Ninive (Louis Vivien de Saint-Martin)/02

Seconde livraison
Le Tour du mondeVolume 7 (p. 321-336).
Seconde livraison

Taureau ailé assyrien. — Dessin de M. E. Flandin.


NINIVE,

PAR M. VIVIEN DE SAINT-MARTIN[1].
1844-1860. — TEXTE INÉDIT.




Une expédition française, sous la direction de M. Fulgence Fresnel, accompagné de M. Jules Oppert et d’un architecte, est chargée, en 1852, d’aller étudier le site de Babylone.

Les beaux résultats de l’exploration des sites assyriens avaient reporté la pensée vers Babylone. M. James Rich, que nous avons déjà nommé, en avait étudié le site en 1811 et en avait fait l’objet d’un mémoire instructif. Plusieurs voyageurs s’y étaient aussi arrêtés après Rich, mais des fouilles suivies et quelque peu importantes n’y avaient pas encore été entreprises. Il devait y avoir là aussi des découvertes à faire et une moisson à recueillir. Un savant déjà connu par de profondes recherches sur l’Arabie, où il avait séjourné longtemps, M. Fulgence Fresnel, détermina le gouvernement français à consacrer quelques fonds à cette recherche. La direction lui en fut confiée, et on lui adjoignit, en même temps qu’un architecte, un jeune orientaliste allemand, M. Jules Oppert. Les circonstances politiques où se trouvait la France ne permettaient pas, malheureusement, de doter bien richement cette expédition ; aussi n’a-t-elle pas pu poursuivre les excavations autant, à beaucoup près, que l’aurait voulu M. Fresnel, et qu’il l’eût fallu pour arriver à de sérieuses découvertes. Les résultats n’ont pas laissé, néanmoins, d’avoir beaucoup d’intérêt. La commission a étudié à fond le site de l’ancienne capitale, et elle a pu y constater, mieux qu’on ne l’avait fait avant elle, plusieurs particularités topographiques assez importantes. Il est resté bien démontré, contrairement à l’opinion de Rich, que l’énorme massif de terre et de briques qui se dresse à plus de deux heures de la rive occidentale de l’Euphrate, et que la tradition locale désigne sous le nom de Birs-Nimroûd, représente le monument pyramidal si célèbre dès la haute antiquité sous le nom de Tour de Bélus, ou, comme il est désigné dans la Genèse, de Tour de Babel. Cette ruine vénérable n’est plus qu’un monticule de décombres que couronnent les restes encore très-élevés d’un mur en briques. Le tout, d’après une bonne mesure trigonométrique de M. Félix Jones, l’ingénieur anglais qui a relevé le plan des ruines assyriennes, domine la plaine d’une hauteur totale de cent cinquante-trois pieds six pouces anglais, environ quarante-sept mètres. M. Rawlinson y a trouvé en 1854, après le départ de la commission française, une inscription du roi Nabukhodonosor, constatant que ce prince (environ six cents ans avant notre ère) fit réédifier la tour et le temple ruinés par le temps. Le monument fut détruit par Xerxès, environ cent vingt ans après sa reconstruction. Il a été aussi constaté qu’une longue chaîne de tumulus se prolonge au nord de Birs-Nimroûd, et conséquemment que les vestiges de Babylone existent aussi à l’ouest du fleuve, ce qui avait été contesté. Aujourd’hui, comme au temps d’Hérodote, l’Euphrate sépare en deux parties l’emplacement de la ville. Ce qui paraît vrai, c’est qu’à part le temple de Bel et la citadelle de Sémiramis qui dominait la droite du fleuve, et dont il ne reste aucune trace, les monuments les plus nombreux, les plus riches, les plus considérables, se trouvaient sur la rive gauche, dans la partie orientale de la ville. Cette partie orientale était la ville neuve ; Nabukhodonosor l’avait presque entièrement rebâtie. La vieille ville, la ville de Nemrod, était celle de l’ouest.

Trois groupes principaux, ou plutôt trois massifs de ruines informes, se font remarquer dans ce qui fut la ville Neuve. Le plus septentrional est connu sous le nom arabe de Modjélibèh (qui signifie la Bouleversée) ; celui du milieu est appelé el-Kasr (le Château) ; le troisième, au sud du précédent, et à quarante minutes du Modjélibèh, doit à une petite mosquée son nom d’Amrân. Le palais de Nabukhodonosor devait occuper l’emplacement de Kasr ; toutes les briques qu’on en tire portent le nom de ce prince, le plus grand constructeur de l’antiquité babylonienne. M. Fresnel pensait qu’il faudrait ouvrir des tranchées d’une profondeur de quatre-vingts pieds au moins pour arriver au sol ancien de la ville.

M. Oppert, à qui la mort de M. Fresnel a laissé la tâche d’élaborer les matériaux de l’expédition, en publie en ce moment même les résultats. Au récit historique du voyage et des opérations poursuivies sur le site de Babylone, M. Oppert a joint l’exposé du déchiffrement des écritures cunéiformes, et la traduction des principaux monuments recueillis en Babylonie et à Ninive.


La découverte des inscriptions ninivites fait entrer l’étude des cunéiformes assyriens dans une nouvelle phase.

Jusqu’à l’époque de l’exploration de Khorsabad et des autres sites assyriens, l’étude de la troisième écriture des inscriptions trilingues était restée fort en arrière des deux autres. Les publications de M. Botta, et bientôt après celles de M. Layard, lui donnèrent un vigoureux élan. Des travaux importants furent publiés presque simultanément en France par M. de Saulcy, en Angleterre par le docteur Hincks, le colonel Rawlinson et M. Fox Talbot. L’Allemagne est représentée dans cette nouvelle étude par M. Oppert, qui y a pris aujourd’hui une des premières places. Hérissée de difficultés que les écritures de la première et de la seconde espèce ne présentent pas au même degré, elle hésite et varie encore sur plus d’un point ; néanmoins l’accord des savants, bien supérieur à leurs dissidences, montre qu’elle est déjà fixée sur tous les points essentiels. On ne peut plus mettre en doute que le fond de la langue, par ses formes aussi bien que par son vocabulaire, ne soit sémitique. D’un autre côté, non-seulement l’écriture est syllabique, comme l’écriture médique ou de la deuxième espèce, mais elle a de plus des particularités qui lui sont propres. Un grand nombre de signes purement idéographiques, sans prononciation connue, se mêlent aux signes phonétiques aussi bien dans les noms propres que dans l’expression des mots ordinaires de la langue ; ainsi, pour en donner un exemple, l’idée de Dieu est rendue par un rayonnement en forme d’étoile, l’idée de roi par une abeille, l’idée de terre par un espace fermé avec des traits horizontaux à l’intérieur qui figurent les sillons, et cela sans que les mots sémitiques qui signifient Dieu, terre ou roi, puissent s’appliquer aux groupes où ces signes se rencontrent. L’écriture a en outre un grand nombre de signes susceptibles de recevoir des sons ou des articulations différents, ce que l’on a désigné sous le nom de polyphonie. Il est aisé de concevoir ce que de pareilles bizarreries doivent jeter d’incertitude dans la lecture. Il faut ajouter, toutefois, que plusieurs de ces anomalies sont déjà ou maîtrisées ou très-circonscrites, et qu’au total, si l’on n’est pas arrivé encore au point d’appliquer et d’analyser un texte assyrien comme on le fait aujourd’hui d’un texte persépolitain, on est assez avancé non-seulement pour entendre parfaitement le sens général d’un texte assyrien quel qu’il soit, mais aussi pour en traduire la plus grande partie d’une manière tout à fait sûre.

Sans prétendre entrer en aucune façon dans le domaine spéciale de la philologie, nous avons dû insister sur ce fait. On comprend que pour apprécier le degré de confiance que l’on peut accorder aux données historiques qui se firent des monuments, il convient d’être fixé sur le degré de certitude où est arrivée l’interprétation des textes.


Quels résultats positifs sont sortis jusqu’à présent de l’étude des monuments et du déchiffrement des inscriptions assyriennes.

Nous avons exposé l’historique des découvertes et des fouilles de la Perse, de l’Assyrie et de la Babylonie ; nous avons suivi, autant que le permettait notre cadre, le progrès des études archéologiques et du déchiffrement des écritures cunéiformes, depuis Grotefend qui a ouvert la voie, jusqu’au moment actuel ; il nous reste à montrer ce que ces explorations, ces fouilles, ces études si laborieusement suivies et si heureusement couronnées, ont donné jusqu’ici de résultats positifs, ce qu’elles ont ajouté de notions certaines et importantes à notre connaissance de l’antiquité orientale.


Résultats acquis pour la connaissance de la société assyrienne. — Civilisation — État social. — Art de la guerre.

Ce qui frappe à la vue des monuments exhumés du sol de l’Assyrie, c’est la civilisation dont ils sont l’image.

Image effacée, brisée, mutilée, et qui pourtant garde dans ses débris quelque chose de son éclat et de sa grandeur.

Les prophètes du peuple hébreu, contemporains de la puissance assyrienne, et après eux Hérode et Ctésias, organes d’une tradition récente encore, parlent en termes magnifiques de l’opulence des rois de Ninive et des rois de Babylone, du faste de leur cour, de la splendeur de leurs édifices ; et voici que des ruines perdues depuis vingt-quatre siècles, appuyant de leur témoignage les descriptions contemporaines, nous apportent comme un dernier reflet de ces vieilles monarchies de l’Orient.

Ne demandez pas, cependant, à ces antiques sociétés du monde oriental quelque chose qui ressemble à la société délicate et polie du siècle de Périclès ou du siècle d’Auguste, et bien moins encore à la civilisation à la fois savante et raffinée de nos sociétés modernes. Les civilisations du vieil Orient ont un caractère plus matériel. Leur développement, comme leur éclat, est surtout extérieur ; elles ne rayonnent pas jusqu’aux profondeurs de l’intelligence. Les contrastes y sont nombreux et violents ; par bien des points encore elles touchent à la barbarie.

Du sommet de la hiérarchie plane la figure royale. La personne du roi figure dans une multitude de scènes de guerre, de chasse ou de religion, représentées sur des bas-reliefs. Tantôt on le voit assis sur son trône, un arc et une flèche à la main, assistant au siége d’une ville ennemie ; tantôt, monté sur son char que précèdent ses gardes, il revient victorieux d’une lointaine expédition.

D’autres fois on le voit environné de ses eunuques (reconnaissables à leur face imberbe et à la rondeur efféminée de leurs traits), et de figures symboliques qui devaient rappeler quelques-uns de ses attributs religieux. Plus fréquemment on le montre debout ayant devant lui ses chefs ou ses grands fonctionnaires. Il porte une longue tunique bordée d’une frange qui se termine par plusieurs rangs de perles. Par-dessus la tunique est jeté une sorte de manteau tout couvert de riches broderies. Les pieds sont chaussés de sandales à quartiers relevés, exactement semblables à celles qui sont en usage encore aujourd’hui dans la Mésopotamie. Les oreilles sont ornées de pendeloques précieuses, et les bras nus, au-dessus du coude, de bracelets en spirale, ainsi que les poignets. La main droite repose sur la riche poignée d’un glaive suspendu à la ceinture et toujours placé horizontalement.

Bas-reliefs assyriens. — Chasse. — Dessin de Catenacci.

Malheureusement nous n’avons pas ici, comme sur les monuments de l’Égypte, la représentation multipliée de toutes les classes de la société, depuis celles qui touchent aux marches du trône jusqu’aux artisans et aux cultivateurs, faisant ainsi passer sous nos yeux tous les degrés de la hiérarchie sociale, chaque classe entourée de ses attributs et représentée dans l’activité même de sa vie habituelle. Cette différence vient de ce qu’en Égypte il était d’usage de représenter, dans les tableaux qui ornaient l’intérieur des tombes, tout ce qui se rattachait aux dignités ou aux fonctions du personnage inhumé, le détail de la fabrication du vin, par exemple, se rattachant aux fonctions de l’échanson royal, ceux des semailles, des irrigations, de la récolte, de la manipulation des grains, etc., etc., à celles du grand panetier, chaque série de travaux entraînant une infinie variété de costumes, d’ustensiles, de procédés et d’accessoires ; tandis que sur les bords du Tigre on n’a pas jusqu’à présent rencontré une seule tombe qui remonte aux temps assyriens. Peut-être l’usage des Assyriens était-il de brûler leurs morts, car M. Botta a trouvé à Khorsabad, renfermées dans une sorte de caveau sépulcral, une rangée d’urnes contenant des ossements calcinés. On sait cependant par Hérodote que les Babyloniens (dont les usages étaient en général les mêmes que ceux des Assyriens) inhumaient leurs morts conservés dans du miel, et l’on a en effet retrouvé dans la Babylonie des voûtes sépulcrales avec des restes de squelettes, ainsi que des cercueils d’une forme singulière.

Comme tous les monuments figurés qu’on a rapportés de l’Assyrie ont été trouvés dans des habitations royales, tout, ou presque tout dans ces sculptures, se rapporte aux actions ou aux habitudes du souverain. Il n’est donc pas surprenant que les détails d’ameublement qu’on y rencontre çà et là soient tous d’une grande richesse. À part la matière et les ornements, on peut supposer, néanmoins, que ces objets de la vie usuelle ne différaient pas essentiellement de ceux qui étaient en usage dans une partie des autres classes de la population. Parmi ces détails, il y en a d’ailleurs de caractéristiques. Les Assyriens, à la différence des Orientaux modernes, s’asseyaient sur des siéges assez semblables à nos fauteuils et à nos tabourets, et ils mangeaient comme nous sur des tables. Les tables et les chaises étaient décorées avec richesse et un véritable goût, et nous présentent les mêmes motifs d’ornementation que nos meubles actuels, des pattes de lion, des têtes d’animaux, etc.

Les vêtements, au moins ceux des personnages appartenant à la cour, témoignent également d’un grand luxe. Ce sont des tuniques ou des robes plus ou moins longues, des manteaux de diverses formes, des écharpes à longues franges, des ceintures brodées, le tout couvert d’une profusion d’ornements. Ces ornements, et en particulier les broderies, sont d’un très-bel effet ; la fantaisie s’y joue en capricieux arabesques, heureusement entremêlés de rosaces, de fleurs, de branches enroulées et d’animaux.

Comme tous les Orientaux, les Assyriens prenaient un soin extrême de leur barbe ; la manière dont on la voit toujours tressée sur les bas-reliefs leur est tout à fait particulière. La chevelure, également très-soignée, tombe sur le cou en un chignon épais tressé ou bouclé comme la barbe.

Dans aucun des tableaux sculptés qui décorent les palais, ou ne voit figurer une seule femme, si ce n’est dans quelques scènes représentant des ennemis captifs où les deux sexes sont confondus. C’est du reste à la guerre et à ses scènes diverses, exercices, marches, siéges, batailles, qu’est consacrée l’immense majorité des bas-reliefs. Les troupes des armées assyriennes se composaient en partie de fantassins armés de piques ou de flèches, en partie de cavaliers armés à la parthe, ou d’archers montés sur des chars. Ceci est conforme aux descriptions d’Hérodote. Quelques-uns sont entièrement couverts de cottes de mailles. Ils, étaient guidés par des étendards. Un chef, représenté sur son char, montre quelle richesse d’ornements les Assyriens déployaient dans l’équipement de leurs chevaux de guerre.

Les bas-reliefs permettent amplement de juger de l’art de la guerre chez les Assyriens appliqué à l’attaque et à la défense des places. Des béliers portés sur des roues servaient à battre les murailles ; on voit aussi représentées des villes escaladées au moyen d’échelles et emportées d’assaut. Un champ de bataille présente une horrible scène de confusion et de carnage. Des têtes coupées, des prisonniers empalés en vue d’une place assiégée, d’autres écorchés vifs, donnent une triste idée du droit de la guerre qui régnait alors. On voit aussi figurées des guerres maritimes, qui ont pour théâtre ou les eaux d’un fleuve, ou de vastes marais, ou même la mer. Ces dernières, sans doute, se rapportent aux guerres des Assyriens sur la côte phénicienne. Dans un tableau qui nous fait assister au retour triomphal d’une de ces lointaines expéditions, un chœur de musiciens et de chanteurs s’avance au-devant du roi. L’instrument qui domine est une sorte de théorbe ou harpe légère. Quelques-uns des musiciens soufflent dans une flûte double ; un autre frappe d’une baguette un instrument à cordes qu’il porte devant lui dans une position horizontale. Plusieurs des exécutants paraissent accompagner la mesure d’une sorte de danse cadencée. Nous avons dit que les femmes ne paraissaient pas dans les bas-reliefs assyriens ; il faut faire ici une exception. Ce sont des femmes, accompagnées d’enfants, qui chantent à la suite des musiciens.

La chasse, c’est encore la guerre ; les scènes en reviennent fréquemment sur les bas-reliefs. Il y avait des chasses royales qui ressemblaient presque à des expéditions militaires ; aussi les voit-on parfois mentionnées dans les mêmes inscriptions. Détruire les animaux féroces, le lion et le buffle notamment, qui infestaient les plaines de l’Euphrate et du Tigre, c’était servir le pays plus que par la conquête d’une province. Lorsque l’Écriture dit de Nemrod, le premier colonisateur de la Babylonie, que c’était « un grand chasseur devant le Seigneur, » il faut sûrement prendre les paroles du texte sacré non dans un sens emblématique et détourné, mais dans leur acception la plus directe. C’est ainsi que dans les légendes de la Grèce les premiers exploits des anciens héros sont de détruire les monstres qui désolaient le pays, encore tout couvert de bois et de marais.


L’architecture.

Les restes exhumés des constructions assyriennes montrent assez que chez les grands le luxe des habitations ne le cédait pas au luxe des vêtements, des chevaux et des armes. Une particularité commune aux grands édifices de la Babylonie et de l’Assyrie, c’était d’être élevé sur une plate-forme massive en terres rapportées, plus ou moins exhaussée au-dessus du sol, et dont les faces, revêtues de briques, s’inclinaient en larges gradins. Les murs extérieurs, comme ceux de l’intérieur, sont en briques séchées au soleil, et revêtues d’un parement formé de plaques de basalte ou de gypse marmoriforme, sur lesquelles sont sculptés des bas-reliefs avec leurs inscriptions ; des taureaux ou des lions à face humaine taillés dans le granit ou l’albâtre, donnaient un aspect monumental aux portes de l’édifice. Franchissons ces larges portails que le ciseau avait chargés de riches ornements, et pénétrons dans un de ces palais qui étaient la demeure du souverain. L’intérieur en devait être aussi imposant que magnifique. Une longue suite de salles, accompagnées d’une multitude de chambres et d’appartements privés, se succédaient au loin et couvraient une immense surface. Telle de ces salles, qui ont été déblayées, avait au delà de cent pieds de longueur et une largeur presque égale. Les plafonds de ces pièces gigantesques devaient être soutenus par des rangées de colonnes, quoique jusqu’à présent on n’en ait rencontré que de rares vestiges. On a trouvé, néanmoins dans les déblayements de Koïoundjik, des piédestaux encore rangés dans un ordre régulier. On peut très-probablement prendre une idée de la disposition de ces colonnades intérieures par celle de quelques grandes habitations actuelles des habitants sédentaires de la Mésopotamie. On voit dans quelques bas-reliefs la colonne employée comme décoration extérieure. Les parois des salles étaient, nous l’avons dit, revêtues de tablettes de marbres sculptées, et une partie au moins, sinon la totalité de ces sculptures, était rehaussée de vives couleurs. À l’extrémité supérieure de quelques-unes des salles, la figure colossale du roi était en adoration devant le dieu suprême, ou recevait des mains d’un eunuque la coupe emblématique.

Plusieurs portes, toujours accompagnées de taureaux ou de lions ailés, ou de l’image des divinités protectrices, ouvraient sur des appartements qui eux-mêmes conduisaient à d’autres salles, et dans chaque salle se reproduisaient de nouvelles sculptures. Ici l’artiste avait représenté des cortéges royaux se déployant dans toute leur variété ; ailleurs, le roi était monté sur son char, qu’entraînaient de toute leur vitesse de magnifiques coursiers ; ou bien encore c’étaient des files de prisonniers enchaînés défilant devant le trône royal, ou des envoyés étrangers venant offrir en tribut les plus rares produits de leurs contrées natales. Ces dernières scènes ont un intérêt particulier, soit par les costumes et l’aspect des personnages, soit par la nature des offrandes, qui peuvent fournir d’utiles indications sur les pays et les peuples avec lesquels l’Assyrie fut en relations selon les époques. Sous ce rapport, une stèle pyramidale en basalte noir, aujourd’hui déposée au musée Britannique, et dont notre musée du Louvre possède un beau moulage, est d’une grande importance. Cette stèle appartient au règne du troisième Salmanasar. Partout dans ces palais le pied foulait des dalles de marbre blanc pareilles aux revêtements des murailles, et toutes couvertes d’ornements ou d’inscriptions cunéiformes. Les plafonds, formés de bois précieux, étaient divisés en caissons moulés et sculptés, où les incrustations d’or et d’ivoire se mêlaient aux représentations peintes de fleurs et d’animaux. Au total, l’ensemble de ces vastes constructions, autant qu’on peut se les figurer par les indices épars et quelques descriptions anciennes, devait présenter, à l’intérieur aussi bien que dans son développement extérieur, un aspect grandiose et réellement imposant.

Bas-relief provenant du palais de Sardanapal. — Un convoi de prisonniers. — Dessin de H. Catenacci d’après M. Rawlinson.

Des conduits souterrains découverts sous un des palais de Nimroûd prouvent que la construction des voûtes, tant à arche pointue qu’en plein cintre, était connue des Assyriens.

Dans chacun des palais que les excavations ont jusqu’à présent mis à jour, toutes les scènes sculptées où le roi figure, tous les emblèmes, toutes les inscriptions, se rapportent exclusivement au prince qui a fondé l’édifice. Tout monarque qui voulait transmettre à la postérité le souvenir de ses actions guerrières élevait ainsi, à ce qu’il semble, une de ces vastes et somptueuses demeures, qui devait être toute remplie de son nom.


Les arts du dessin. — La statuaire.

Tout ce système de constructions et d’ornementation prouve qu’à plusieurs égards l’art assyrien avait acquis un remarquable développement. À certains égards, disons-nous, car ici encore nous trouvons de singulières inégalités dans l’avancement des diverses branches de la plastique et des arts du dessin.

Nous ignorons si l’art assyrien a été entravé, comme l’art égyptien, par certaines formules ou certaines prescriptions religieuses ; ce qui est évident, c’est qu’en Assyrie et en Égypte les arts plastiques se sont arrêtés presque au même point de leur développement. Le convenu des types et la roideur des formes leur sont à peu près communs ; moins en Assyrie qu’en Égypte, cependant. L’artiste assyrien a comme l’égyptien, il est vrai, un type constant pour chacune de ses figures : soit qu’il trace l’image d’un prêtre, ou d’un guerrier, ou d’un ennemi captif, c’est toujours le même costume, les mêmes emblèmes, presque la même attitude ; mais, dans le dessin de chaque individu, il cherche évidemment à se rapprocher de la nature. Dans le visage et dans les membres, il introduit une sorte de modelé que n’a pas connu le sculpteur égyptien. Il rend, autant qu’il le peut, la saillie des muscles et le jeu des articulations. Son ciseau se complaît dans les détails, dans les ornements, dans l’exécution de la chevelure et de la barbe. Là surtout où il déploie une véritable habileté, c’est dans l’exécution des animaux. Ses chevaux et ses lions ont une pureté, un élan, une vérité qui peuvent entrer en parallèle avec l’art moderne. Mais dans les figures humaines ne lui demandez ni la science du dessin, ni l’agencement des membres selon le mouvement du corps, ni l’entente du raccourci ; ne lui demandez surtout, dans les scènes et dans les groupes, ni les lignes fuyantes, ni les proportions, ni la perspective, rien, en un mot, qui rappelle, même de loin, la véritable observation et le sentiment de la nature, — rien de ce qui constitue l’art dans son expression élevée. Tout y est jeté sur le même plan, avec une naïveté d’exécution tout à fait primitive. L’artiste veut-il représenter une vallée au milieu de laquelle coule une rivière, il n’imagine rien de mieux que de planter ses arbres en sens inverse, de telle sorte que sur une des deux rives la cime des arbres se projette en haut, et sur l’autre rive elle est tournée vers le bas. Ou a peine à s’expliquer comment une telle barbarie pouvait se concilier avec la perfection relative où étaient arrivés certains arts manuels, quoique la même anomalie se retrouve chez les anciens Égyptiens, aussi bien que chez toutes les nations policées du sud et de l’orient de l’Asie.

L’art véritable, l’art qui a transporté le sentiment du beau et de l’harmonie dans l’imitation matérielle, est une création du génie grec ; nul peuple avant les Grecs n’en eut la révélation.

Et cependant l’art grec lui-même a ses racines dans l’art asiatique, comme la fleur au port délicat, dont la corolle reflète l’azur du ciel, plonge ses racines dans un sol grossier.

Khorsabad. Palais du roi Sargon. — Personnage ailé (musée du Louvre). Dessin de Catenacci.

On n’a jusqu’à présent trouvé que deux statues proprement dites en Assyrie : l’une, assise et très-mutilée, dans les ruines de Kalah-Cherghât ; l’autre debout, dans un des palais de Nimroûd. Celle-ci est à peu près de demi-grandeur naturelle : elle est taillée dans un calcaire compacte. « Les proportions générales ne sont pas trop incorrectes, dit M. Layard, sauf le manque d’épaisseur quand on la regarde de côté. »

On avait toujours cru que la première inspiration des arts plastiques avait été apportée de l’Égypte en Grèce et en Italie ; c’est un des résultats des découvertes assyriennes, et non des moins intéressants, d’avoir rectifié ce que cette vue avait d’inexact. La parfaite ressemblance des vases et des coupes trouvés en Phénicie et à Ninive, avec les plus anciens produits céramiques de l’Étrurie et de la Grèce, montre d’où vient l’imitation. Cette ressemblance est à la fois dans la forme, dans les ornements et dans les sujets emblématiques. À ce point de vue, l’étude de l’art assyrien acquiert une importance spéciale. Il en est de même de la sculpture, premier germe de la statuaire antique. On en peut suivre la progression à travers l’Asie-Mineure, depuis la vallée de l’Euphrate jusqu’aux bords de l’Égée, et de la Grèce asiatique chez les Grecs d’Europe. L’Asie Mineure, avant de passer sous la domination perse, avait été, durant de longs siècles, une dépendance de l’empire assyrien. Le temps a fait disparaître à peu près toutes les traces de la période assyrienne ; mais celles de l’époque perse y sont encore nombreuses, et l’art perse, tel qu’il se développa sous les Akhéménides, n’était lui-même qu’une émanation de l’art assyrien. La connexion entre les monuments de la période perse en Asie Mineure et les formes archaïques de l’art grec, est aujourd’hui bien reconnue.


Objets divers en bronze, en argile, en pierres fines, en ivoire, etc.

C’est surtout dans le travail d’une foule de petits objets d’un usage commun et personnel, aussi bien que dans certaines industries dont on a retrouvé des spécimens, que les artistes ou même les ouvriers assyriens font preuve d’une habileté manuelle dont on a quelquefois lieu d’être étonné. C’est encore un trait commun entre eux et les Égyptiens, dans les tombeaux desquels on a trouvé des armes, des bijoux et d’autres objets qui datent de douze à quinze cents ans avant l’ère chrétienne. et dont la perfection est merveilleuse.

Les Assyriens connaissaient le verre et diverses espèces d’émaux. Ils savaient cuire l’argile pour en fabriquer soit des briques, soit des vases et des poteries d’une pâte plus ou moins fine. La brique était d’un immense usage, en Assyrie comme à Babylone, pour la construction et l’ornementation ainsi que pour d’autres applications. C’était sur des carrés en briques ou sur des cylindres polygones que l’on inscrivait, nous l’avons vu, soit au moyen d’empreintes, soit avec des poinçons sur la tablette encore molle, les choses dont on voulait conserver le souvenir. Les Assyriens appliquaient aussi sur les briques employées dans les constructions intérieures des dessins en couleurs variées d’un effet assez semblable aux ornements étrusques. Leurs poteries ne manquent ni de goût ni d’élégance, non plus que leurs vases en albâtre et en bronze. Ils confectionnaient d’ailleurs en terre cuite une foule d’objets de fantaisie.

Vases, poteries assyriennes du Louvre. — Cylindre chargé d’inscriptions. — Dessin de Catenacci.

L’art de fondre, de travailler, de repousser même divers métaux, particulièrement le cuivre, était bien connu. Un lion en bronze trouvé à Khorsabad, et qui se conserve maintenant au musée du Louvre, est d’une très-bonne exécution. On a rencontré dans les ruines beaucoup d’ustensiles en cuivre, qui ornent aujourd’hui les vitrines de nos musées de Paris et de Londres. De larges coupes du même métal sont remarquables. par cette particularité singulière, d’une inscription dont les lignes en spirale couraient au fond de la coupe qu’elles couvrent entièrement. Cette inscription n’est pas en caractères cunéiformes, mais en lettres semblables à l’ancien phénicien, qui paraît avoir été l’écriture cursive et probablement usuelle, de Babylone et de Ninive, comme elle fut aussi, du moins on a lieu de le croire, l’écriture des Kouschites du sud de l’Arabie.

Lion en bronze, figurine du palais de Sardanapal. — Dessin de Catenacci.

Les bijoux que l’on voit figurés sur les bas-reliefs, bracelets, pendants d’oreilles, etc., devaient être aussi une branche distinguée de l’industrie assyrienne appliquée à la fonte et au travail des métaux. Ils savaient également sculpter l’ivoire et graver sur diverses sortes de pierres fines.


La théogonie et le culte.

Les données nouvelles qui se firent soit des inscriptions, soit des représentations figurées pour la connaissance du panthéon assyro-babylonien, des symboles théogoniques et des cérémonies du culte sont, dès à présent, nombreuses. Néanmoins, quoique les récentes découvertes aient déjà donné lieu à des recherches et à des travaux importants, le sujet est bien loin encore d’avoir été creusé à fond. Les symboles les plus fréquents qui se rencontrent dans les bas-reliefs et dans les sculptures décoratives, indépendamment des taureaux et des lions à tête humaine, sont des personnages à tête d’épervier ou à corps de poisson, des génies ailés, une sorte d’Hercule étouffant un lion dans ses bras. Deux emblèmes très-fréquemment reproduits sont la pomme de pin et une sorte de panier à anse, qu’un personnage symbolique tient de chaque main. Chez les Assyriens comme chez les Perses, l’emblème du Dieu suprême est une figure sortant d’un cercle ailé.

Effigie royale (musée du Louvre). — Dessin de Catenacci.
L’Hercule assyrien (musée du Louvre). — Dessin de Catenacci.


Les résultats nouveaux acquis pour l’histoire.

C’est surtout par leur signification historique que les bas-reliefs des palais assyriens, ainsi que les inscriptions qui les accompagnent, se recommandent à l’étude des archéologues. Sans donner encore à beaucoup près les moyens de restituer toute la série de l’histoire assyrienne, les monuments rapportés depuis vingt ans des bords du Tigre et du bas Euphrate n’en ont pas moins une immense valeur pour la restitution partielle de plusieurs de ces périodes. Ils ne confirment pas seulement d’une manière éclatante l’exactitude des annales du peuple juif en ce qu’elles nous apprennent des empires de Ninive et de Babylone ; ils y ajoutent de nombreux détails, et ils renferment de précieuses données qui permettront tôt ou tard de reconstituer, au moins en partie, l’état politique en même temps que l’état géographique de l’Asie occidentale, pour des époques de beaucoup antérieures aux plus anciennes informations des historiens grecs.

Détails d’ornements, et tête de cheval en bas-relief (musée du Louvre). — Dessins de Catenacci.

Ce qu’il importe d’abord de bien constater, c’est l’époque même des inscriptions. Toutes celles que jusqu’à ce jour on a déterrées en Assyrie proviennent presque exclusivement des trois localités principales, Khorsabad, Nimroûd et Koïoundjik, explorées par M. Botta et par M. Layard. Or, plusieurs des princes auxquels ces inscriptions appartiennent sont connus par des synchronismes de l’histoire sainte, et le temps où ils ont vécu se renferme dans l’espace de trois cents ans environ, depuis le dixième siècle avant l’ère chrétienne (vers 930) jusqu’au milieu du septième siècle. Une seule remonte et une époque plus ancienne que les précédentes : c’est l’inscription de Tiglath-Pilésèr, gravée sur un cylindre trouvé dans les ruines de Kalah Cherghât, ainsi que nous l’avons dit précédemment, inscription qui est devenue fameuse par les quatre traductions simultanées qui en ont été faites en 1857, à l’occasion d’une grande épreuve à laquelle on a voulu soumettre la science du déchiffrement des cunéiformes. Cette épreuve solennelle à laquelle prirent part, sans aucune entente préalable, les quatre assyriologues les plus éminents de l’Europe, M. Rawlinson, M. Hincks, M. Talbot et M. Oppert, a fait voir, par une irrécusable démonstration, que l’interprétation des textes assyriens repose sur une base sûre et déjà suffisante pour en établir le sens général et les détails essentiels avec une complète certitude ; et en même temps elle a fait entrer dans le domaine historique un des documents les plus précieux que nous aient livrés les fouilles assyriennes. Le Tiglath-Pilésèr de l’inscription n’est pas celui de la Bible. Celui-ci vivait au milieu du huitième siècle (il emmena captifs en Assyrie, une partie des Juifs d’Israël, vers l’année 740) ; le premier, d’après des recherches et des considérations que nous ne pouvons développer ici, mais que nous avons lues, il y a dix-huit mois, au sein de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, et qui sont imprimées dans un de nos recueils archéologiques, doit être de deux siècles et demi plus ancien. Tout récemment, une seconde inscription du même prince a été découverte dans un des sites du territoire ninivite ; mais cette inscription n’est pas encore publiée, et nous ne saurions dire si elle apporte quelques lumières aux questions que la première a soulevées.

L’inscription de Tiglath-Pilésèr peut marcher de pair, en raison de son importance, avec celle de Darius Hystaspès, gravée sur les rochers de Bisoutoun. Nous allons en donner une rapide analyse.

Le roi, selon l’usage, débute par une invocation aux grands dieux du pays d’Assour. Lui-même y prend une longue suite de titres, qui nous fait connaître les formules d’une chancellerie asiatique mille ans avant notre ère : « Tiglath-Pilésèr, le puissant roi, le roi suprême des peuples de toutes les langues ; roi de quatre régions, roi de tous les rois, seigneur des seigneurs, maître suprême, roi des rois ; le chef illustre protégé du dieu soleil, armé du sceptre, revêtu de la ceinture d’autorité sur tous les hommes, régnant sur tout le peuple de Bel ; le puissant prince dont les louanges sont répandues au loin parmi les rois, le souverain honoré dont Assour a désigné les serviteurs pour le gouvernement des quatre régions, et a rendu le nom célèbre pour la postérité ; qui a conquis nombre de plaines et de montagnes du haut et du bas pays ; le héros victorieux dont le nom frappe de terreur toutes les nations ; l’étoile brillante qui a porté la guerre dans les contrées étrangères, et, sous les auspices de Bel, le dieu qui n’a pas d’égal, a soumis au joug les ennemis d’Assour. »

Restauration d’un palais assyrien. — Dessins de M. E. Flandin.

Après ce préambule, Tiglath-Pilésèr commence la longue énumération de ses expéditions et de ses victoires, année par année, campagne par campagne. Un très-grand nombre de pays, de cantons et de peuples ou de tribus sont nommés, les uns situés au nord et au nord-ouest dans la haute Arménie, les autres à l’ouest, jusque vers les confins de l’Asie Mineure (les deux pays extrêmes dans cette direction sont la terre de Komoukha, qui paraît devoir répondre à la Comagène, et la terre des Koumani ou Khamãna, qui doit sûrement se chercher dans le nord de la Syrie, vers le mont Amanus) ; d’autres au sud-ouest, jusqu’à la grande mer (la Méditerranée), d’autres enfin à l’orient, vers les cantons de montagnes qui séparaient l’Assyrie de la Médie. Dans plusieurs de ses expéditions, on suit le roi à travers le pays de Nahiri (le Naharaïm des Hébreux, c’est-à-dire la région des rivières, ou Mésopotamie) et la ville de Karkamich, sur l’Euphrate, jusqu’aux plaines d’Aram (la haute Syrie) et à la contrée des Khatti (les Khétim de la Bible, c’est-à-dire les tribus syriennes des montagnes et de la côte). La dernière expédition est dirigée contre le pays de Muzri (le Mizraïm des Hébreux, l’Égypte), qui est vaincu et conquis. C’était une réaction des pays assyriens contre la domination des rois d’Égypte que les contrées de l’Euphrate avaient subie durant plusieurs siècles.

Captifs hébreux conduits devant le roi d’Assyrie. — Composition de M. E. Flandin.

Tiglath-Pilésèr résume alors les victoires qui ont signalé les cinq premières années de son règne. Il s’est rendu maître de quarante-deux pays et de leurs rois, « depuis la région qui est au delà du Zab (un affluent oriental du Tigre), avec ses plaines, ses forêts et ses montagnes, jusqu’à la contrée qui est au delà de l’Euphrate, au pays des Khatti et à la mer Supérieure du couchant. » Le roi dit ensuite quels temples et quels palais il a construits ou réparés, quels canaux il a ouverts pour l’irrigation du pays, de quels animaux utiles, de quels arbres nouveaux il a doté l’Assyrie. Ces soins révèlent le prince habile et prévoyant, en même temps que les victoires montrent le roi guerrier. Un nom hier encore inconnu réclame maintenant une place éminente dans les fastes du monde antique.

Avec Tiglath-Pilésèr commence une période d’environ trois siècles, qui fut l’époque la plus brillante de la monarchie assyrienne. C’est alors que l’empire s’élève à l’apogée de sa puissance. Nous avons déjà fait remarquer — et il est nécessaire d’insister sur ce fait capital — qu’aucun des monuments exhumés des sites assyriens n’est antérieur à cette glorieuse période. Les deux plus anciens jusqu’à présent connus, le palais nord-ouest de Nimroûd et le palais du centre, furent élevés le premier par Sardanapal, fils du Tiglath-Pilésèr de l’inscription de Kalah-Charghât, le second par Salmanasar, fils de Sardanapal. Les palais exhumés à Khorsabad et à Koïoundjik sont plus récents d’un siècle et demi et de deux siècles.

Les monuments de Salmanasar, dans le palais du centre, sont d’un puissant intérêt. Le plus important est la stèle en basalte noir que nous avons déjà mentionnée, et dont un moulage en plâtre fait partie de la collection du Louvre, monument qui contient, gravée sur ses quatre faces, la chronique des trente et une premières années du roi, accompagnée de plusieurs rangées de curieux bas-reliefs représentant les tributs des contrées étrangères que reçoit le monarque conquérant. Les expéditions, racontées année par année dans l’inscription, sont dirigées, comme celles de Tiglath-Pilésèr, tantôt au nord-ouest et au nord, dans la contrée d’Hararat (sans doute l’Arménie), tantôt à l’orient et au sud-est vers la Médie et les tribus montagnardes de la région intermédiaire, tantôt à l’ouest vers les pays syriens. C’est surtout dans cette dernière direction qu’ont lieu les expéditions les plus fréquentes.

Stèle de Salmanasar III, d’après le moulage du musée du Louvre. — Dessins de Catenacci.

Traduisons, d’après M. Rawlinson, un seul paragraphe à titre de spécimen de cet important document épigraphique.

« Dans la onzième année (de mon règne), dit le roi, je sortis de la ville de Niniveh, et pour la deuxième fois je traversai l’Euphrate. Je pris les quatre-vingt-sept villes appartenant à Araloura, et cent villes appartenant à Arama, et je les livrai au pillage. Je réglai ce qui regardait le pays de Khamâna, et, passant par le pays de Yéri, je descendis aux villes de Hamath, et je pris la ville d’Esdimak avec quatre-vingt-neuf villes qui en dépendent, exterminant les ennemis d’Assour et enlevant les trésors. Hémithra, roi d’Atesch, Arhouléna, roi de Hamath, et les douze rois des Khéta, qui étaient en alliance avec eux, se levèrent contre moi et réunirent leurs forces. Je les combattis, je les défis, je leur tuai dix mille de leurs hommes, et j’emmenai en esclavage leurs capitaines, leurs chefs et leurs hommes de guerre. Je montai ensuite à la ville de Habbaril, une des cités principales appartenant à Arama (le roi d’Arménie), et j’y reçus le tribut de Barbaranda, roi de Chétina, en or, en argent, en chevaux, en moutons, en bœufs, etc. Je revins au pays de Khamâna, où je fondai des palais et des villes. »

Le Salmanasar qui nous raconte ici ses faits d’armes vivait dans la première moitié du neuvième siècle, vers 860 ou 870 probablement, pour prendre une époque moyenne.

Quiconque est quelque peu familier avec la géographie classique de l’Asie occidentale et avec la géographie des livres saints, peut commenter ce texte, au moins dans ses parties essentielles, et en apprécier la richesse. On peut juger quelle moisson d’informations sortira de ces documents pour la reconstitution politique et la géographie de l’Asie antérieure, quand les derniers progrès des études cunéiformes leur auront donné (ce qui ne saurait être bien éloigné) la certitude absolue dont les matériaux de l’histoire veulent avant tout être accompagnés, dans le détail des faits et des noms aussi bien que dans l’ensemble.

Sur la poitrine d’une statue du dieu Nébo (la divinité suprême de Babylone et de Ninive), trouvée à Nimroûd en 1854, on a lu une inscription que nous ne saurions omettre. Cette inscription est une dédicace de la statue « à Phallonkha, roi d’Assyrie, et à son épouse impériale Sammouramit, reine du palais. » Ce Phalloukha, par la correspondance des dates (une autre inscription le désigne comme petit-fils du roi Salmanasar de la stèle mentionnée tout à l’heure), n’est pas différent du Phoul dont la Bible rapporte une double expédition en Syrie et en Israël à dix ans d’intervalle, vers 774 et 764 ; mais ce qui éveille surtout notre vif intérêt, c’est de retrouver ici le grand nom de Sémiramis, — non la Sémiramis légendaire de Ctésias et des traditions mèdes, qui se perd dans la nuit des origines, mais la Sémiramis d’Hérodote, la seule qui ait un caractère réellement historique, celle qui fit exécuter les premiers embellissements de Babylone. L’époque où les indications précises de l’historien place cette reine fameuse (cinq générations avant la mère du prince sous lequel Babylone fut prise par Cyrus) conduit en effet précisément au temps de Phalloukha.

Au milieu de la splendeur que révèlent les vastes constructions des princes qui régnèrent dans les trois siècles compris entre le grand Tiglath-Pilésèr et l’époux de Sémiramis, quand les rois d’Assyrie règnent sur toute l’Asie occidentale, que la Babylonie, la Médie, la Mésopotamie, l’Arménie, la Syrie, et l’Égypte elle-même, sont des provinces de l’empire de Ninive ou ses tributaires, qui aurait pu prévoir que cette grandeur allait s’abîmer dans une terrible catastrophe ? Le jour marqué par la ruine de l’empire était proche, cependant ; la chute fut aussi soudaine que l’élévation avait été rapide.

Les historiens nous en font connaître la cause. La Médie et la Babylonie, soutenues par le roi de la Bactriane, se liguèrent pour reconquérir leur indépendance. Ninive fut prise, nous le savons, en l’année 747, et le roi régnant (que Ctésias nomme Sardanapal) se donna la mort sur un bûcher. L’Assyrie, comme royaume, fut réduite à ses anciennes limites, et la famille régnante qui succomba dans cette révolution fit place à une nouvelle dynastie.

Bientôt, cependant, on voit les princes de cette dynastie nouvelle reconquérir pied a pied la prépondérance que Ninive avait perdue dans la révolution de 747. Ici les inscriptions trouvées dans les explorations de M. Botta et de M. Layard confirment et complètent celles qui se tirent des livres saints. Salmanasar, qui prit Samarie en 721 et emmena les dix tribus en captivité, est le deuxième roi de la nouvelle monarchie. Son successeur, Sargon, bâtit la ville et le palais retrouvés sous le tumulus de Khorsabad. Ce fut un prince guerrier et conquérant. On a de lui une inscription d’une grande importance historique. Sauf la Médie, tous les anciens pays soumis à l’Assyrie, la Babylonie elle-même, sont retombés sous sa dépendance. Le fils de Sargon, Sennakhérib, se montre le digne héritier de son père. Il fait aussi une expédition en Syrie, expédition à laquelle on croit pouvoir rapporter le bas-relief assyrien qu’on voit sculpté près de l’embouchure de Nahr-el-Kelb, un peu au nord de Beïrouth, sur les rochers de la côte phénicienne, à côté d’une tablette de Sésostris que le temps a presque effacée. Le palais déblayé par M. Layard à Koïoundjik, le quartier royal de Ninive, fut commencé par ce prince et achevé par son fils Sardanapal. C’est un des plus beaux restes de l’architecture assyrienne. On y lit, dans une des inscriptions de Sennachérib : « J’ai agrandi tous les édifices de Ninive, ma royale cité. J’ai reconstruit ses rues anciennes, j’ai élargi les plus étroites, j’ai fait de la ville entière une cité brillante comme le soleil. » C’est dans une des salles de son palais qu’a été trouvée la précieuse collection de briques couvertes de mémorials et de documents cunéiformes, qu’on a qualifiée tout à la fois d’archives et de bibliothèque.

La fatalité qui, une fois déjà, avait frappé l’ancienne monarchie ninivite dans le temps même où une suite de règnes glorieux semblait avoir assis sa puissance sur d’inébranlables bases, cette fatalité va l’atteindre encore, et d’un coup bien autrement funeste, au moment où de nombreuses victoires ont rendu à l’empire l’éclat des anciens jours. C’est quand Sennakhérib et son fils Sardanapal se glorifient d’avoir fait de Ninive une cité resplendissante, que la grande capitale va tomber une seconde fois, ensevelie sous ses ruines, devant la nouvelle coalition des rois de Médie et de Babylone. Cet immense désastre, qui changea la face de l’Asie, n’est rapporté sur aucun monument connu : ce sont les restes à demi-consumés de la ville de Sennakhérib qui seuls nous racontent aujourd’hui la catastrophe. Et par un singulier accord, qui semblerait inexplicable si nous ne savions combien d’écrivains ont péri dans le naufrage de l’antiquité, un des plus grands événements de l’histoire n’y a pour ainsi dire pas laissé de trace. La plupart des historiens semblent avoir confondu la seconde prise de Ninive en 608 avec la chute du premier empire en 747.


La géographie des inscriptions cunéiformes.

Nous ne pouvons terminer cet exposé des faits nouveaux que les explorations de l’Assyrie, de la Babylonie et de la Perse ont donné à l’histoire, sans jeter un regard sur le côté géographique de ces découvertes. Ce côté est important déjà ; il doit le devenir bien plus encore. Si tous les noms géographiques que les inscriptions renferment pouvaient être identifiés et fixés à leur vraie place, nous aurions dès à présent la carte restituée de l’Asie occidentale pour les temps compris entre le dixième siècle et l’époque d’Hérodote, avec ses villes, ses rivières, ses nombreuses tribus, ses nations et ses États. Bien des noms restent maintenant inexpliqués ; beaucoup cependant se reconnaissent déjà d’une manière probable, quelques-uns d’une manière tout à fait certaine. Aucune étude sérieuse, sur cette branche difficile de la géographie comparée, n’a été tentée jusqu’à présent ; le moment n’en est pas tout à fait venu. Mais à mesure que l’hésitation et le doute qui embarrassent encore la lecture d’un grand nombre de noms propres se dissiperont devant le progrès croissant de l’étude des textes, et que la critique pourra ainsi marcher d’un pas plus ferme sur un terrain mieux assis, cette face importante de la science historique s’enrichira de plus en plus, et, du même coup, les inscriptions elles-mêmes prendront un sens plus clair et une plus grande signification.

Pavage d’une porte assyrienne (musée du Louvre). — Dessin de Catenacci.

La géographie cunéiforme aura d’ailleurs, sans aucun doute, de nombreux points de contact avec une autre étude également en voie de progrès, mais qui est bien loin d’être fixée encore, la géographie asiatique des inscriptions égyptiennes. Avant que les monarques assyriens portassent leurs armes victorieuses dans les provinces mésopotamiennes, en Syrie et jusqu’aux rives du Nil, les pharaons guerriers de la dix-huitième et de la dix-neuvième dynastie (du seizième au quatorzième siècle avant l’ère chrétienne), au nombre desquels est le grand Sésostris des historiens grecs, dont le véritable nom est Ramsès-Meïamoun (vers 1350 à 1400), avaient poussé leurs conquêtes au delà de l’Euphrate dans la direction du Tigre et de l’Arménie. Ces événements, qui remuèrent profondément l’ouest de l’Asie longtemps avant que les Grecs existassent en corps de nation, sont restés inconnus à nos écrivains classiques ; ce sont les inscriptions de l’Assyrie et de l’Égypte qui nous les ont révélés. Il est impossible que sur les monuments élevés tour à tour par les princes conquérants des deux monarchies en commémoration de leurs lointaines expéditions, les mêmes noms de villes, de fleuves, de peuples et de pays ne se retrouvent pas fréquemment, et ces mentions parallèles, lorsque de part et d’autre la lecture en sera devenue tout à fait certaine, seront d’un grand secours pour l’éclaircissement de cette antique géographie.

Vivien de Saint-Martin.



  1. Suite et fin. — Voy. page 305.