la ville et du passé le menace : elle monte, elle couvre à demi déjà la chanson grêle du vivo, la chanson frêle du bord de la mer.

Que triste le vent gémit dans l’arbre, dans les branches noires et mortes de l’arbre dont les racines maudites sont en moi, dans l’arbre de la ville et du passé !

Vengeance et renaissance ! Liberté ! Future vigueur, ô vivo !

O vivo : ignorer tout ce que tu ne sais pas.

Ne m’interroge plus.

Quand tu m’auras enseigne ta toute-sciente ignorance je pourrai te répondre : tu m’auras dit ton secret.

Je viens à toi, docile, ô maître d’ignorantes et de simplicité, et le sourire n’est pas loin de mes lèvres. Mais j’ai peur que la ville se lève et marche tout entière derrière moi, contre toi, — j’ai peur de apporter la ville ! et de jeter moi-même ses ténèbres entre le bonheur et moi, entre toi et ma douleur.

vers le silence.

Le chant du vivo allait se mourant, dans la nuit, sur le rivage, et avec lui la voix de mes souvenirs allait se mourant, dans mon âme, sur le bord du temps, — et les plus récentes images s’effacèrent les premières parmi les bruits confus du navire en voyage, du navire d’adieux et d’espérance.

On n’entendait plus qu’à peine lu vivo, dans la nuit, sur le rivage, plus loin, et, plus loin aussi dans mes souvenirs, j’avais dépassé le navire, avec mon âme remontant le fleuve du temps — et ce furent les lieux quittés, l’appareil riche des sordidités sociales, et tout mon désespoir.

Le vivo n’était maintenant, dans la nuit, sur le rivage, qu’un souffle très léger, moins ouï que ressouvenu, — et soudain ce furent, par delà le passé mûr, les jours de ma jeunesse, cette autre belle sauvagerie, tôt étiolée dans l’atmosphère lourde des villes, sans que, longtemps, renonçât l’espérance.

Et puis le vivo se tut ; dans la nuit tahitienne seul vibrait le vent, ouvrant larges sur la mer ses ailes, — et les voix de mon âme aussi se turent, et je me sentis perdu, doucement, perdu, amoureusement, dans le silence de la nature et de moi-même, seul à seule avec l’immensité verte et bleue — qui ne te répondra pas si tu la questionnes ! — seul dans un présent d’éternité, sans avenir ni sans plus d’espérance ni de désespoir.