Noa Noa/Chapitre I
I
Point de Vue
(Lecteur, sous les yeux de qui l’œuvre tahitienne de Paul Gauguin passa peut-être inaperçue — tant on a peu de temps, à Paris et ailleurs, pour penser à soi, à son propre développement, à ses plus profitables plaisirs ! — elle est là, je t’y ramène : le point de vue est en elle, des songeries que voici.)
Dans ces toiles gonflées encore des souffles lointains qui nous les apportèrent, vivantes d’une vie à la fois élémentaire et fastueuse, c’est la sérénité de l’atmosphère qui donne à la vision sa profondeur, c’est la simplification des lignes qui projette les formes dans l’infini, c’est du mystère que l’intarissable lumière, en le désignant, irradie, révélant : une race.
Si distant de la nôtre, qu’elle te semble, dans le genre humain, une espèce différente de toutes, à part, exceptionnelle.
Dans la nature éternellement en fête qui lui fait un cadre de luxuriance, avec le frisson glorieux de ses grandeurs anciennes, avec les marques fatales de sa présente agonie, avec sa religion recherchée dans ses origines et poursuive jusque dans les conséquences qui l’amènent à l’orée du christianisme : une race, dite par un esprit, le mieux fait, ou l’unique, pour la comprendre et pour l’aimer, par les procèdes artistiques les plus voisins de ce luxe extraordinaire en sa simplicité, luxé animal et végétal où le prodige de l’éclat n’égale que le prodige de l’ombre installée au fond de cet éclat même.
Vois, par exemple.
Des formes féminines, nues ; dorées, bronzées, de colorations à la fois sombres et ardentes. Le soleil les a brulées, mais il les a pénétrées aussi. Il les habite, il rayonne d’elles, et ces formes de ténèbres recèlent la plus intense des chaleurs lumineuses. À cette clarté, l’âme, d’abord, te semble transparente de créatures promptes au rire, au plaisir, hardies, agiles, vigoureuses, amoureuses, comme autour d’elles les grandes fleurs aux enlacements audacieux, — de ces filles indolentes et turbulentes, aimantes et légères, entêtées et changeantes, gaies le matin et tout le jour, attristées, tremblantes des la fin de soir et tout la nuit : or, la lumière éblouit comme elle éclaire. Le soleil dévoile tous les secrets, excepté les siens. Ces obscurs foyers vivants de rayons, les Maories, sous des dehors de franchise, d’évidence, gardent peut-être aussi, dans leurs âmes, des secrets. Déjà, entre la majesté architecturale de leur beauté et la grâce puérile de leurs gestes, de leurs allures, un écart avertit.
Vois plus loin.
I
En effet, la Maorie a tout oublié les terreurs de la nuit pour la volupté d’être, dans la fraîcheur brillante de matin, et d’aller, et de s’ébattre, insoucieuse, libre dans la caresse de l’air, de l’herbe, du bain. Sa vie s’éveille avec la belle humeur de la terre et du soleil. Le plaisir est la grande affaire, et l’amour n’est que plaisir. Puis, elle danse, elle se couronne de fleurs, elle chante, elle rit, elle joue, et puis elle aime encore, à l’ombre des pandanus, et puis elle rit encore, et tout n’est que plaisir. Et la mer est là, dont elle préfère le blanc rivage aux fourrés de la forêt, la mer jolie avec ses récifs de coraux, la mer vivante avec sa voix infinie qui accompagne sourdement l’iméné[1], la mer reposante qui baise de ses brises les brûlures de l’amour et du soleil. Et l’amour n’est que plaisir, et tout n’est que plaisir, même le travail : l’occasion d’une promenade en mer ou sur la montagne, la gloriole de montrer sa force ou son adresse, la douceur d’obliger un ami, — le travail, plaisir des hommes qu’ils partagent avec les femmes et dont la nature a, d’avance, fait les frais. Et la sagesse, encore, est un jeu, le plaisir des vieillards, aux veillées — aux veillées où la peur, aussi, amuse (tant, du moins, que le soleil n’a pas quitté l’horizon et qu’on est à plusieurs), par des récits fantastiques, préludes aux prochains cauchemars et qui relèvent d’un peu de religieuse horreur le délice accompli du jour, — bien que déjà, durant la sieste, l’aile noire des Tupapaüs[2] ait effleuré le front des dormeuses.
Près de la case en bois de bourao, à distance du rivage que la matinée tropicale maintenant embrase, la forêt commence et de l’ombre fraîche tombe des premiers manguiers. Des hommes, des femmes, tanés, vahinés, sont là, groupés, épars, debout et affairés, assis ou couchés et déjà reposant. On boit, on bavarde, on rit.
Au loin, la mer, égayèe de barques indolemment vites, que des jeunes gens dirigent, tantôt à la rame, tantôt par de simples déplacements du corps ; et leurs paréos[3] bleus et blancs, et leurs poitrines cuivrées, et le jaune rouge du bois des barques, font avec l’azur du ciel et le vert et l’orange des flots une harmonie large et gaie, que rythment l’éclair blanc des dents aux fréquents éclats de rire et la frange blanche de la mousse des vagues.
Sur le bord, malgré la chaleur, deux sœurs, qui viennent de se baigner, s’attardent en de gracieuses attitudes animales de repos, et parlent amours d’hier, de demain. Une querelle : un souvenir.
— Eh ! quoi ? tu es jalouse ?
Au fond de l’anse, un jeune tanè, admirable dans l’équilibre de sa force et la justesse de ses proportions, tranche à coups de hache un tronc d’arbre. Sur une barque, disposant les éléments brève traversée, et se penchant, à genoux, le dos horizontal, les bras étendus, sa vahiné nue jusqu’aux hanches, les seins pendants, lourds et fermes et frémissants, garde, en dépit de la posture, une incontestable élégance.
Là bas vers l’intérieur, dans la maison maorie, ouverte, une femme, assise sur ses jambes, devant la porte, le coude au genou, les lèvres enflées de colère, seule au moins depuis cinq minutes, au moins pour cinq minutes encore, boude, sans que nul ni elle-même sache pourquoi, peut-être pour le plaisir.
L’heure de la sieste a passé, l’heure d’incendie, l’heure morte.
Le crépuscule vite tombe, et de partout sourd une agitation d’immense volière, dans les demi-ténèbres que la lune cisèle.
On va chanter, on va danser.
Les hommes s’accroupissent au pied des arbres. Les femmes, dans l’espace libre, comme dévêtues de blanc, remuent en cadence leurs jambes solides, leurs fortes épaules, leurs hanches et leurs seins, et les dernières lueurs du jour et les premières lueurs de la lune les poursuivent. La voix des hommes — orchestre de ce ballet — est monotone, grave, presque triste. Il se mêle des frémissements de peur aux trémoussements des femmes et à leur mimique invitant l’amour, qui va venir avec la nuit — avec la nuit tragique, où le démon des morts veille et rode, et tout à l’heure se dressera, les lèvres blêmes et les yeux phosphorescents, près de la couche où les fillettes tôt nubiles ne dorment point paisibles, parce que les défunts reviennent — défunts amants ou défunts dieux.
II.
Noa Noa : odorant.
La majesté silencieuse de la Forêt accueille le pèlerin en route vers l’Aroraï, la montagne qui touche le ciel.
Nulle vie animale, point d’envols et de chants, et rien qui bondisse et rien qui rampe. Mais quelles harmonies dans les parfums qui grisent l’artiste voyageur ! Que de beaux bruits dans l’éclat polychrome des feuilles, des fruits, des fleurs !
Ses yeux, ou demeure l’éblouissement des splendeurs humaines contemplées à nuits, à journées pleines, ses yeux, repus de sensualités si chastes d’être si naïves, évoquent parmi ce triomphe végétal la Femme qui serait l’âme de la Forêt, l’Ève dorée, aux membres robustes et souples, aux jambes lisses, fortes, rondes, comme ces lianes, des cheveux drus, comme la mousse, des lèvres où fleurit la sève de l’églantier, deux fruits mûrs sur la poitrine, l’Eve dorée, reine enfant et déesse sauvage, sous le dais somptueux des frondaisons, sur le tapis des herbes, des feuilles amoncelées.
Dans l’extase de cette vision, à pas lents il traverse les clairières rares, les hauts fossés, les ruisseaux, gravit les pentes roides, s’aidant des mains, heureux de l’effort, aux parois de rochers, aux branches d’arbres, — jusqu’à ce qu’un glissement furtif sollicite non pas sa crainte vers l’anfractuosité profonde où luit le blanc ruban d’une source au delà d’un bouquet bas et large, — vers la grotte fraîche où bruit doucement la Source — Papemoë — la Source Mystérieuse ; et c’est, soudaine, la présence réelle !
Un jeune être, penché, perché sur d’imperceptibles degrés taillés par le temps dans le mur stratifié de la montagne que la forêt habille de pourpre, un bel être nu boit dans sa main, à la source mystérieuse, à la source sauvage comme lui. Et l’artiste frémit dans son âme devant cette apparition qui lui révèle la vie secrète, le secret vivant de la Foret, de la Montagne, de l’Île.
Mais la jeune fille, avertie par la complicité fraternelle, autour d’elle, des choses qui lui dénoncent le témoin, se détourne, voit, et d’un essor léger s’efface sur le rideau des feuilles et des ramures qui s’entrouvrent à sa fuite, et se referment silencieusement, impénétrablement.
La Source mystérieuse continue sa plainte, pure comme une voix de femme. Parmi les senteurs vives dont est chargé l’air, s’exhale et domine, enivrant, l’esprit même, l’esprit parfumé de l’île Heureuse : Noa Noa.
III.
Matamua !
Il fut un temps, il fut, très jadis, un temps de gloire nationale et de féodalité, d’importance sociale, de richesse publique et privée, il fut, dans la nuit ancienne, un temps de Dieux et de héros.
Matamua ! Alors la race autochtone régnait sur les Iles et les Eaux réjouies d’adorer les Atuas[4] universels, et Taaroa, leur père, et Téfatnu, le roi de la terre, et Hina, déesse de la lune. Alors les prêtres sanglants prélevaient sur la vie généreuse la dîme essentielle du Sacrifice. Alors les femmes étaient honorées, plus d’une ayant été choisie pour le baiser divin, et maintes traditions attestaient que les mères de la race lui avaient mérité, au prix d’elles-mêmes et de rituels massacres dans le temple ouvert au sommet de l’Île, l’origine céleste : au prix de massacres rituels qui ne devaient, à travers les âges, point cesser, afin que ne cessât point la Race.
Mais les âges s’éboulèrent, et, un jour, l’homme blanc apparut, l’ennemi des Dieux. Il interdit les sacrifices, et bientôt l’on vit la race forte dégénérer, s’étioler. Et bientôt elle ne sera plus.
À ses derniers survivant les missionnaires chrétiens s’efforcent de faire une âme et une chair chrétiennes ; et les marchands leur enseignent le travail forcé, lucratif, le négoce ; et les magistrats leur récitent le Code Napoléon ; et les arbitres de élégance leur montrent à porter des faux-cols, des gants, des habits, des corsets, des robes.
Les Maories écoutent, subissent les nouveaux maîtres, et semblent leur obéir. Mais dans ces yeux résignés persiste, invincible, le rêve vers Matamua, et chaque jour, par nombreuses théories nostalgiques, les Maories s’en vont là bas où sont les aïeux, dans la main de ténèbres des Dieux reniés, des Dieux qui se contentaient, jadis, de quelques gouttes de sang, et qui prendront tous, maintenant qu’on leur refuse tout.
Car la race entière périra pour avoir transgressé le serment des Mères.
Non, les missionnaires n’ont pas conquis au Christ l’âme maorie. Ils l’ont seulement, cette âme, amollie et troublée, et, chez les femmes leur influence, plus active que sur les hommes, a eu le singulier effet d’exalter, aux dépens du rude et bon roi de la Terre, leur culte pour la divinité féminine, Hina, la Lune, la déesse du mensonge et de la pitié. C’est à Hina que le plus volontiers elles l’ont les honneurs du passé, en des fêtes au clair de la lune, célébrées par les baisers, les chants et les danses, et cette légende :
Hina disait à Téfatou :
— Faites revivre l’homme quand il sera mort.
Le Dieu de la terre répondit à la Déesse de la lune :
— Non, je ne le ferai point revivre. L’homme mourra ; la végétation mourra ainsi que ceux qui s’en nourrissent ; la terre mourra, la terre finira, elle finira pour ne plus renaître.
Hina répondit :
— Faites comme il vous plaira. Moi, je ferai revivre la lune.
Et ce que possédait Hina continua d’être. Ce que possédait Téfatou péril et l’homme dut mourir.
Ce goût de la pitié, qui n’était pas dangereux tant qu’il s’équilibrait par la pratique auguste du sacrifice où les hommes apprenaient à savourer l’extase de l’héroïsme, elles-mêmes les femmes sentent ce qu’il a, solitaire, de mortellement équivoque. — Mais rien de plus ne leur reste de Matamua, et elles se repaissent de ce vestige.
Rien de plus, — et leur beauté, et leur âme, inaltérables.
La jeunesse éternelle des éléments s’affirme, avec les caractères de leurs diverses essences, plus nécessairement en la Maorie qu’en toute autre femme. La légèreté versatile de l’air est dans sa pensée, dans ses sentiments, dans sa parole. La profondeur agitée de l’eau est dans son regard. Ses pieds solides tiennent à la terre aussi fortement que les racines des arbres. Le feu solaire flambe dans ses sens. Il en résulte un être singulier, puéril et majestueux, sculptural en ses rares instants d’immobilité, aux yeux très candides et très aigus, avec un charme unique, indéfinissable, peut-être impénétrable, et que les voyageurs s’accordent à désigner, renonçant à le définir : le charme maorie.
Je vois l’artiste, devant cet être, s’efforçant de lui dérober ses secrets. Je le vois contemplant cette enfant énigmatique, et pourtant nue dans son âme comme dans son corps, malgré, non pas aucune ruse, mais l’extrême mobilité de sa fantaisie qui précipite et brouille perpétuellement le kaléidoscope de ses pensées, unité nuancée d’une succession de contradictoires caprices qu’on croirait simultanés, tant des uns aux autres le passage est rapide. Je le vois poursuivant sa passionnante chasse au mystère et faisant parler le silence. Il sent peser sur cette jeune vivante l’ombre du vieux passé. Il cherche dans ce visage, où la chaleur du sang permet à peine aux souvenirs personnels de s’inscrire, les traces de cet insondable passé que la fécondité de la terre n’a pas permis aux aïeux de Téhura de fixer sur le sol par de durables monuments : car les végétaux ont lentement et sûrement repris à la pierre, dont le domaine est dans la nuit de la terre, la surface du sol, qui leur appartient[5]. La Maorie se laisse posséder, elle ne se livre pas. Toujours au bord du dernier mot elle se tait, au bord du seul mot qui eut tout dit, et son incompréhensible sourire intervient avec le silence, réservant l’intime vérité hors des prises humaines. Et la certitude ne sera jamais. Non plus la lassitude : avec le sourire, voici que tout l’être s’est renouvelé, sollicitant à de nouvelles études, gaiment, la curiosité jamais émoussée.
Peu à peu, dans les recherches de l’artiste, le type d’une Eve dernière s’informe, physique et comme végétale, le robuste jaillissement d’un jeune arbre dans l’aboutissement épuisé d’une hérédité longue, avec la consécration de l’antiquité fabuleuse qui fait le fond de ses regrets et de son orgueil, avec le sceau de ce vieux, de cet insondable passé où rêvent ses instincts, ses plaisirs, ses terreurs. Elle a dans Jadis son orient et rien ne naitra d’elle, idole et prêtresse d’un culte défunt.
IV.
Parahi té Maraë : la réside le Temple.
Car le Temple, lieu ouvert et le sommet de la montagne que touchent les pieds des Dieux, est lui-même un vivant. Ici, lui seul : à son contact meurt la nature, de terreur ou d’amour, et les cimes des grands arbres s’inclinent au seuil de l’enceinte aride.
Lieu de grandeur et d’horreur ; nudité des rites mortuaires ; là coula le sang humain : et des têtes de morts, témoignages sculptés sur la barrière qui cerne le Temple, précisent.
Vue de ce sommet, la vie — en bas, dans les jardins du rivage, si gaie, tout le jour — napperait plus fraie qu’en ses heures nocturnes, alors que les rieurs de midi se taisent et frissonnent.
Est-ce du Temple qu’ils descendent avec la nuit, les Tupapaüs, les esprits malfaisants, et qu’ils s’en vont, quand les épouvantements de l’ombre les raniment, chuchoter d’étranges paroles aux oreilles des jeunes filles ? Est-ce l’héréditaire effroi des crimes sacrés, est-ce la mort des Dieux eux-mêmes, qui marque de tant d’âpre tristesse le lieu où fut leur Temple ? Qui sait ? Mais là règne la mort et de là elle rayonne sur l’Île.
Est-ce le remords des meurtres ou le regret des Dieux, est ce le regret des Dieux ou la peur de les suivre dans la tombe noire où l’oubli les relègue, est-ce le danger d’hier ou celui de demain qui livre aux larves du mal les douces nuits de l’Île Heureuse ?
Est-ce sur le sommet on réside le Temple que Téfatou répondit aux insidieux conseils d’Hina :
— L’homme mourra !
Deux jeunes femmes, deux Tahitiennes aux beaux visages graves et naïfs, contemplent une Autre femme, de stature doucement surhumaine et portant à l’épaule un Enfant qui, d’un geste câlin, repose sa tête sur la tête de sa mère. Autour des deux têtes la divine auréole. Derrière les spectatrices aux mains jointes, se tient un ange parmi les fleurs, riche, calme, lui-même une royale fleur.
— la orana, Maria, disent-elles : « Je vous salue, Marie. »
Et la nature est, toute, une prière, de suavité, de luxuriance, qui reflète le sourire de la Vierge, un sourire où s’épanouissent ensemble le plaisir et la piété, — le majestueux et le mutin de la Déesse et de la femme, telles que ces âmes naturelles peuvent à travers celle-ci concevoir celle-là, telles qu’elles les adoraient, jadis, toutes deux, dans la tendre Hina :
— la orana, Hina.
Ainsi, par la souple arabesque qui va des premiers étonnements à la compréhension, et qui comporte un état spirituel de ferveur docile et lucide, tu vois que cette œuvre, et, en elle deviné, son objet, sont, l’une, un rite de joie rhythmé de tremblement, comme, l’autre, l’occasion d’être heureux sans espérance.
Lecteur, c’est le point de vue — il fallait le dire — de ce livre ; l’objet de l’œuvre écrite est celui de l’œuvre peinte, en l’œuvre peinte perçu, puis littérairement (selon, toutefois, et comme le prescrivait le fait de la collaboration, des procédés déjà vérifiés par l’expérience de maints auteurs[6] et sans prétentions à de la nouveauté) désigné.
Le héros, humain, des passions, reste le peintre.
— Mais ne nous ment-il pas ? et pourquoi le croire ? Qui nous donnera la certitude qu’elle soit vraiment, l’île lointaine où nous ne sommes pas allés, cette terre délicieuse et condamnée ? damnée ? Dans le même décor un autre, sans doute, eût entendu d’autres paroles…
— Par quelle fausse indépendance d’esprit, au lieu d’écouter la seule voix qui s’élève, quêterais-tu en des résonances qui n’ont pas vibré les termes absents d’une comparaison vaine ? — … Un autre eût éteint aux premiers plans l’incendie tropical pour en réserver les flammes à l’illumination des fonds, laissant sur ce rideau clair cette humanité fauve s’agiter, fantômale, ou s’immobiliser dans la majesté de son ample statuaire, morte : morte, en effet, ou qui bientôt — vous le dites — le sera, grande race épuisée par l’antiquité de son sang et les mollesses d’un climat trop clément, ou atteinte, peut-être, aux sources de sa vie par le poison latin… Un autre, fidèle à la gloire du type occidental de la beauté, nous eût caché le charme dangereux de la Vénus dorée, si robuste (ou si grossière ?) et qui viole nos habitudes éprises de faiblesse gracieuse, d’élégance maladive, de noblesse affinée… Un autre, curieux seulement de vérité…
— Et, chacun selon sa loi propre, tous mentiraient également à ton désir, si tu prétends usurper leur rôle au service de cette Vérité, qui n’est pas, en soi, qui n’a lieu que dans nos âmes, et qui varie avec elles.
— Soit, et je sais que deux paires d’yeux ne virent jamais identique la même réalité. Encore est-il des limites à l’interprétation de l’art. Ici, je sens qu’elles sont franchies. Il y a plus d’invention que d’imitation, plus d’arbitraire despotisme que de fidélité, et j’ai, dès lors, le droit de discuter le caprice qui groupe des fantasmagories de songes sous cette étiquette : Tahiti !
— Non. L’interprétation artistique n’a d’autres limites que les lois de l’harmonie.
Si, les regards sur l’objet qui suscite son émotion, l’artiste produit une œuvre harmonique en chacune de ses diverses parties comme en son ensemble, cette œuvre est l’expression très fidèle et très vraie de cet objet par cet artiste, si vaste qu’entre le modèle et la copie tu constatés l’écart. L’écart peut être plus ou moins évident, mais il est toujours. Car il n’y a pas art s’il n’y a pas transposition. Même celui qui croit copier, s’il est un artiste, transpose, puisque c’est colorées par sa vision personnelle que nous apparaissent les choses par lui « copiées ». — et tu avoues qu’un autre, son égal en mérite et avec le même scrupule d’exactitude, nous les montrerait autrement colorées. Il arrive que l’interprétation la plus lointaine soit la plus vraie : défie-toi de tes yeux, passant, et songe que l’artiste a fait un long effort pour lâcher de pénétrer au secret profond des choses.
On n’a jamais rien pris à la nature avec les mains, que pour combler les cuisines et les herbiers, les ménageries et la musées d’histoire naturelle. Les choses ainsi dérobées à la nature — seules réalités objectives, pourtant, sur lesquelles tous les témoins soient d’accord — entre nos mains s’altèrent, se transforment vite et nous font peu d’honneur. Quel Diogène a dit des lions volés au désert que nous sommes leurs domestiquer et non pas leurs propriétaires ? et la mort ne tarde pas à nous les reprendre. Elle ne les reprendra pas au peintre qui sut les peindre, c’est lui le seul dompteur.
La Nature ne nous livre que des Symboles : le sens qu’elle prend en nous, la sensation, le sentiment, l’idée que nous avons d’elle Nous ne la possédons que par ce détour et c’est de ces fictions qu’est faite notre réalité. Mais le substrat, le prétexte de ces fictions, est inépuisable, eucharistique : nous pouvons communier tous à sa richesse infinie ; pour tous diversement, pour chacun pleinement, la Nature est toujours significative.
Or, l’Art — qui est dans la Nature — participe à ce divin caractère comme elle, contemple, il rayonne. Selon la variété des esprits il se multiplie. Le musicien peut susciter le peintre, comme les murmures de la forêt ont suscité le musicien.
L’Art réalisé peut être pour moi la Nature : elle a, seulement, déjà pris dans une âme conscience de soi.
De Tahiti son peintre rapporte des feuilles de tamaris où se seraient flétries les belles syllabes de ce mot ? une poignée de sable ? une femme vivante ? le soleil ? le rêve qu’il en eut, avec ses yeux, avec son esprit, avec son cœur : Tahiti recréée par son intelligence et sa sensibilité, telle qu’au cours de deux années de travail heureux il parvint à la comprendre, puis à la transcrire dans un art rigoureusement harmonique, riche de rappels, d’échos, d’analogies, de correspondances Ce paysage te garantit l’authenticité de ce visage et ce rocher te jure que voici bien la mer. L’« invention » dont tu te défies, c’est l’âme de l’œuvre, le souffle de sa vie, le mouvement qui fait l’unité supérieure de ses éléments, la chaleur fluide qui manquerait aux feuilles coupées. Cette invention, qui procède à l’imitation de la Nature, la grande inventrice ! fut influée d’elle dans l’esprit de l’artiste. Voici de l’eau qui ne tarira pas, voici des feuilles qui seront toujours vertes. Voici Tahiti, délicieuse et condamnée, comme elle est.
Voici Tahiti vraie, c’est à dire : fidèlement imaginée.
Une querelle encore, je la devine, et pour en finir avec ces préliminaires (qui touchent parfois au fond) :
— Après le droit de transposition il faudrait légitimer, plus délicat, le droit de parti-pris. On ne contesterait que, dans cette rencontre de deux — dirai-je ? — « sociétés », la nôtre et « celle » de Tahiti, le peintre donne à la sauvagerie tahitienne ses préférences et le suffrage, solennellement, de son admiration. De quoi, permettez, rire, sans plus davantage s’attarder à ce jeu d’un goût rare.
— Au prix seulement d’une intime et entière familiarité avec l’objet de son œuvre l’artiste peut faire sa révélation : point de telle union sans sympathie profonde. Et, à cet objet, sans l’élan d’une sympathie première ou quelque pressentiment, l’artiste fût-il jamais venu ? Sympathies, admirations, même préférences, pour la beauté du décor, au moins, enchanté : tu les comprends. Que sur cette scène merveilleuse, et parce que le visage des acteurs est moins pâle que le tien, banal ou vil soit le drame joué, tu le décidés ? Hésite ! Souffre qu’un autre ait d’autres pensées, fondées en études et en méditations. Cet autre-ci, las de décadence occidentale, s’est épris des grandes floraisons végétales et humaines de là bas ; il a donné son respect aux splendeurs d’autrefois, sa piété à l’agonie présente.
Je ne le défends pas. Je sens, par lui peut-être et par son œuvre, comme lui. Et rêverais-je devant cette occasion d’être heureux sans espérance — le thème — d’enchaîner à l’opération d’un art celle d’un autre art et une seconde à la première épiphanie, si je n’étais, moi aussi, épris de cette sauvagerie fastueuse et de toute cette beauté vivante dans la symphonie peinte — et vivante dans ma pensée ?
Mais !… Est-il, autrement que par les lignes colorées, communicable, ce paradis ? Par de là l’abord si facile des êtres, l’énigme réfugiés au fond des yeux ! Et ce sourire : comme le dédain de mentir pour cacher un Secret qui, même proféré, ne saurait perdre son caractère fatal de Secret ! Ainsi la Foret tahitienne, elle aussi, néglige de se garder : ni serpents ni fauves et sa splendeur invite, mais c’est sa splendeur même, c’est sa miraculeuse splendeur qui la défend, polychrome et multiforme éblouissement qui voile d’éclat le mystère des fonds…
— Attends ! intervient le Peintre : je t’aiderai à deviner. Je tâcherai que les tableaux te content leur histoire, la mienne, là bas, sans que les récits à l’œuvre prétendent ajouter rien, que : soulever les franges d’infini qui relient entre eux les épisodes du poëme, afin de te conduire, par le corridor de l’espace et du temps, à travers les souvenirs ou se décompose en circonstances le rêve total.
Écoute donc.
Mais n’oublie pas que tout artiste sincère est l’élève de son modèle. Ainsi ai-je voulu faire, moi-même : je tenais le pinceau, les Dieux Maories dirigeaient ma main.
Et prends garde : l’abord n’est pas si facile ! Elle est épaisse, l’ombre qui tombe du grand arbre, et l’antre est formidable, qu’il masque. Elle est bien subtile et très fugace, bien-fière et très savante, l’Eve dorée, et je n’ai pas inventé le mélange d’horreur et de joie qui fait le charme maorie. Mais sais-tu, sans incertitude, sans regrets de jadis et terreurs de futur, sais-tu si la joie serait ?
— Dites, qu’avez-vous vu ?
- ↑ Ce mot, mais ainsi orthographié, appartient à la langue maorie, et signifie : chant de joie.
- ↑ Incubes et succubes, esprits des morts, génies errants. — Les u et les ü, dans les mots de la langue maorie, se prononcent ou.
- ↑ Ceinture : unique vêtement.
- ↑ Les grands dieux.
- ↑ Il convient d’ajouter que « l’expansion coloniale » de l’occident civilisateur a vivement achevé l’œuvre des végétaux.
- ↑ Toutefois, je dois noter que la simple alternance de la prose et des vers a suffi pour rebuter plusieurs éditeurs ; ils affirment qu’il n’y a pas de lecteurs pour ce genre d’écrire. Je conserve les autographes où ces commerçants ont consigne leur unanime opinion. — documents, dont je ne m’exagère pas la valeur, pour l’histoire littéraire de mon temps.