Ninive (Sébastien-Charles Leconte)
… LE LIVRE
N’étant pas de matière, est en dehors des temps.
S. CH. L.
Or, Shin-Akhé-Irib est rentré dans Ninive.
Dans le sang, dans la boue humaine et la chair vive,
Il a taillé sa route et creusé son sillon,
Et de Kar-Dounyas au rocher de Sion
La fange du massacre a rougi ses semelles :
Il a pris les petits, éventré les femelles
De l’ours noir, du chacal, de l’homme et des lions,
Et, sous les fouets de fer, poussé par millions
Les captifs hébétés et la tourbe vaincue
Des nations qu’on marque et qu’on vend, et qu’on tue.
La Terre sous ses pieds bâille d’effroi ; les faulx,
Tournoyant sous l’essieu de ses chars triomphaux,
Ont, sur le sol brûlé, rasé comme des chaumes
Les peuples et les dieux, les rois et les royaumes,
Et foulé l’univers comme un champ de maïs
Des cimes du Liban aux monts d’Elymaïs.
La colère d’Asshour a débordé ses rives,
Et, sous le pas vainqueur de ses hordes massives,
L’extermination a roulé comme l’eau
Des tours de Shoshannah aux palais de Millô.
LES VAINCUS.
Il a vu les vieillards, prisonniers inutiles.
Se rouler dans le sable ainsi que des reptiles,
En crispant des moignons coupés, et, sur les croix,
Se tordre mutilés les cadavres des Rois.
Il a versé le plomb fondu dans les entrailles
Des chefs, et cimenté les fentes des murailles
Avec la chair encor tremblante des captifs,
Foulé sous le sabot des étalons rétifs
Des ventres convulsés et blancs de jeunes filles
Qui sursautaient, ainsi que d’atroces chenilles.
Lui-même, observateur du rite ancien, s’armant
Du fer rougi qui siffle et du charbon fumant,
A fait sauter les yeux hors des orbites vives
Et scellé d’un anneau de bronze les gencives
De milliers de vaincus liés à des poteaux.
La peau des écorchés criait sous les couteaux,
En lanières de cuir lentement rabattues ;
Et, rouges, pantelants, pareils à des statues
De viande, ils ont montré, hideusement mouvants,
Dans des trous pleins de vers leurs yeux encor vivants.
Il a, dans son palais, qu’enserrent trois enceintes,
Maçonné des blessés parmi les briques peintes ;
Il a bâti d’Asshour l’indestructible écueil,
Et nivelé l’Asie entière. Son orgueil
Entend, sous les sabots de ses cavaleries,
Le chœur tumultueux des dernières tueries,
Et, dominant la voix des acclamations,
Le râle épouvanté des générations
Scandant à l’horizon sa marche triomphale.
Sous le cintre éployé de la Porte Royale,
Dans un muet flamboiement d’or, Dominateur
Mitré, qu’enveloppe une immobile splendeur,
Shin-Akhé-Irib, Roi d’Asshour, haussant sa taille
Colossale, est debout sur son char de bataille ;
Sa main maîtrise encor l’arc aux cornes de fer :
Son glaive est d’un géant ou bien d’un dieu. L’éclair
Merveilleux des joyaux sur son col rampe et tremble.
Son geste, sans roidir les rênes qu’il assemble,
Contient deux étalons dont sonnent les sabots.
Ses muscles, que détend leur orgueilleux repos,
Par la calme vigueur de leur force décèlent,
Sous l’étoffe sacerdotale qu’ils bossèlent
De la robe lamée et qui tombe en plis droits,
Le Chasseur de lions et le Chasseur de rois.
LES VILLES.
Asshour sous son regard s’étend en plaines jaunes
Où d’énormes cités, étageant leurs pylônes,
Barrent l’horizon noir de leur entassement
Monstrueux, et pareil au fauve accouplement
Des bêtes de la nuit dans le sable accroupies.
Les millions de bras des nations impies
Et la sueur de sang des générations,
Sous le grand ciel muet aux imprécations
Du vil bétail courbé sous l’étreinte des sangles,
Ont scellé sur la pierre aux redoutables angles
Le haut soubassement des colossales tours :
Leur fourmillement sombre effrayait les vautours,
Et, la nuit, sous le jet dardé des phalariques,
Aux lueurs de l’asphalte et des fourneaux de briques,
Vingt peuples, mutilés par la forge, et noircis,
Et marqués d’un fer chaud entre les deux sourcils,
Entravés, un carcan de bronze sur la nuque,
Sous le bâton du maître et du hideux eunuque,
Avec les noirs granits, les marbres et les grès,
Ont bâti ces amas de murs démesurés :
Ressen, Kalah, Singar, que gardent des colosses,
Où le chasseur Nimroud a parqué ses molosses,
Et qui montrent, scellés aux fûts de leurs piliers,
Les anneaux de métal rivés à leurs colliers
Terribles, et pareils aux étranges ceintures
Qui pendent aux plafonds des chambres de tortures.
Mais ces villes, dressant au fond du firmament,
De leur base de fange à leur entablement,
L’amoncellement noir de leurs architectures,
Et des Rois disparus les hautes sépultures,
Ces villes, encombrant la face du désert,
Des plaines du Shinar au rivage d’Azer,
Et dont l’ombre, pareille à l’ombre des montagnes,
D’Elam et d’Elassar envahit les campagnes,
Ces villes, où la tour s’étage sur la tour,
Auprès de Ninoua la grande, où règne Asshour,
Sont comme des aiglons sous les ailes de l’aigle.
LES NATIONS.
Telles que sur le van des poussières de seigle,
Le Roi d’Asshour contemple, ondulant à ses pieds,
La houle des vaincus aux flots multipliés,
Du fond de l’horizon venant, lourdes marées,
Se heurter, avec des clameurs exaspérées,
Au mur de la terrasse, où, debout sur son char,
Victorieux de ceux qu’a condamnés Ishtar,
Le conquérant du monde agenouillé soulève
Sa stature de dieu dans le soleil du glaive.
Ils viennent, muets sous les expiations,
Ces troupeaux qui longtemps furent des nations
Les yeux étincelants de fièvre et de famine,
Sales, mangés de lèpre et rongés de vermine,
Et d’ulcères hideux et noirs qui sont des trous,
Sous les carcans de fer qui labourent leurs cous,
Avec des mains sans doigts atrocement crispées
Et des regards cherchant leurs paupières coupées :
Ils viennent, hébétés de peur, courbant le dos
Aux lanières de cuir qui font craquer leurs os,
Stupides sous l’épieu qui les broie et les chasse.
Et la vague grossit, épouvantable masse,
Avec de longs remous qui laissent derrière eux
Des cadavres luisants et des moignons affreux,
Des petits enfants morts sur les gorges séchées,
Et des paquets vivants d’entrailles arrachées,
Comme un nid de serpents lovés sur le sol noir,
Où les derniers venus trébuchent sans les voir.
Telle, emplissant les airs de son intense haleine
Et de ses pas confus, l’énorme écume humaine,
Gonflant son onde accrue ainsi qu’un élément,
Vers Shin-Akhé-Irib roule innombrablement.
Et, comme sur la dalle où pourrissent les claies,
Où, rampant dans le flux fétide de leurs plaies,
Se tordent en râlant d’affreux suppliciés
Sur leurs membres rompus déjà putréfiés,
On voit danser, dans la torpeur des cieux farouches,
Le strident tourbillon des venimeuses mouches
Étincelantes dans leurs corselets d’azur,
Ainsi, droits sous la mitre encerclant leur front dur,
Multipliant l’éclair du cimeterre courbe,
Les Cavaliers d’Asshour, qui poussent cette tourbe
De chair presque insensible et qui palpite encor,
Resplendissent dans leur cuirasse aux squammes d’or,
Et les chefs, étalant leurs amples robes peintes,
Avec leurs cils fardés et leurs paupières teintes
Et leurs cheveux lissés à l’huile de santal,
Semblent des baalim d’ivoire et de métal.
Et, dans ce fleuve épais mêlant ses longues lignes,
Les étalons cabrés montrent, comme des cygnes,
Leurs ventres, par l’éclair un moment embrasés,
Et leurs sabots battants sur les rangs écrasés,
Où des haillons de peau tournent avec les roues
Des chariots sculptés et hauts comme des proues.