Ninive (Louis Vivien de Saint-Martin)/01

Première livraison
Le Tour du mondeVolume 7 (p. 305-320).
Première livraison

Bas-relief du rocher de Bisoutoun. — Dessin de Thérond d’après sir Henry Rawlinson.


NINIVE,

PAR M. VIVIEN DE SAINT-MARTIN.
1844-1860. — TEXTE INÉDIT.




Esquisse de l’ancienne histoire de la Babylonie, de l’Assyrie, de la Médie et de la Perse.

L’Orient est la terre des origines ; c’est aussi la terre des vieux souvenirs. C’est dans les chaudes régions de l’Asie, dans les pays aimés du soleil, que l’humanité a conçu le premier sentiment de sa valeur et de son avenir ; c’est là que l’homme a secoué ses langes et fait ses premiers pas ; c’est là qu’en face d’une nature splendide il a balbutié son premier hymne de reconnaissance et d’amour pour l’ordonnateur inconnu des merveilles de l’Univers. Les contrées de l’Occident étaient plongées encore dans une nuit profonde ; nos premiers ancêtres, et les ancêtres de tous les peuples de l’Europe, les Ibères, les Celtes, les Germains, les Pélasges, erraient inconnus et à demi sauvages au sein de leurs forêts ; de longs siècles devaient s’écouler avant que la ville de Romulus s’élevât au sein des tribus latines et que la vie des temps héroïques commençât pour les Hellènes, et déjà l’Asie, couverte de villes innombrables, avait vu se former de puissants empires ; de grandes nations s’y montraient dans tout l’éclat d’une civilisation avancée. Dominatrices superbes des pays qu’arrosent l’Euphrate et le Tigre, deux métropoles, Babylone et Ninive, brillaient au premier rang. Leur origine se perdait dans la nuit des âges ; de lointaines traditions les faisaient remonter aux temps voisins du commencement du monde. C’était sur le site de Babylone que les hommes échappés au déluge avaient élevé, selon le récit de la Genèse, cette tour fameuse où commença la confusion des langues ; Assour, le fondateur de Ninive, était sorti de Babylone. L’histoire antique des deux capitales était peu connue. Leurs annales, renfermées dans les temples comme celles de l’Égypte, étaient difficilement accessibles ; et ceux des peuples voisins qui, par la guerre ou le commerce, auraient pu nous transmettre d’utiles informations, n’eurent avec elles que des rapports d’une date relativement récente. Aucun des écrits où ces informations étaient déposées n’est d’ailleurs arrivé jusqu’à nous. Tout au plus nous en a-t-on transmis des fragments ou des extraits mutilés. Les livres juifs, entre l’époque de Salomon et celle de Cyrus, font mention de plusieurs rois avec lesquels les royaumes d’Israël et de Juda eurent des rapports hostiles ; ces mentions, quoique accidentelles et sans suite, sont pour nous d’une grande valeur en ce qu’elles fournissent de précieux jalons chronologiques. L’Histoire d’Assyrie qu’avait écrite Hérodote est perdue ; de celle de Ctésias, qui avait puisé aux archives d’Ecbatane, nous n’avons que l’imparfaite analyse de Diodore ; l’Histoire de Bérose, enfin, la plus précieuse de toutes, parce qu’elle était l’ouvrage d’un prêtre babylonien écrit d’après les sources indigènes, ne nous est également connue que par quelques extraits de Flavius Joseph et par les listes de rois des chronographes chrétiens. Ces données éparses, encore altérées par les copistes du moyen âge, sont insuffisantes pour reconstruire une histoire suivie ; elles présentent, en outre, des obscurités, des contradictions et des difficultés qu’elles ne fournissent pas les moyens de résoudre, et qui ont fait le désespoir des chronologistes.

Les faits que, dans cette pénurie des textes, on peut regarder comme à peu près certains, se peuvent résumer en peu de mots.

La chronologie de Bérose, qui paraît s’être appuyée sur une série continue d’observations astronomiques, remontait à mille neuf cent trois ans avant l’entrée d’Alexandre à Babylone. C’est en l’année 331 que le vainqueur de Darius entra pour la première fois dans la grande cité ; ces dates nous portent à une ère initiale de 2234 ans avant Jésus-Christ. Une durée de près de 2000 ans est déjà, pour la monarchie babylonienne, une antiquité assez respectable. Elle est cependant bien loin de conduire aux véritables commencements de Babylone ; car la date de 2234 est presque contemporaine d’Abraham, et dès le temps d’Abraham, comme on le voit par les récits et les traditions déposés dans la Genèse, les origines de Babylone, aussi bien que celles de Ninive, se perdaient déjà dans un passé immémorial. Pour Bérose ces premiers temps appartenaient à la fable et aux légendes cosmogoniques.

Dans cette période historiquement certaine de dix-neuf cent et quelques années, Babylone et Ninive avaient toujours formé deux États distincts, mais non pas toujours séparés. On a tout lieu de croire (d’après les monuments découverts sur le bas Euphrate) que dans les anciens temps les rois de Babylone avaient dominé sur l’Assyrie ; plus tard, ce furent les rois d’Assyrie, qui dominèrent sur Babylone. Les données empruntées à Ctésias sur l’histoire de l’Assyrie, si elles étaient plus suivies et plus entières, compléteraient ici celles de Bérose ; mais Diodore, dans ses extraits, s’est borné à quelques noms et à un petit nombre de faits. Le fondateur de l’empire est Ninus, qui étendit ses conquêtes d’un côté jusqu’à la Bactriane, de l’autre jusqu’à la mer Occidentale, c’est-à-dire à la Méditerranée. Après lui régna la reine Sémiramis, le nom le plus fameux des vieilles traditions asiatiques. Sa domination s’étendit, nous dit-on, jusque dans l’Inde et en Éthiopie. Elle agrandit Babylone ; elle couvrit l’Asie de villes nombreuses et de splendides monuments. De même qu’au moyen âge toutes les constructions anciennes étaient, pour les habitants de nos provinces du Nord, des ouvrages de Brunehaut, en Médie et en Assyrie tous les monuments qui frappaient par leur grandeur étaient des ouvrages de Sémiramis. On citait parmi ces merveilles les remparts de Babylone, ses jardins suspendus, le temple de Bel, et le tombeau de Ninus, aux portes de Ninive, élevé sur un monticule artificiel de dimensions prodigieuses. Un nom célèbre à d’autres titres était celui de Sardanapal. Ce nom est resté, même pour nous, l’emblème d’une vie efféminée, noyée dans le luxe énervant et dans les raffinements de la débauche. Une épitaphe attribuée à Sardanapal lui-même énumérait en termes cyniques les jouissances matérielles de la terre, et les présentait comme le souverain bien, comme le but final de la vie. Ce Sardanapal, selon la tradition, aurait été le dernier roi de la dynastie. Les gouverneurs ou les princes tributaires des provinces conquises, le roi de la Bactriane, Arbacès, gouverneur de la Médie ; Bélésis, vice-roi de Babylone, se seraient ligués contre un souverain que sa mollesse et ses débauches avaient rendu méprisable, Ninive aurait succombé sous leur formidable coalition, Sardanapal se serait donné la mort sur un bûcher, et la monarchie ninivite aurait été démembrée. Cet événement, d’après le rapprochement des données chronologiques, dut avoir lieu en l’année 747 avant Jésus-Christ, date qui est aussi celle d’une ère célèbre connue sous le nom de Nabonassar, chef de la nouvelle dynastie babylonienne. Le royaume assyrien fut alors réduit à ses limites propres, et une nouvelle famille monta sur le trône.

Quelles que soient en tout ceci les obscurités de détail (on verra tout à l’heure quelles notions positives ressortent des inscriptions nouvellement découvertes), un grand fait au moins se détache avec toute certitude : c’est la prise de Ninive par les coalisés de 747, et le démembrement de l’empire. L’histoire d’Assyrie se partage ainsi en deux périodes : l’ancienne monarchie, antérieure à 747, et la nouvelle monarchie, qui date de 747 et dure cent trente-neuf ans, jusqu’à la seconde prise de Ninive et à sa destruction complète en 608.

Cette grande catastrophe fut amenée par l’ambition même et les entreprises croissantes des princes de la nouvelle monarchie. Un demi-siècle ne s’était pas écoulé depuis le désastre de 747, que déjà les nouveaux rois de Ninive avaient reconquis en partie la prédominance de leurs prédécesseurs sur l’Asie occidentale. L’Arménie, la Mésopotamie, la Cilicie, la Syrie, la Palestine, étaient redevenues des provinces du royaume, ou des pays tributaires. Le roi Sennakhérib, qui emmena captives les dix tribus d’Israël, appartient à cette période. La Babylonie elle-même fut obligée à diverses reprises de reconnaître de nouveau la souveraineté de sa puissante antagoniste, ardente à venger, sans doute, l’humiliation qu’elle avait subie. Pendant un siècle les entreprises militaires des nouveaux rois ninivites s’étaient arrêtées au pied des montagnes qui séparent l’Assyrie de la Médie ; ils voulurent enfin franchir cette limite, que la nature a posée entre les contrées sémitiques et le monde iranien, et reconquérir l’ancienne prédominance assyrienne sur la haute Asie. Ce fut leur perte. Depuis le démembrement de 747, la Médie était devenue un grand royaume. Le roi des Mèdes, que les relations grecques nomment Cyaxarès, prit à son tour l’offensive, vint mettre le siége devant Ninive, l’emporta d’assaut, saccagea la ville, brûla les palais et les temples, et de cette cité splendide, une des gloires de l’Asie, ne fit qu’un monceau de ruines. Cette catastrophe eut lieu vers l’année 608.

Ce fut le dernier coup porté à la ville de Ninus et à l’antique monarchie dont elle était la capitale, elles ne s’en sont pas relevées.

L’Assyrie, qui durant tant de siècles avait tenu le sceptre de l’Orient, devint à son tour et resta une province de l’empire des Mèdes, — qui allait bientôt, sous Cyrus, devenir l’empire des Perses, — jusqu’au jour prochain où tous ces peuples et tous ces empires, Assyriens, Babyloniens, Mèdes et Perses, courbés sous le bras victorieux d’Alexandre, n’allaient plus faire qu’un seul empire et un seul peuple.

Et les tristes débris de ce qui fut Ninive, épars sur le sol vide d’habitants, lentement envahis par la poussière de la plaine et le limon du fleuve, se trouvèrent un jour complétement ensevelis sous ce linceul de terre que le temps étendait sur eux.

La grande salle du musée assyrien, au musée du Louvre. — Dessin de Thorigny.

Ce fut plus qu’une œuvre de destruction, ce fut une œuvre d’anéantissement et d’oubli. Le pâtre qui conduisait ses troupeaux à travers cette plaine ondulée sous laquelle gisaient les monuments dévastés des anciens rois, gardait à peine une vague tradition des magnificences de la cité royale.

Cette tradition même a fini par se perdre à travers les générations. La malédiction des prophètes fut accomplie. C’est de nos jours seulement que la ville oubliée a été retrouvée enterrée sous le sol, ignorée des habitants du pays, et sans qu’à la surface de la plaine rien autre chose en révélât la présence que les monticules mêmes formés par la terre amoncelée qui en recouvre les débris.

La destinée de Babylone ne fut guère plus heureuse. La ruine de Ninive, qui l’affranchissait d’une rivale redoutable, semblait lui présager les plus hautes destinées ; on la voit en effet bientôt prendre un ascendant considérable dans l’Asie sémitique. Au nom de Nabukhodonosor, qui tient une si grande place dans les livres des prophètes hébreux de la première moitié du sixième siècle, se rattache en quelque sorte toute l’histoire de cette époque. Babylone lui dut de grandes constructions et de nombreux embellissements. Mais dans le même temps une grande révolution s’accomplissait en Médie, qui allait changer de nouveau la face politique de l’Asie occidentale. Un peuple jusqu’alors obscur et presque inconnu, les Perses, dont les tribus à demi nomades occupaient la partie du royaume mède qui domine à l’orient le golfe Persique, prenait tout à coup une position prédominante dans le haut pays ; Cyrus, le chef de ce peuple (ou du moins de la plus noble de ses tribus), s’emparait de l’empire et substituait sa race à la dynastie mède. L’avénement de Cyrus au trône d’Ecbatane se place vers l’année 560 avant notre ère ; avec lui commence l’illustre dynastie des Akhéménides, qui subsista deux cent trente ans jusqu’à la mort de Darius Codoman son dernier prince, vaincu par Alexandre dans les champs d’Arbelles. Fidèles à leur origine, les Akhéménides transportèrent en Perse leur résidence habituelle ; la nouvelle capitale qu’ils y fondèrent fut connue dans l’Occident sous le nom de Persépolis, transcription grecque d’un nom dont la forme orientale ne s’est pas jusqu’à présent rencontrée sur les monuments. Déjà maître de l’Assyrie, qui était devenue, nous l’avons dit, une dépendance de la Médie, Cyrus (dont le vrai nom est Kourous) poussa rapidement ses armes dans l’Asie Mineure jusqu’à la mer Égée.

Vis-à-vis de ce nouvel empire asiatique, il ne restait plus qu’un seul État indépendant, la Babylonie : il partagea bientôt le sort commun, Babylone fut prise en 538. Plusieurs tentatives de soulèvement leur devinrent funestes. Darius Hystaspès en fit démolir les remparts, une des merveilles du monde (516), et Xercès, son successeur, fit abattre le temple de Bel, construction antique ou les prêtres khaldéens avaient leur principal observatoire. Quand Alexandre vit Babylone, une partie de ses édifices était en ruine. On rapporte que dix mille ouvriers, employés par ses ordres au temple de Bel qu’il voulait relever, ne purent en plusieurs mois en déblayer les décombres. La mort du conquérant suspendit les plans qui auraient rendu à la vieille capitale sa splendeur passée. Séleucus fit élever sur les bords du Tigre, à une journée au nord de Babylone, une nouvelle cité où il fixa sa résidence, et qui prit de lui le nom de Séleucie. Dès lors la décadence de Babylone fut rapide. Abandonnée de la presque totalité de ses habitants, elle n’offrit bientôt plus qu’une enceinte envahie par les décombres ou livrée à la culture. Son nom disparaît de l’histoire ; s’il est encore cité à de rares intervalles, c’est comme un ancien souvenir et comme un exemple des vicissitudes de la fortune.


Les souvenirs de l’Orient perdus en Europe durant le moyen âge. — L’Orient lui-même, envahi par l’islamisme, oublie son ancienne histoire. — Les voyageurs des deux derniers siècles retrouvent à Persépolis la trace des anciennes dynasties asiatiques et de leurs monuments. — Niebuhr le premier rapporte en Europe des copies exactes des inscriptions de Persépolis.

Les peuples de l’Europe, violemment envahis par la barbarie qui du même coup renversa l’empire de Rome et brisa toutes les traditions, avaient perdu le souvenir des choses de l’Orient. L’Orient lui-même, après l’irruption des Arabes au septième siècle, oublia jusqu’au nom de ses vieilles dynasties. La religion de Mahomet anéantit en quelque sorte le passé. Les plus grands noms des anciens jours, Sémiramis, Nabukhodonosor, Darius fils d’Hystaspès, Cyrus, Alexandre lui-même et ses successeurs, s’effacèrent complétement de la mémoire des générations devenues étrangères à leur propre histoire, ou plutôt l’histoire elle-même périt tout entière, avec le culte national détruit par l’islamisme. La littérature populaire qui sortit de la religion nouvelle ne garda rien du vieux monde ; la poésie, les récits, les légendes, la langue elle-même, tout se renouvela comme les croyances.

Les inscriptions où quelques-uns des anciens princes avaient consigné le souvenir de leur règne et de leurs actions guerrières, en supposant, ce qui est douteux, que la tradition en eût jusqu’alors conservé l’intelligence parmi les prêtres du culte d’Oromazd, ne furent plus dès lors qu’une lettre morte. Il était réservé au génie philologique de l’Europe de retrouver le sens perdu de ces antiques monuments, à travers la double énigme d’un alphabet et d’une langue également inconnus.

Les vieilles inscriptions des dynasties asiatiques, inscriptions auxquelles la forme étrange de leurs caractères a valu la dénomination de cunéiformes[1], sont disséminées en Perse, en Médie, dans l’Arménie centrale, en Babylonie et en Assyrie. Ce sont les plus récentes, celles de la dynastie perse des Akhéménides, qui ont été découvertes les premières par les voyageurs européens ; c’est par elles aussi qu’a commencé le travail de déchiffrement qui a été et qui est encore une des tâches les plus laborieuses de l’érudition contemporaine, mais qui en est aussi une des conquêtes les plus glorieuses.

Les Européens qui, dès le seizième et le dix-septième siècle, pénétrèrent dans les parties intérieures de la Perse, furent singulièrement frappés de l’aspect grandiose des ruines de Persépolis. Quelques-uns en donnèrent des descriptions circonstanciées, sans oublier les inscriptions en lettres inconnues qu’on y voit gravées sur la pierre. Mais ce fut le célèbre Niebuhr, dont le voyage ouvre l’ère des explorations véritablement scientifiques, qui le premier, en 1767, en rapporta des copies exactes.


Premiers essais de déchiffrement de l’écriture cunéiforme. — Grotefend. — Progrès ultérieurs. — Eugène Burnouf. — Lassen. — Rawlinson. — Inscriptions trilingues. — Trois espèces d’écritures cunéiformes : l’écriture persepolitaine, l’écriture médique et l’écriture babylonienne. — Les inscriptions persépolitaines sont complétement déchiffrées et traduites.

La première impression que l’on éprouve en présence des travaux dont les écritures cunéiformes ont été l’objet, et des résultats dont ces travaux ont été couronnés, est un sentiment d’admiration. Voici une inscription tracée en caractères bizarres, sans la moindre analogie avec aucun alphabet connu. Tout s’y réduit à un signe unique, un trait en forme de coin ou de cône très-allongé, et ce signe, combiné de diverses façons, forme un grand nombre de groupes différents. Ces groupes figurent-ils des lettres ou des mots entiers comme dans nos écritures alphabétiques, ou bien ne serait-ce que des signes figuratifs comme les caractères de l’écriture chinoise ? on l’ignore. On n’a pas non plus le moindre indice de la langue dans laquelle l’inscription est conçue. C’est l’inconnu à sa troisième puissance.

Voilà dans quelles conditions se présente le problème.

Cet effrayant problème, un savant hanovrien, Georg Friedrich Grotefend, ne craignit pas de l’aborder. C’était en 1802.

Et non-seulement il l’aborda, mais il en trouva la solution.

Il est à peine besoin d’ajouter que, dans une pareille recherche, on n’a pu procéder que par voie d’analyse et de décomposition ; mais Grotefend y fut guidé par une sagacité et une pénétration qui ont quelque chose de merveilleux. À certains indices qui se trouvèrent justifiés par le résultat, l’aventureux instigateur crut reconnaître, dans celle des inscriptions de Niebuhr à laquelle il s’était attaché, la place occupée par des noms propres ; et par un second prodige de divination, il supposa que deux de ces noms pouvaient être ceux de Darius et de Xercès. C’est ce qu’en arithmétique on appelle une règle de fausse position. Il y avait cent chances contre une que ces suppositions n’aboutiraient pas ; elles se trouvèrent justes. Grotefend avait trouvé la base. C’est en effet par les noms propres, et par eux seulement, qu’il est possible d’arriver à la restitution d’une écriture inconnue. Par la lecture d’un nom propre on détermine des lettres, par les lettres on recompose des mots, par les mots on arrive à reconnaître la langue, et la langue une fois retrouvée devient à son tour un puissant instrument de vérification et de lecture. Voilà, dans son expression la plus simple, tout le mécanisme de ces étonnantes restitutions devant lesquelles, quand on n’en voit que le résultat final, l’intelligence reste confondue. Mais avant de l’atteindre, ce résultat, que de tâtonnements, que d’efforts, que de suppositions successivement rejetées, et que de fois le chercheur épuisé a dû abandonner un labeur ingrat, où le ramenait toujours l’excitation même de la difficulté !

La plupart des inscriptions qui se lisent à Persépolis sont répétées en trois tablettes distinctes. Niebuhr, en copiant ces inscriptions, remarqua très-bien que l’écriture de ces groupes ternaires n’est pas identique ; ce sont comme trois copies d’une même inscription en trois écritures différentes. Et comme on supposa (avec raison) que chacune des trois écritures représente en même temps une langue distincte, on donna à ces inscriptions la qualification de trilingues. Le même élément est la base des trois écritures ; leur diversité résulte de la combinaison différente, et de plus en plus compliquée, de cet élément unique. Provisoirement, et sans qu’on pût encore arriver à une détermination plus précise, on appliqua à la plus simple des trois écritures la dénomination de première espèce ; on désigna la plus compliquée sous le nom de troisième espèce, et la désignation de deuxième espèce fut naturellement donnée à l’écriture intermédiaire. Puis, comme on remarqua que l’écriture de la première espèce occupait toujours la place proéminente, en quelque sorte la place d’honneur, et que là où une inscription n’était pas répétée elle était exprimée dans cette écriture, on regarda comme une chose au moins très-probable que la langue qu’elle représentait était celle du pays même, c’est-à-dire la langue des anciens Perses, et on la désigna sous le nom de langue persépolitaine. Des considérations historiques et géographiques firent employer la dénomination d’écriture médique pour la seconde espèce, et le nom d’écriture babylonienne ou assyrienne pour la troisième.

La suite des études a confirmé la légitimité de ces qualifications.

C’est à l’écriture persépolitaine, qui se compose des signes les plus simples, que s’était attaqué Grotefend ; c’est sur elle aussi que se concentrèrent les efforts des premiers savants qui, après Grotefend, s’appliquèrent au déchiffrement des inscriptions cunéiformes, notre illustre Eugène Burnouf en France, M. Lassen en Allemagne, et en Perse même, le colonel Rawlinson, résident britannique à Bagdad.

Comme on sait, non-seulement par les indications des écrivains classiques, mais aussi par les notions ethnologiques de la science moderne, que les Perses appartiennent à la grande famille de peuples indo-européens dont les idiomes convergent vers la langue antique de la Bactriane et celle des brâhmanes, c’est-à-dire vers le zend et le sanscrit, on pensa que la langue persépolitaine devait tenir aussi à la même souche par une connexion plus ou moins étroite. Cette hypothèse tout à fait rationnelle, déjà signalée par Rask, le grand philologue danois, fut le point de départ commun d’Eugène Burnouf, de Lassen et de Rawlinson, qui, dans le même temps (de 1834 à 1836), et sans concert préalable, avaient abordé la même étude. Le résultat fut tel qu’on l’avait prévu. Le zend et le sanscrit, appliqués aux inscriptions persépolitaines dont on avait reconstruit l’alphabet, en donnèrent la complète intelligence, en même temps qu’on pouvait reconnaître dans le texte des inscriptions des formes et des inflexions grammaticales particulières. La langue des anciens Perses et des princes akhéménides était retrouvée.


On aborde le déchiffrement des écritures de la deuxième et de la troisième espèce. — La grande inscription trilingue de Bisoutoun.

Par la concordance des noms propres que renferment les inscriptions persépolitaines on avait pu reconstituer, au moins en partie, l’alphabet de la deuxième espèce, et déterminer quelques éléments de la troisième ; et ce qu’on put dès lors entrevoir, sous la lecture bien douteuse encore et bien imparfaite de ces deux écritures, c’est qu’on se trouvait, comme on l’avait supposé dès l’abord, en présence de deux langues absolument différentes du persépolitain. Mais on sentit bien vite que pour aller plus loin il fallait de plus amples moyens de comparaison, c’est-à-dire de nouveaux textes.

Ces nouveaux textes, le colonel Rawlinson allait les fournir, en livrant à la science l’inscription trilingue de Bisoutoun.

Le monument de Bisoutoun, devenu si célèbre et qui occupe une place si considérable dans l’histoire des déchiffrements cunéiformes, appartient au règne de Darius Hystaspès, qui arriva au trône en l’année 521 avant l’ère chrétienne, huit ans après la mort de Cyrus. Bisoutoun est à une journée à l’orient de Kermanchâh, vers la limite occidentale de l’ancienne Médie, sur la route qui de l’Assyrie et de la Babylonie conduisait à Ecbatane. C’est une chétive bourgade, près de laquelle s’élèvent les rochers qui portent l’inscription et les bas-reliefs. Il était impossible de choisir un emplacement qui par son aspect fût plus propre à frapper l’imagination. Une énorme muraille de rochers se dresse à la hauteur de plus de quinze cents pieds, dominant la route qui longe au nord les bords d’un torrent. La face verticale du rocher avait été nivelée et polie, et sur cette tablette naturelle, à la hauteur de trois cents pieds au-dessus de la plaine, Darius avait fait graver l’inscription commémorative des événements qui remplirent les premières années de son règne. De nombreux prétendants à la couronne s’étaient produits à la mort de Cambyse, successeur de Cyrus, et avaient soulevé diverses provinces de l’empire ; Darius marcha contre eux, il les réduisit successivement, s’empara de leurs personnes et les mit à mort. Ces victoires forment le sujet du bas-relief qui accompagne l’inscription. Neuf princes captifs y sont représentés en une longue ligne, les mains liées, le cou enserré d’une corde qui va de l’un à l’autre jusqu’au dernier. Darius est devant eux, le front ceint d’un diadème, la main levée en signe d’autorité, le pied posé sur un dixième captif étendu à terre ; au-dessus de toute la scène, plane le dieu Ormazd, le protecteur du roi et de l’empire. Au-dessous de la figure prosternée que le roi foule du pied, on lit dans une tablette cette légende en sept lignes : « Ce Gomâta, le Mage, a proféré un mensonge lorsqu’il a dit : Je suis Bordiya, fils de Kourousch (Cyrus) ; je suis le roi. » Hérodote a connu ce Mage usurpateur, qu’il nomme Smerdis. Au-dessus de chacun des neuf captifs enchaînés, une courte inscription indique de même le nom du personnage et la province qu’il avait soulevée. L’inscription principale, qui surmonte la figure de Darius, est ainsi conçue :

Bas-relief assyrien du Louvre. — Dessin de H. Catenacci.

« Je suis Darius, le Grand Roi, le Roi des Rois, roi de la Perse, roi des provinces, fils de Vichtâspa, petit-fils d’Arschâma, de la race d’Hakhâmanich. Le roi Darius dit : Mon père était Vichtâspa, le père de Vichtâspa était Arschâma, le père d’Arschâma était Aryaramna, le père d’Aryaramna était Tchichpich, le père de Tchichpich était Hakhâmanich. Le roi Darius dit : C’est pour cela que nous avons été appelés Hakbâmanichiyâ (Akhéménides). De toute antiquité nous avons été puissants ; de toute antiquité notre race a été une race royale. Le roi Darius dit : Huit de ma race ont été rois avant moi ; je suis le neuvième. Depuis très-longtemps nous sommes rois. »

Tel est le style lapidaire de ces vieilles dynasties asiatiques. Hérodote, dont les renseignements sur les points importants de l’histoire des Akhéménides sont confirmés d’une manière si remarquable par les inscriptions, a connu cette généalogie, dont les noms, adoucis par l’euphonisme grec, prennent chez lui les formes d’Hystaspès, Arsamès, Ariasamnès et Téispès.

La grande inscription trilingue est disposée en colonnes verticales au-dessous et sur les côtés des figures sculptées et de leurs légendes. Le texte perse, qui se compose de plus de quatre cents lignes, est au centre sur cinq colonnes ; la transcription médique est à gauche, sur trois colonnes, et la transcription babylonienne au-dessus.

Rocher de Bisoutoun. — Dessin de Thérond d’après le dessin original du colonel Rawlinson.

Le monument de Bisoutoun, auquel les gens du pays rattachent des légendes fabuleuses, était connu depuis longtemps ; mais la difficulté d’approcher des sculptures et des inscriptions, à cause de la hauteur considérable ou elles sont placées, n’avait permis d’en prendre qu’une idée très-générale. Le colonel Rawlinson est le premier qui ait réussi, au moyen d’échafaudages dressés à grand’peine et à grands frais, à en relever une copie complète. C’est un service immense que lui doit la science. Le colonel a publié successivement les trois textes de l’inscription dans le Recueil de la Société asiatique de Londres, de 1846 à 1855. Le texte mède (ou regardé comme tel) de l’inscription permit d’aborder plus à fond qu’on n’avait pu le faire encore l’étude de l’écriture de la seconde espèce. Un archéologue anglais, M. Norris, qui commenta le texte donné par le colonel Rawlinson, fut conduit à une conclusion qui étonna les savants et souleva leur incrédulité, quoiqu’un orientaliste danois, le docteur Westergard, et, après lui, M. de Saulcy, l’eussent déjà entrevue et annoncée : c’est que la langue dans laquelle sont conçus les textes de la seconde espèce appartient non pas à la famille arienne ou indo-européenne (c’est tout un), comme le perse, mais aux langues du centre et du nord de l’Asie, que l’on qualifie tantôt de langues touraniennes, tantôt de langues altaïques, et dont le turkoman ou turc primitif est une des branches principales. Ce résultat, toutefois, très-singulier au premier abord, le devient beaucoup moins à la réflexion et quand on se rend compte des faits connus de l’ethnologie asiatique ; car on sait parfaitement qu’à toutes les époques de l’histoire les populations nomades de l’Asie centrale — les Scythes, comme disaient les anciens — ont jeté leurs tribus sur les contrées de l’Asie méridionale, tantôt par des courses passagères, d’autres fois pour y chercher des établissements fixes. Aujourd’hui encore, toute la population pastorale de la Perse (et le chiffre en est considérable) est turque, et très-probablement il en a été de même dans tous les temps. Il est donc tout simple que les rois akhéménides, voulant rendre leurs monuments intelligibles à toutes les populations de l’empire, aient fait graver une des colonnes de leurs inscriptions trilingues dans la langue des tribus qui occupaient une grande partie de la Médie et même de la Perse.

Au reste, si la langue cachée sous l’écriture médique, ou de la seconde espèce, diffère absolument du persépolitain, l’écriture également repose sur un tout autre système. Elle n’est pas alphabétique, comme l’écriture persépolitaine ou de la première espèce, mais chaque signe exprime un son vocal (une voyelle) attaché à une articulation, — ba, ab, ma, am, tar, tra, etc., etc. ; — en d’autres termes, c’est une écriture syllabique. Aussi les signes y sont-ils très-nombreux, ce qui la rend infiniment plus compliquée et plus difficile que l’écriture persépolitaine.

Mais cette complication et ces difficultés ne sont rien encore auprès de celles que l’on allait rencontrer en s’attaquant à l’écriture de la troisième espèce, l’écriture assyro-babylonienne.

Pour cette nouvelle branche des études cunéiformes, devenue de beaucoup la plus importante par la richesse de ses résultats historiques, la découverte des restes de Ninive va livrer aux philologues une masse inattendue de nouveaux matériaux.


Premiers indices du site de Ninive. — Premières fouilles. M. Botta.

Une vague tradition, perpétuée depuis l’antiquité, avait toujours, nous l’avons dit, rappelé l’existence de l’antique cité de Ninus sur la rive orientale du Tigre, vis-à-vis de la ville de Mossoul. Le tombeau de Jonas, édifice musulman qui se dresse sur une hauteur et qui se rattache à la mention biblique de la visite du prophète, est encore une forme de la même tradition. Rien cependant ne rappelle, dans l’aspect de ces lieux, la présence d’une grande capitale : pas de ruines, aucun vestige, rien qu’une plaine nue, ondulée de monticules arides. Telle est l’impression que tous les voyageurs en avaient rapportée.

Nul d’entre eux n’avait été en position de fouiller ces monticules et d’interroger le sol. M. James Rich, qui occupait, il y a cinquante ans, le poste de résident britannique à Bagdad, était, jusqu’à ces derniers temps, le seul qui y eût fait quelques recherches. Il en rapporta, en 1820, quelques pierres achetées aux Arabes, ainsi que des briques portant des inscriptions cunéiformes. Ces objets, envoyés à Londres, y furent le premier noyau de la collection assyrienne du Musée britannique, à laquelle les fouilles de M. Layard ont donné, trente ans plus tard, de si riches proportions.

Ces premières découvertes avaient, comme on peut le croire, vivement intéressé les savants ; des membres de notre académie des inscriptions les signalèrent à l’attention de M. Émile Botta, le fils de l’historien, que le gouvernement français, en 1842, venait de nommer au consulat de Mossoul. M. Botta, à peine installé dans ses nouvelles fonctions, s’occupa des recherches qui lui étaient recommandées. Il s’agissait d’ouvrir quelques-uns des monticules épars dans la plaine. Une de ces éminences artificielles s’élève vis-à-vis même de la ville, à un quart d’heure du fleuve, près du village de Koïoundjik ; c’est à celle-là que s’attaqua d’abord M. Botta.

Mossoul. — Dessin de E. Flandin.


M. Botta continue ses fouilles à quelques heures de Mossoul.- Le village de Khorsabad.

Les premières tentatives dans le monticule de Koïoundjik n’eurent pas de grands résultats : on n’avait pas porté encore la pioche assez avant. Mais, pendant que les ouvriers sont à l’œuvre, survient un paysan des environs.

« Ce sont ces choses-là que vous cherchez ? leur dit-il à la vue de quelques fragments que l’on avait déterrés. Venez à mon village : je vous-en montrerai bien d’autres, que l’on a trouvés en creusant les fondations de nos maisons. »

M. Botta n’avait pas une bien grande confiance dans ces promesses trop communes en Orient. Il envoya cependant deux ou trois de ses hommes à l’endroit désigné. C’était un village appelé Khorsabad, — nom devenu depuis si fameux, — à quatre heures de Mossoul dans la direction du nord-est. Il y avait là en effet beaucoup de briques couvertes d’empreintes cunéiformes.

On y pouvait espérer des trouvailles importantes ; M. Botta s’y transporta immédiatement et y fit commencer les travaux.

Tel a été le point de départ des magnifiques découvertes qui ont pris une place si considérables dans l’histoire scientifique de notre époque.

Une fouille à Khorsabad. — Dessin de E. Flandin.

Un grand monticule, en partie couvert par les maisons du village, révélait un ancien site. Une coupure fut pratiquée sur le talus du tumulus, et après quelques heures de travail la pioche des ouvriers mit à découvert l’angle d’un mur, — puis un second mur, — puis un troisième, — puis une salle entière, et une autre, et une autre encore, les parois partout couvertes de sculptures et d’inscriptions, de scènes de chasse, de scènes guerrières, de scènes religieuses, puis des figures colossales aux formes symboliques, un vaste palais avec toutes ses magnificences, une véritable habitation royale. Des poutres carbonisées, des pans de murailles noircis ou calcinés, attestaient que les flammes avaient accompli l’œuvre de destruction. Les fureurs de la guerre qui renversa la dernière dynastie assyrienne, et la main dévastatrice d’un ennemi victorieux, ont laissé partout leur trace.

On peut juger des émotions de l’heureux explorateur devant ce monde nouveau qui se dépouillait, heure par heure, de son linceul séculaire.

M. Botta rendit compte en toute hâte, à son gouvernement, de sa magnifique découverte. M. Guizot et M. Villemain, les ministres d’alors, en apprécièrent l’importance et l’avenir. Deux choses furent mises aussitôt à la disposition du consul français : de l’argent pour suivre activement les fouilles, et un artiste habile, M. Eugène Flandin, qui avait déjà fait ses preuves dans un voyage en Perse. Les travaux, à l’arrivée de ce double auxiliaire, furent poussés avec une ardeur nouvelle. Une nombreuse série de magnifiques dessins reproduisit, dans leur ensemble et dans tous leurs détails, les richesses de l’art assyrien, en même temps que M. Botta copiait, avec l’exactitude la plus scrupuleuse, l’immense suite d’inscriptions tracées à côté des sculptures et sur les colosses symboliques. Tout ce qui pouvait se détacher sans être détruit ou endommagé fut transporté jusqu’au Tigre et embarqué sur des radeaux ; et quoiqu’un déplorable accident ait englouti dans le fleuve une partie de ces richesses, — ce qui nous en est arrivé a suffi pour remplir toute une salle basse du Louvre, où nous pouvons prendre une idée exacte de cet art assyrien déjà si remarquable à une époque où l’art grec était encore à naître. Les dessins de M. Flandin ont d’ailleurs conservé la fidèle image de ce qui n’a pu venir se ranger dans notre Musée.

Les fouilles de M. Botta à Khorsabad ne sont pas seulement remarquables par ce qu’elles ont produit : elles auront eu l’éternel honneur d’ouvrir la voie aux explorations assyriennes. C’est un riche et glorieux fleuron que la France peut ajouter à sa couronne scientifique. Ce sont les fouilles de M. Botta qui sont devenues l’occasion de celles d’Angleterre et qui leur ont donné l’impulsion. Le nom de notre savant explorateur vivra dans la science ; seulement il est permis de regretter que les résultats de ses travaux n’aient pas été publiés dans une forme qui en rende la connaissance plus générale et la gloire plus populaire. Des volumes d’un format gigantesque et dont le prix s’élève à plusieurs milliers de francs sont des monuments, sans doute, dignes d’une grande nation ; mais de tels monuments ne sont guère accessibles et ne sortiront jamais d’un cercle bien étroit. L’esprit sagement pratique de nos voisins d’outre-Manche pourrait à cet égard nous servir d’exemple.


Les fouilles de M. Layard à Nimroûd.

Plus d’une fois déjà nous avons nommé M. Layard ; c’est l’éminent explorateur qui, avec M. Botta, a le plus contribué aux découvertes assyriennes. M. Layard appartient à une famille d’origine française. Dans un voyage qu’il faisait en Orient, il vit à Khorsabad les fouilles que poursuivait notre consul. Il y prit un si vif intérêt, que, dès le premier moment, quoique vaguement encore et sans projet défini, sa pensée se tourna vers des recherches semblables. Lui-même s’est toujours plu à reconnaître hautement ce qu’à cet égard il devait à M. Botta.

Un site l’avait frappé en descendant le Tigre de Mossoul à Bagdad : c’était à huit ou neuf heures au sud de la première de ces deux villes, sur la rive orientale du fleuve. Un vaste monticule semé de poteries brisées et de briques aux empreintes cunéiformes indique l’emplacement d’une ville considérable. Le lieu est connu des Arabes sous le nom de Nimroûd, et leurs légendes en font remonter l’origine aux premiers âges du monde. De retour à Constantinople (ou il était attaché à l’ambassade), M. Layard parvint à intéresser à ses projets un de ses opulents compatriotes, et, muni des fonds nécessaires pour les premiers travaux, il se hâta de revenir à Mossoul. C’était en 1845. À Nimroûd, comme à Khorsabad, les excavations annoncèrent promptement ce qu’elles devaient produire. Des portions de murailles, déblayées dès les premiers jours, disaient assez, par la grandeur et la beauté de leurs sculptures, qu’elles faisaient partie d’une demeure royale. Ainsi qu’à Khorsabad, l’incendie qui détruisit l’édifice avait laissé partout ses traces ; dans cette immense étendue de salles successivement dégagées, bien des choses cependant avaient échappé à la destruction. Chaque heure apportait de nouveaux bas-reliefs, de nouvelles inscriptions. Les sculptures murales, comme celles des palais d’Égypte, représentaient les campagnes du prince qui avait bâti le palais ; les inscriptions contiennent le récit de ces campagnes et la longue énumération des pays, des villes et des rois subjugués. Des taureaux ailés à face humaine, tout à fait semblables à ceux de Khorsabad, et, comme ceux-ci, de proportions colossales, gardaient l’entrée principale du palais. Tout ce qui pouvait se détacher et se déplacer a été envoyé à Londres. Étrange destinée de ces restes d’une civilisation éteinte, aujourd’hui transportés aux extrémités de l’Occident, dans une des capitales du monde nouveau qui s’est élevé sur les débris du monde ancien et qui suivent ainsi dans leur déplacement le déplacement même des civilisations !

Les Arabes employés par M. Layard prêtaient leurs bras à ces travaux sans en bien comprendre, on le conçoit, le but ni l’intérêt. Un de leurs cheiks exprimait par des réflexions naïves l’étonnement que lui causait tout ce labeur. « Au nom du Très-Haut, demandait-il, dis-moi, bey, ce que vous allez faire de ces pierres ? Tant de milliers de bourses dépensées pour cela ! Se peut-il, comme tu dis, que ton peuple y apprenne la sagesse ? Ou bien, comme l’assure le cadi, est-ce qu’on va les transporter au palais de votre reine, qui rend un culte à ces idoles comme le reste des infidèles ? Et pour ce qui est de la sagesse, ces figures ne vous apprendront pas à mieux faire les couteaux, les ciseaux et les indiennes ; et n’est-ce pas dans ces choses que les Anglais montrent leur sagesse ? Mais Dieu est grand ! » Puis, après un moment de pause : « Voilà des pierres qui sont enterrées depuis le temps de Noé, — la paix soit avec lui ! Peut-être elles étaient sous terre avant le déluge. J’ai vécu dans le pays depuis des années. Mon père et le père de mon père plantaient leurs tentes ici avant moi ; et jamais, ni eux ni moi, nous n’avions ouï parler de ces figures. Depuis douze cents ans et plus, les vrais croyants sont établis dans ces contrées, et pas un d’eux n’a jamais entendu parler d’un palais souterrain, ni ceux qui y étaient avant eux. Et voici un Franc qui arrive ici de je ne sais de combien de journées de marche. Il vient droit à la place, et il prend un bâton, et il trace ici une ligne, et là une autre ligne, et il nous dit : ici est le palais, là est la porte ; et il nous montre des choses que nous avons eues sous les pieds sans en rien savoir. Étonnant ! étonnant ! Est-ce dans vos livres, est-ce par magie, est-ce par vos prophètes que vous avez appris ces choses ? Dis-moi, ô bey ! dis-moi le secret de la sagesse. »

Ce n’est pas seulement un palais que M. Layard a déblayé sous le tumulus qui recouvrait cette Pompéi orientale : ce sont trois palais renfermés dans une commune enceinte, et qui occupaient l’angle sud-ouest de l’ancienne cité. Nous ne pouvons suivre dans le détail de ses fouilles l’heureux émule de M. Botta. Tantôt les excavations sont pratiquées par des tranchées à ciel ouvert, tantôt par des galeries souterraines longeant les parois intérieures des salles. L’ensemble de ces travaux présente un très-vaste développement.

Siège d’une ville. — Dessin de H. Catenacci d’après les bas-reliefs du Louvre.


M. Layard explore le site même de Ninive. — Fouilles de Koïoundjik.

On confond souvent, sous la commune désignation de fouilles de Ninive, les excavations de M. Botta à Khorsabad et celles de M. Layard à Nimroûd : il faut se garder de cette confusion. Khorsabad, nous l’avons dit, est à 4 heures de Mossoul vers le nord-est, et l’on a appris par les inscriptions que la ville qui y est enfouie portait le nom de Sargoun ; Nimroûd est à 9 heures au sud de Mossoul, et les inscriptions ont de même appris que le nom ancien, le nom assyrien de la ville détruite, était Kalah, nom que cite déjà la Genèse comme celui d’une des plus vieilles cités de l’Assyrie[2]. L’emplacement de Ninive faisait directement face à la ville actuelle de Mossoul, dont il n’est séparé que par le Tigre. Mossoul est sur la rive droite ou occidentale du fleuve, le site de Ninive sur la rive orientale. Deux tumulus considérables s’y élèvent en regard l’un de l’autre à dix ou douze minutes d’intervalle : l’éminence du sud est celle de Nébi-Younas, que la légende locale rattache à la tradition biblique de Jonas, et qui a été consacrée par le tombeau d’un santon musulman ; l’éminence du nord est celle de Koïoundjik.

C’est cette dernière, on s’en souvient, que M. Botta avait attaquée avant Khorsabad ; c’est aussi vers celle-là que revint M. Layard au mois de mai 1847. Quoique le crédit obtenu du Musée britannique fût presque épuisé, l’actif explorateur ne laissa pas d’y pousser les travaux avec une extrême activité, — avec une activité telle, que dans l’espace de quelques mois on ne déblaya pas moins de soixante et onze salles, chambres ou passages, couverts d’une immense quantité de bas-reliefs sculptés et d’inscriptions. On était tombé au milieu d’un palais plus vaste encore et plus riche en ornements que les palais de Nimroûd. La construction de ce grand édifice, d’après les inscriptions, appartient à Sennakhérib, fils du roi Sargoun, le fondateur de la résidence de Khorsabad ; elle se place, conséquemment, entre les années 650 et 700 avant l’ère chrétienne. Le pavé des salles était à vingt, vingt-cinq et trente pieds au-dessous de la surface supérieure du tumulus.


Seconde expédition de M. Layard en 1849. — Reprise des fouilles de Koïoundjik. — Fouilles à Kalah-Cherghat. — Excursions à Babylone.

Le premier subside épuisé, M. Layard dut revenir en Angleterre, où l’avait précédé le magnifique produit de ses fouilles. À la fin de l’année suivante (1848) un nouveau crédit lui permit de reprendre les excavations. Elles avaient été continuées, mais lentement, pendant son absence. Son retour amena de nouvelles découvertes en bas-reliefs historiques et religieux, inscriptions, sculptures colossales, et autres objets de diverses sortes. Parmi ces découvertes, une des plus importantes est une salle renfermant une quantité considérable de briques ou de cylindres répandus sur le sol, et chargés d’une écriture hiéroglyphique fine et serrée. Cette précieuse collection, qui date du règne de Sennakhérib, le fondateur du palais, semble avoir été tout à la fois un dépôt d’archives publiques et une bibliothèque, — une bibliothèque dont chaque volume, ou plutôt dont chaque page est une tablette d’argile cuite, singulier répertoire où se trouvait consigné tout ce qui composait la science assyrienne : souvenirs historiques, astronomie, théologie, grammaire, et jusqu’à des vocabulaires polyglottes. L’étude de cet inestimable répertoire, dont le Musée de Londres possède de nombreuses parties, était naguère encore à peine entamée ; M. Rawlinson le premier, il y a seulement quelques mois, et après lui son ardent émule, M. Jules Oppert, sont parvenus à en tirer un précieux document chronologique, une liste consécutive de seize rois, formant une période de trois cent deux ans, avec la désignation de chaque année à laquelle un haut dignitaire de l’empire donnait son nom. Le grand fait, le fait capital qui ressort de cette liste, c’est d’apporter une preuve directe que la date de 747 est bien celle de la prise de Ninive par les forces confédérées d’Arbacès, roi de Médie, et du roi de Babylone, et de placer irréfragablement à cette date de 747 la chute de la vieille monarchie ninivite.

Bas-relief assyrien du Louvre. — Chevaux dans un cortège. — Dessin de H. Catenacci.

Le plan de M. Layard, dans cette seconde expédition, ne se bornait pas au territoire assyrien ; il s’étendait aussi à la Babylonie. L’infatigable explorateur y descendit vers la fin de l’année (1849). Il fit faire quelques fouilles sur le site de Babylone, mais sans beaucoup de résultat. Il s’était arrêté, en descendant le Tigre, à un site connu des Arabes sous le nom de Kalah-Cherghat, remarquable par un des plus grands tumulus que présentent les sites assyriens. Kalah-Cherghat est sur la rive droite du fleuve, à deux journées au-dessous de Nimroûd. Quoique les fouilles n’y aient pas été jusqu’à présent poussées bien loin, on y a trouvé, parmi d’autres objets intéressants, plusieurs exemplaires d’un cylindre sur lequel est gravée une longue inscription au nom d’un roi Tiglath Pilésèr. L’étude de cette inscription, à laquelle nous reviendrons un peu plus loin, y a fait reconnaître un des documents historiques les plus précieux que l’on ait encore rapportés du sol assyrien.

Vivien de Saint-Martin.

(La fin à la prochaine livraison.)



  1. Du latin cuneus, un coin. Le signe générateur de tous les groupes de l’écriture cunéiforme est un trait épais à son origine et se terminant en pointe.
  2. « Assour sortit du pays de Sina’ar (la Babylonie), et il bâtit Ninive, et les rues de cette ville, et Kalah. » (Gen., ch. x, 11.)