Nietzschéenne/Texte entier

Plon (p. 1-255).
BIBLIOTHÈQUE PLON
VOLUMES PARUS AU 1er AOUT 1924

<poem> 1. Paul Bourget Un Divorce. 2. A. Lichtenberger Petite Madame. 3. H. Bordeaux La Neige sur les pas. 4. Gal Bos de Marbot Mémoires*. (Gênes-Austerlitz.) 5. J.-H. Rosny aîné La Guerre du feu. Roman des âges farouches. 6. Frédéric Mistral. Mes Origines. Mémoires et Récits. 7. Paul Bourget Monique. 8. M. Maindron Le Tournoi de Vauplassans. (Ouvrage couronné par V Académie française.) 9. Paul Margueritte L’Autre Lumière. 10. Henry Gréville Les Épreuves de Raïssa. 11. Gabriel Hanotaux Jeanne d’Arc. 11. Paul Arène. La Chèvre d’or. 12. Th. Dostoïevsky. L’Eternel Mari. 13. Edmond Jaloux. Les Sangsues 14. Paul Bourget. Un Cœur de femme. 15. F. du Boisgobey. Le Chalet des Pervenches. 16. Albert Sorel. La Grande Falaise. 17. A. Lichtenberger. Le Petit Roi. 18. Henri Ardel. La Faute d’autrui. 19. Valéry Larbaud Fermina Marquez. 20. Paul Bourget L’Echéance. 22 et 23. Louis Madelin. Le Chemin de la Victoire (I et II). 24. Avesnes. La Vocation (Prix du Roman, A. 1916.) 25 et 26. Elémir Bourges. Les Oiseaux s’envolent et les fleurs tombent (I et II). 27. Paul Bourget. Un Crime d’amour. 28. Ernest Daudet. Les Victimes de Paris. 29. Gal Bou de Marbot. Mémoires** (Eylau-Madrid-Essling). 30. E. Fromentin Dominique. 31. Paul Margueritte. Nous, les mères… 32. Émile Moselly Jean des Brebis ou le livre de la misère. 33. Paul Bourget Pastels. 34. Charles Géniaux. La Passion d’Armelle Louanais. (Prix du Roman, A. 1917.) 35. Louis Bertrand. L’Invasion. 36. Maurice Paléologue. Le Cilice. 37. Edmond Jaloux. L’École des mariages. (Grand prix de Littérature, Académie 1920). 38. Marion Crawford. Le Cœur de Rome. 39. Paul Bourget. Le Disciple. 40. Du Cause de Nazelle. Aventures de guerre et d’amour. Mémoires du temps de Louis XIV. 41. Charles Nodier. Thérèse Aubert. 42. J*-H. Rosny’aîné. Le Docteur Harambur. 43. Henry Bordeaux. La Croisée des chemins 44. Catulle Mendès. Les Mères ennemies. 45. Paul Bourget. Nouveaux Pastels. 46. Daniel Le sueur. Flaviana princesse. 47. Daniel Lesueur Chacune son rêve

48. J. des Gâchons. Comme une terre sans eau.

49. Paul Acker *Les Exilés
50. Lichtenberger L’Automne.
51. Paul Bourget L’Emigré.
52. [[Auteur:Ernest Pérochon|]]. Nêne (Prix Goncourt 1920),
53. Louis Dumur *Un Coco de génie.
54. Emile Baumann L’Immolé.
55. Léon Daudet Le Voyage de Shakespeare
56. Léon Tolstoï La Sonate à Kreutzer.
57. Paul Bourget Les Détours du cœur
58. Ch. de Bernard. La Femme de quarante ans
59. J. et J. Tharaud. La Maîtresse servante.
60. Gal Bon de Marbot. Mémoires***.
61. Henri de Régnier Romaine Mirmault.
62. Jean Rameau Le Fuseau d’or.
63. Paul Bourget Cruelle Enigme.
64. Alphonse Daudet La Petite Paroisse,
65. Henry Bordeaux. Les Roquevillard.
66. Jean Aicard Diamant noir.
67. Gaston Chérau Champi-Tortu.
68. Jean Nesmy. Le Roman de la forêt.
69. Vte E.-M. de Vogüé Les Morts qui parlent.
70. Martial-Pléchaud Le Retour dans la nuit.
71. Paul Bourget.Les Deux Sœurs
72. Brada Madame d’Epone.
73. Ivan Tourgueneff Les Eaux printanières.
74. Gal Bon de Marbot. Mémoires****.
75. Gaston Chérau La Prison de verre.
76. Elissa Rhaïs Le Café-chantant.
77. Paul Bourget André Comélis.
78. Albert Sorel Le Docteur Egra.
79. Jean Aicard. . . . Benjamine.
80. Reynès-Monlaur Âmes celtes.
81- E.-M. de Vogué. Le Maître de la mer.
82. Elémir Bourges Le Crépuscule des dieux
83. Paul Bourget. La Duchesse bleue.
84. Alfred Machard Poucette.
85. E. Phillpotts La Ferme de la Dague
86. A. Lichtenberger Biche.
87. Henri Ardel La Nuit tombe.
88. Théodore Ghèze Myriam de Magdala.
89. Paul Bourget L’Irréparable.
90. Jules Fravieux Un Vieux Célibataire.
91. Henry Bordeaux La Robe de laine.
92. Pierre Lhande Mirentchu.
93. Pérochon, Les Creux-de-Maisons.
91. J.-H. Rosny aîné. Le Félin géant.
95. Paul Bourget. . . Lazarine.
96. Jean Rameau Les Mains blanches.
97. Elissa Rhaïs Les Juifs.
98. Edith Wharton. Sous la neige.
99. Conan Doyle Rodney Stone
100. Paul Bourget. . . L’Eau profonde.
101. Gaston Chérau. . L’Oiseau de proie.
102. Gaston Chérau. . Le Remous.
103. Ferdinand Fabre. Le Chevrier.
104, Paul Bourget. . . L’Etape* L
105. Paul Bourget. . . L’Etape. II.
106. Paul Arène. . . . Jean-des-Figues.
107. Tourgueneff. . . . Roudine.



BIBLIOTHÈQUE PLON


――――――



NIETZSCHÉENNE






ROMANS DU MÊME AUTEUR, À LA MÊME LIBRAIRIE



Dans la Bibliothèque Plon


Du Sang dans les Ténèbres.

I. Flaviana princesse 1 vol.

II. Chacune son rêve 1 vol.


Dans d’autres Collections

Le Droit à la Force, 25 e édition 1 vol.

Au Tournant des Jours, (Gilles de Claircœur) 1 vol.

Nietzschéenne, 35 e édition 1 vol.

Chacune son rêve, 22 e édition 1 vol.



Ce volume a été déposé au ministère de l’intérieur en 1924.





DANIEL LESUEUR


―――――


NIETZSCHÉENNE


ROMAN




PARIS
LIBRAIRIE PLON

PLON-NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE-6e
――
Tous droits réservés






Tous droits de reproduction et de traduction
réservés pour tous pays.
Published 3 June 1908.
Privilege of copyright in the United States
reserved under the Act approved March 3d 1905
by Plon-Nourrit et Cie.







PRÉFACE


de l’édition de 1919



J’ai écrit Nietzschéenne six ans avant la guerre. Ce roman est le plus français de mes ouvrages, qui tous, quelque mérite qu’on leur attribue ou leur dénie, révèlent une pensée purement et fièrement française.

En rattachant celui-ci plus directement à une inspiration de race, je veux dire qu’il est né, comme le roman qui le suivit et qui forme avec lui diptyque, le Droit à la Force, directement d’un souci patriotique.

Peut-être par le don d’intuition qu’on attribue volontiers aux poètes et aux femmes, — peut-être par quelque assiduité d’observation, — je sentais monter contre notre chère France le sombre nuage d’un effroyable danger. Il me semblait que nous manquions de préparation pour en affronter l’assaut. Nous croyions trop au triomphe du Droit sans la Force, et surtout sans la première, sans la plus nécessaire de toutes les forces : celle qu’on exerce sur soi-même.

Je n’avais pas la prétention d’avertir, d’influencer, encore moins de soulever l’âme de mon pays. Mais tout être, et, particulièrement, tout écrivain, à qui s’impose le sentiment d’un devoir, manquerait à sa conscience s’il n’accomplissait pas ce devoir, dans sa mesure — si faible soit-elle — et suivant ses moyens.

J’écrivis donc Nietzschéenne. Et ensuite le Droit à la Force.

Tout lecteur qui me fera l’honneur de parcourir ces deux volumes avec une entière bonne foi, y verra clairement la préoccupation qui me guidait, et sera certain que je ne me targue pas ici d’une intention imaginée après coup.

Mais, précisément, avec la même bonne foi, pourrait-on s’étonner que j’aie cherché en Allemagne, pour la France, — tellement supérieure en philosophie et en morale, — un professeur d’énergie.

Je ne l’y ai pas cherché. La controverse française de cette époque, menée passionnément, — et jusqu’à devenir une mode, — autour de Nietzsche, m’imposa le goût de le juger par moi-même.

Je le lus — et en entier — ce que n’avaient pas fait peut-être cinq sur cent de ceux qui parlaient de lui. La substance que je trouvai dans son œuvre me parut d’une saveur merveilleusement opportune. D’autant plus qu’à mon désir de l’utiliser à notre profit, s’ajouta la velléité de détruire une injuste légende.

On reprochait à Nietzsche sa théorie des maîtres et des esclaves, interprétée faussement comme un brutal conseil de l’écrasement du faible par le fort.

Or, à ne point s’y méprendre, — sinon par ignorance, légèreté ou parti pris, — le vocable de « maître », chez ce philosophe, désigne l’homme qui sait se surmonter et s’élever jusqu’aux plus hautes valeurs qu’il ait en soi, fût-il au fond de l’ergastule, tandis que « l’esclave » est celui qui se laisse mener par ses basses passions, occupât-il un trône.

Thèse magnifique, la plus exaltante qui soit. Au lieu de la défigurer, n’avions-nous rien à y prendre ?

Puis l’admiration de ce penseur d’outre-Rhin pour la culture française, pour le génie méditerranéen, son mépris de la grossièreté allemande, son discernement du mensonge allemand, me touchèrent au plus vif de mon essence latine. — Qu’avait-il donc de la lourdeur germanique, ce lyrique à l’enthousiasme fulgurant, dont la soi-disant obscurité ressemble plus au vol de l’aigle dans la nuée éblouissante qu’à la rampante cautèle des reptiles parmi les marécages de la casuistique ?

Un Allemand, lui ! Allons donc !… — N’a-t-il pas écrit (pour y revenir combien de fois !…) :

« Mes ancêtres étaient des gentilshommes polonais. Quand je songe combien de fois il m’est arrivé en voyage de m’entendre adresser la parole en polonais, quand je songe combien rarement j’ai été pris pour un Allemand, il pourrait me sembler que je suis seulement moucheté de germanisme. »

La magnifique loyauté de Nietzsche envers la civilisation gréco-latine, source de tout affinement de l’esprit humain, la gravité de ses avertissements à l’égard des périls passés et futurs dressés contre cette civilisation par la pseudo-culture germanique, la puissance admirable de son verbe et de sa pensée, apparurent à ma faiblesse comme le levier qui me porterait dans la région audacieuse, vers le but où s’élançait ma ferveur patriotique.

Apprenons à nous connaître. Acceptons la leçon d’humilité. Nietzschéenne, pas plus que son frère jumeau le Droit à la Force, n’influa, si peu que ce fût, sur la France en marche vers la victoire, à travers cinq années d’alternatives tragiques, et par un héroïsme qui n’a pas d’égal dans le passé du monde.

Pourtant quelques âmes, dans ce simple roman, ont puisé du réconfort. Je le sais. On me l’a écrit. Âmes de femmes surtout, sœurs inconnues, qui s’en prétendirent encouragées, sans savoir combien tout leur courage allait être nécessaire !

Et plus tard, l’année dernière, aux jours terribles, lorsque, dans la petite salle d’école qui servait de bibliothèque à mon Foyer du Soldat — Béthencourtel (Oise), IIIe armée, — ce furent mes amis en bleu horizon qui me rapportaient Nietzschéenne en me remerciant de ce qu’ils y avaient trouvé, j’avais largement ma récompense.

Aussi, pour l’honneur même de ceux qui ont aimé ce livre, et des autres qui l’aimeront, je ne veux pas que son titre lui fasse attribuer la plus minime parcelle de philosophie « boche ».

C’est pourquoi je m’en explique en publiant cette nouvelle édition.

On a prétendu que tout se trouve dans Nietzsche, et que c’est un auteur plein de contradictions.

Il est toujours facile de torturer des textes, surtout dans les derniers écrits d’un homme que la folie, — cette fréquente rançon du génie, — guettait, comme tant d’autres doués d’un cerveau supra-humain.

Mais je défie qu’on découvre, même dans les pages hallucinées de sa fin, des démentis à la noble doctrine dont j’ai nourri mon livre, ou aux citations dont je fais suivre cet avant-propos.

Trop courtes sont-elles, ces citations !…

C’est par chapitres entiers que Nietzsche a montré sa prescience écœurée du caractère allemand. On croirait entendre encore le jugement dont Tacite a flagellé la Germanie. Aujourd’hui, après les révélations d’une mentalité dont l’Allemagne épouvanta le monde, après les horreurs de la guerre sans nom, les deux écrivains, à vingt siècles de distance, se rencontreraient encore : le Latin de race et le Latin de cœur. Ils ne pourraient raturer une épithète, ni en ajouter une de plus. Nietzsche a cette supériorité qu’il fut un prophète. Tacite avait vu, et n’était qu’un historien.

Nietzschéenne… Faible cri d’oiseau avant la tempête.

Mais la clameur formidable de Nietzsche !… Ah !… si nous l’avions entendue !…


Daniel-Lesueur.




NIETZSCHE
POUR
LA FRANCE CONTRE L’ALLEMAGNE

[1]


« … Ils ont revu (les écrivains morts au champ d’honneur)… les prétentions graduelles de l’esprit allemand au monopole du sérieux et de la profondeur, la révolte momentanée contre les règles et, les disciplines de cet esprit méditerranéen dont Nietzsche s’efforça vainement de montrer à l’Allemagne la supériorité esthétique et rationnelle. »
(Discours prononcé par M. Raymond Poincaré, Président de la République, à l’inauguration du monument élevé à la mémoire des écrivains tombés au champ d’honneur, le 3 mai 1916.)



POUR LA FRANCE


Tout ce que l’Europe a connu de noblesse, — noblesse de la sensibilité, du goût, des mœurs, noblesse en tous sens élevés du mot, — tout cela est l’œuvre et la création propre de la France.

Aujourd’hui encore, la France est le refuge de la culture la plus intellectuelle et la plus raffinée qu’il y ait en Europe, et reste la grande école du goût.

(Par delà le Bien et le Mal, p. 280.)

Quand on lit Montaigne, La Rochefoucauld, La Bruyère, Fontenette (particulièrement les Dialogues des Morts), Vauvenargues, Chamfort, on est plus près de l’antiquité qu’avec n’importe quel groupe de six auteurs d’un autre peuple. Par ces six écrivains, l’esprit des derniers siècles de l’ère ancienne [2] a revécu à nouveau, — réunis ils forment un chaînon important dans la grande chaîne continue de la Renaissance… Ils contiennent plus d’idées véritables que tous les ouvrages de philosophie allemande ensemble.

Quelle clarté et quelle précision délicate chez ces Français !…

Par la résurrection du grand latinisme stoïque, les Français ont continué de la façon la plus digne l’œuvre de la Renaissance. Ils passèrent, avec un succès merveilleux, de l’imitation des formes antiques à l’imitation des caractères antiques : ce qui leur confère à tout jamais un droit aux distinctions les plus hautes, car ils sont le peuple qui a donné jusqu’à présent à Y humanité nouvelle les meilleurs livres et les meilleurs hommes. (Le Voyageur et son Ombre* p. 346, 347 et 352.) Maintenant encore la France est le refuge de la culture la plus intellectuelle et la plus raffinée qu’il y ait en Europe. Elle reste la grande école du goût.

Dans cette France de V esprit, Schopenhauer est plus chez lui qu’il ne le fut jamais en Allemagne. Son oeuvre principale, deux fois traduite, — la seconde, fois avec tant de perfection que je préfère maintenant lire Schopenhauer en français. Il ne fut Allemand que par hasard, comme je ne le suis moi-même qu’accidentellement. Les Allemands manquent de doigté pour nous, ils n’ont d’ailleurs pas de doigts du tout, ils ont des pattes. Je ne parle pas de Heine — l’adorable Heine, comme on dit à Paris, — qui a passé depuis longtemps dans la chair et le sang des lyriques parisiens, les plus délicats et les plus précieux. Que ferait le bétail cornu allemand avec les délicatesses d’une pareille nature! Pour ce qui est enfin de Richard Wagner, plus la musique française s’adaptera aux exigences de l’âme moderne, plus elle wagnérisera — elle le fait déjà bien assez ! Il ne faut pas se laisser tromper à cet égard par Wagner, lui-même. Ce fut une mauvaise action de la part de Wagner de se moquer de Paris, pendant son agonie en 1871. En Allemagne, malgré cela, Wagner n’est qu’un malentendu : qui serait par exemple moins capable de comprendre quelque chose à Wagner que le jeune empereur ? Néanmoins pour tout connaisseur du mouvement de la culture en Europe, le fait n’en demeure pas moins certain que le romantisme français et Wagner sont liés étroitement.

(Le Crépuscule des Idoles, p. 83 et 84.)

Loin d’être superficiel, un grand Français n’en a pas moins sa superficie, une enveloppe naturelle qui entoure son fond et sa profondeur, — tandis que la profondeur d’un grand Allemand est généralement tenue enfermée dans une fiole étrangement contournée, comme un élixir qui cherche à se garantir par son enveloppe dure.

(Aurore, p. 217.)

L’Allemand amoncelle autour de lui les formes, les couleurs, les produits et les curiosités de tous les temps et de toutes les zones, et produit ainsi ce modernisme de foire bariolé qu’à leur tour ses savants définissent et analysens comme « ce qu’il y a de moderne en soi », et il demeure tranquillement assis au milieu de ce tumulte de tous les styles. Mais, avec ce genre de <n culture » qui n’est qu’une flegmatique insensibilité à l’égard de la culture, on ne peut pas vaincre des ennemis, du moins des ennemis comme les Français, qui possèdent, eux, une véritable culture productive, et que jusqu’à présent nous avons imités en toutes choses, généralement avec beaucoup de maladresse. Si nous avions vraiment cessé de les imiter, il ne s’en- suivrait pas que nous les avons vaincus, mais ce serait seulement une preuve que nous nous sommes délivrés d’eux. Ce n’est qu’au cas où nous leur aurions imposé une culture allemande originale qu’il pourrait être question du triomphe de cette culture allemande. En attendant, nous constatons que, dans tout ce qui concerne la forme, avant comme après, nous dépendons et devons dépendre de Paris : car jusqu’à présent il n’existe pas de culture allemande originale.

(Pages choisies, p. 34 et 35.)

L’esprit allemand est pour moi une atmosphère viciée. Je respire mal dans le voisinage de cette malpropreté en matière psychologique, qui est devenue une seconde nature, de cette malpropreté que laisse deviner chaque parole, chaque attitude d’un Allemand.

Les Allemands n’ont jamais traversé un dix-septième siècle de sévère examen de soi-même, comme les Français. Un La Rochefoucauld, un Descartes, sont cent fois supérieurs en loyauté aux premiers d’entre eux.

Les Allemands n’ont pas eu jusqu’à présent de psychologues. Or la psychologie est presque la mesure pour là propreté ou là malpropreté d’une race. Et dès lors que l’on n’est pas propre, comment pourrait-on avoir de la profondeur ? Ce qu’on appelle en Allemagne « profond », c’est précisément cette malpropreté d’instinct à l’égard de soi-même. On ne veut pas voir clair au fond de son propre être. Les Allemands ont-ils seulement produit un livre qui ait de la profondeur ? Ils ne possèdent même pas le A sens de ce qu’est un livre profond. J’ai connu des savants qui considéraient Kant comme profond. Je crains fort qu’à la Cour de Prusse on ne tienne M. de Treitschke pour un écrivain profond. Et quand, à l’occasion je vante Stendhal comme un psychologue, il m’est arrive que des professeurs d’université allemande me demandent d’êpeler ce nom.

(Ecce Homo, p. 156 et 157.)



CONTRE L’ALLEMAGNE

Ici, rien ne m’empêchera d’être brutal et de dire aux Allemands quelques dures vérités : qui donc le ferait autrement ? Je parle de leur impudicité en matière historique. Non seulement les historiens allemands ont perdu complètement le coup d’œil vaste pour l’allure et pour la valeur de la culture, non seulement ils sont tous des pantins de la politique, — ils vont même jusqu’à proscrire ce coup d’œil vaste. Il faut être avant tout « Allemand », il faut être de « la race », alors seulement on a le droit de décider de toutes les valeurs et de toutes les non-valeurs en matière historique — on les détermine… « Allemand », c’est là un argument. L’Allemagne, l’Allemagne par-dessus tout, c’est un principe.

Il y a une façon d’écrire l’histoire pour la Cour, et M. de Treitschke n’a pas honte !…

J’ai envie de dire aux Allemands tout ce qu’ils ont déjà sur la conscience. Je considère même que. c’est un devoir de le leur dire. Ils ont sur la conscience tous les grands crimes contre la culture des quatre derniers siècles.

Et ceci toujours pour la même raison, à cause de leur lâcheté en face de la vérité, à cause de leur manque de franchise, qui, chez eux, est devenu une seconde nature. Les Allemands ont frustré l’Europe de la moisson qu’apportait la dernière grande époque, l’époque de la Renaissance, ils ont détourné le sens de cette époque, où les valeurs nobles qui affirment la vie et qui garantissent V avenir étaient devenues triomphantes.

(Ecce Homo, p. 152, 153 et 154.)

Mes ancêtres étaient des gentilshommes polonais. Quand je songe combien de fois il m’est arrivé,- en voyage, de m 7 en- tendre adresser la parole en polonais, même par des Polo- nais, quand je songe combien rarement j’ai été pris pour un Allemand, il pourrait me sembler que je suis seulement moucheté de germanisme.

L’esprit allemand est une indigestion. Il n’arrive à en finir avec rien.

Les Allemands sont incapables de concevoir le sublimé.

Les bêtes à cornes de ma connaissance — il ne s’agit que d’Allemands avec votre permission.

Le pauvre Wagner! Si du moins il était allé parmi tes pourceaux… Mais parmi les Allemands !…

Dans un coin perdu de Bœhmerwald, j’allai porter, comme une maladie, ma mélancolie et mon mépris de l’Allemand.

(Ecce Homo, p. 25, 44* 55» 80» 107 et 108.)

La lourdeur du savant allemand, son manque de délicatesse sociale… Voulez-vous voir l’âme allemande grande étalée? Jetez un coup d’œil sur le goût allemand, l’art allemand, les mœurs allemandes. Quelle indifférence de rustre à l’égard de toute espèce de « goût ».

L’Allemand traîne son âme, il traîne longuement tout ce qui lui arrive. Il digère mal les événements de sa vie, il n’en finit jamais. La profondeur allemande n’est souvent qu’une « digestion » pénible et languissante.

Que la profondeur allemande soit ce qu’elle voudra — et pourquoi n’en ririons-nous pas un peu entre nous ? — nous ferions bien de sauvegarder l’honorabilité de son bon renom, et de ne pas échanger trop complaisamment notre vieille réputation de peuple profond contre le prussianisme tranchant, et contre l’esprit et les sables de Berlin. Il est sage pour un peuple de laisser croire qu’il est profond, qu’il est gauche, qu’il est bon enfant, qu’il est honnête, qu’il est malhabile. Il se pourrait qu’il y eût à cela plus que de la sagesse. Et enfin, il faut bien faire honneur à son nom : on ne s’appelle pas impunément das tiusche Volk, das Tœusche Volk, — le peuple qui trompe.

Quel martyre la lecture des livres allemands pour celui qui possède la troisième oreille ! Avec quelle répugnance il s’arrête auprès de ce marécage au mouvement paresseux, flot de sons sans harmonie, de rythmes sans allure, que l’Allemand appelle « livre ».

Il faut s’en accommoder, quand un peuple souffre et veut souffrir de la fièvre nationale et des ambitions politiques, il voit passer sur son esprit des nuages et des troubles divers, en un mot de petits accès d’abêtissement : par exemple, chez les Allemands d’aujourd’hui, tantôt la bêtise antifrançaise, tantôt la bêtise antijuive ou antipolonaise, tantôt la bêtise teutonne ou prussienne {qu’on regarde donc ces pauvres historiens, ces Sybel et ces Treitschke, et leurs grosses têtes emmitouflées) — quel que soit le nom qu’on veuille donner à ces embrumements de l’esprit et de la conscience, allemande.

(Par delà le Bien et le Mal, p. 263, 264, 267 et 272.)

S’il n’est pas de hâblerie intellectuelle qui dans l’Allemagne d’aujourd’hui n’obtienne quelque succès, cela tient à l’indéniable et déjà manifeste appauvrissement de l’esprit allemand, appauvrissement dont, je cherche la cause dans une nourriture trop exclusivement composée de journaux, de politique, de livres et de musique wagnérienne, à quoi il faut ajouter encore les causes qui expliquent le choix d’un tel régime : l’exclusivisme et la vanité nationale, le principe fort, mais étroit : « L’Allemagne, l’Allemagne par-dessus tout. »

(La Généalogie de la Morale, p. 277.)

Il y a une chose que je sais avec certitude : les manifestations publiques allemandes qui parviennent jusqu’à l’étranger ne s’inspirent pas de la musique allemande, mais de cette nouvelle allure d’une arrogance de mauvais goût. Presque dans chaque discours du premier homme d’État allemand, alors même qu’il se fait entendre par le porte-voix impérial, il y a un accent que l’oreille de l’étranger repousse avec répugnance. Mais les Allemands le supportent, — ils se supportent eux-mêmes !

La prévision de la hauteur à partir de laquelle la beauté commence à répandre son charme, même sur les Allemands, pousse les artistes germaniques aux excès de la passion. C’est un désir profond et réel de dépasser, au moins du regard, les laideurs et les maladresses — pour atteindre un monde meilleur, plus léger, plus méridional, plus ensoleillé : pauvres ours dont l’âme est hantée par des nymphes et des sylvains cachés, — et parfois par des divinités plus hautes encore !

(Le Gai savoir, p. 155 et 156.)

La culture allemande, a dupé les Européens, elle n’était digne ni d’être imitée, ni de l’intérêt qu’on lui a porté, et moins encore des emprunts qu’on rivalisait à lui faire.

Et qu’est-ce qui séduisit au fond les étrangers, qu’est-ce qui les fit ne point se comporter comme Goethe et Schopenhauer, ou simplement regarder ailleurs ? C’était cet éclat mat, cette énigmatique lumière de voie lactée qui brillait autour de cette culture. Cela faisait dire aux étrangers : « Voilà quelque chose qui est très, très lointain pour nous; nous y perdons la vue, route, l’entendement, le sens de la jouissance et de l’évaluation, mais malgré tout, cela pourrait bien être des astres ! Les Allemands auraient-ils découvert en toute douceur un coin du ciel, et s’y seraient-ils installés ? Il faut essayer de s’approcher des Allemands. Et on s’approcha d’eux. Tandis qu’eux-mêmes savaient trop bien qu’ils n’avaient pas été au ciel, mais… dans un nuage !

L’Allemand, qui possède le secret d’être ennuyeux avec de l’esprit, du savoir et du sentiment, et qui s’est habitué à considérer l’ennui comme moral, — l’Allemand éprouve devant l’esprit français la peur que celui-ci n’arrache les yeux à la morale.

La distinction personnelle, c’est la vertu antique. Se soumettre, obéir, publiquement ou en secret, c’est là la vertu allemande.

(Aurore, p. 203, 204, 205, 208 et 236.)

Dans les choses de la psychologie, l’esprit allemand a de tous temps manqué de subtilité et de divination. Aujourd’hui qu’il se trouve sous la haute pression du chauvinisme et de l’admiration de soi, il s’épaissit à vue d*œil et il devient grossier.

(La Volonté de Puissance, t. Ier , p. 107.)

À tous égards, Gœthe se plaçait au-dessus des Allemands, et maintenant encore il se trouve au-dessus d’eux ; il ne leur appartiendra jamais. Comment d’ailleurs un peuple pourrait-il être à la hauteur de l’intellectualité de Gœthe ? Tout comme Beethoven fit de la musique en passant sur la tête des Allemands, tout comme Schopenhauer philosopha au-dessus des Allemands, Gœthe écrivit son Tasse, son Iphigénie au- dessus des Allemands.

Le malheur des littérature allemande et française des cent dernières années, vient de ce que les Allemands sont sortis trop tôt de l’école des Français, et que, plus tard, les Français sont allés trop tôt à l’école des Allemands.

Aucun des peuples civilisés actuels n’a une aussi mauvaise prose que le peuple allemand. Et si des Français spirituels et délicats disent : « Il n’y a pas de prose allemande », il ne faudrait pas s’en formaliser, vu que cela est dit avec des intentions plus aimables que nous ne le méritons.

(Le Voyageur et son Ombre, p. 105, 282.)

La raide balourdise du geste intellectuel, la main lourde au toucher, — cela est allemand à un tel point qu’à l’étranger on le confond avec l’esprit allemand en général. L’Allemand n’a pas de doigté pour les nuances… Le fait que les Allemands ont pu supporter . seulement leurs philosophes, avant tout ce cul-de-jatte des idées, le plus rabougri qu’il y ait jamais eu, le grand Kant, donne une bien petite idée de l’élégance allemande.

On me demande souvent pourquoi j’écris en allemand ; car nulle part je ne serai plus mal lu que dans ma patrie. Mais enfin, qui sait si je désire être lu aujourd’hui ?

Ce que les écoles supérieures allemandes atteignent en effet, c’est un dressage brutal pour rendre utilisable, exploitable pour le service de l’État, une légion de jeunes gens. Éducation supérieure et légion, c’est là une contradiction primordiale.

Personne n’a plus la liberté, dans l’Allemagne actuelle, de donner à ses enfants une éducation noble. Nos écoles « supérieures » sont établies selon une médiocrité ambiguë, avec des professeurs, un programme, un aboutissement. Et partout règne une hâte indécente. Nos lycées débordants, nos professeurs de lycée surchargés et abêtis sont un scandale. Pour prendre cet état de choses sous sa protection, comme l’ont fait récemment les professeurs de Heidelberg, on a peut-être des motifs — mais des raisons, il n’y en a point.

Au moment où l’Allemagne s’élève comme grande puissance, la France gagne une importance nouvelle comme puissance de culture. Aujourd’hui déjà, beaucoup de sérieux nouveau, beaucoup de nouvelle passion de l’esprit a émigré à Paris. La question du pessimisme, par exemple, la question Wagner, presque toutes les questions psychologiques et artistiques sont examinées là-bas avec infiniment plus de finesse, et de profondeur qu’en Allemagne. Dans l’histoire de la culture européenne, la montée de « l’Empire » signifie avant toute chose un déplacement du centre de gravité.

Ce qu’il y a d’essentiel dans l’enseignement supérieur en Allemagne s’est perdu : le but tout aussi bien que le moyen qui mène au but. Que l’éducation, la culture même soient le but — et non « l’Empire » — que, pour ce but, il faille des éducateurs et non des professeurs de lycée et des savants d’université, c’est cela qu’on a oublié. Il faudrait des éducateurs, éduqués eux-mêmes, des esprits supérieurs et nobles, qui s’affirment à chaque moment, par la parole et par le silence, des êtres d’une culture mûre et savoureuse, et non des butors savants.

Combien y a-t-il de lourdeur chagrine, de paralysie, d’humidité, de robes de chambre, combien y a-t-il de bière dans l’intelligence allemande} J’ai parlé de l’esprit allemand : j’ai dit qu’il devenait plus grossier, plus plat Est-ce assez ?

Au fond, c’est toute autre chose qui m’effraie : comment le sérieux allemand, la profondeur allemande, la passion allemande pour les choses de l’esprit, vont toujours en diminuant.

Depuis dix-huit ans, je ne me suis pas lassé de mettre en lumière l’influence déprimante de notre science actuelle sur l’esprit. Le dur esclavage à quoi l’immense étendue de la science condamne aujourd’hui chaque individu, est une des raisons principales qui fait que les natures aux dons plus pleins, plus riches, plus profonds, ne trouvent plus d’éducation et d’éducateurs qui leur soient conformes. Rien ne fait plus souffrir notre culture que cette abondance de portefaix prétentieux et d’humanités fragmentaires. Nos universités sont, malgré elles, les véritables serres chaudes pour ce genre de dépérissement de l’esprit dans son instinct Et toute l’Europe commence déjà à s’en rendre compte. La grande politique ne trompe personne. L’Allemagne est considérée toujours davantage comme le pays plat de l’Europe.

(Le Crépuscule des Idoles, p. 171, 226,
168, 167 et 168, 164 et 165.)
Frédéric Nietzsche.




NIETZSCHÉENNE



I


Robert Clérieux sauta de l’auto et franchit la colonnade du Théâtre-Français, dans l’aigre humidité du soir de mars.

Naturellement ! Il s’y attendait. Plus personne. Sur le trottoir, un solitaire marchand de contremarques. Et, dedans, le vestibule désert. La pièce devait être commencée. Stupide retard ! Comment pénétrer dans cette loge sans gaucherie ? Et la présentation de dos à la jeune dame en question, parmi les « chuts ! » des voisins ! Quel ridicule ! S’il n’entrait pas ?…

Il s’arrêta sur l’escalier, hésitant. Après tout, cela ne vaudrait-il pas mieux ? Pourquoi cette nouvelle relation ? Et justement lorsque sa femme se trouvait dans le Midi, avec les enfants. Jocelyne Monestier connaissait assurément ce détail. Y aurait-il une intention de sa part ? Elle perdrait bien son temps !

Le jeune homme sourit, amusé par la déconvenue que s’infligerait toute femme qui tenterait sa conquête en ce moment. Ah ! il avait autre chose en tête ! Même sans la profonde tendresse qu’il gardait à sa petite Luce et ses principes arrêtés sur le devoir de fidélité conjugale, il ne serait jamais moins disposé à se lancer dans une aventure.

Son sourire s’effaça. Le poids de ses responsabilités s’alourdit. Soucieux, il continua de monter machinalement, parce qu’un monsieur et une dame galopaient derrière lui, le dépassaient. Pourtant, lorsque la haute glace du palier lui renvoya son image, il la parcourut d’un regard, essaya de présumer l’effet qu’il produisait au premier abord.

L’intime satisfaction résultant de cet examen le décida. Quand on a vingt-sept ans, une tournure élégante, de beaux yeux clairs soulignés de cils aussi noirs que les cheveux drus, la moustache fine, et qu’on n’éprouve aucune inquiétude sur la coupe de son habit, la rigidité de son col, ni le chic de son gilet, on ne renonce pas aisément à se présenter devant une jolie femme qui a manifesté le désir de vous connaître. La suggestion opère, fût-on le garçon le moins fat, de l’esprit le plus solide, apportât-on dans la vie la somme de gravité qu’exigent des fonctions récemment assumées : propriétaire-directeur de la maison Hector et Jules Clérieux — Robert Clérieux, successeur — une des plus fortes fabriques d’automobiles du monde.

— « Il y a longtemps que c’est commencé ? » demanda Robert à l’ouvreuse en lui jetant sa pelisse.

— « À peine cinq minutes, monsieur. »

Quelle que soit l’heure à laquelle on arrive au théâtre, le rideau, pour une ouvreuse, n’est jamais levé que depuis à peine cinq minutes. Ce laps de temps vague et immuable n’importait d’ailleurs pas à Clérieux. Devant la porte de la baignoire d’avant-scène, il entendait, avec un léger battement de cœur, le passe-partout grincer dans la serrure.

Il entra, vit tout de suite la carrure massive de Nauders, derrière deux femmes assises au premier rang. Dans la salle obscure, la nappe claire des visages, à l’orchestre, se figeait, immobile. Tandis que, tout proche, béait l’espace lumineux de la scène. Le décor représentait un intérieur de maison, au bord de la mer. Par les baies ouvertes, l’illusion du large entraînait le regard. Deux ou trois personnages lançaient des phrases qui donnèrent aussitôt à Clérieux cette impression d’arriver dans un pays dont on ne sait pas la langue, avec la crainte de ne la comprendre jamais, — châtiment, d’ailleurs, fort court, des spectateurs inexacts.

Il adressait à Nauders une mimique désespérée, pour empêcher celui-ci de lui offrir une chaise plus en avant. Là, au fond, il serait très, bien. Si… si… il voyait parfaitement. Qu’on ne s’occupât pas de lui.

Les deux jeunes femmes avaient à peine tourné la tête. Huguette de Gessenay, la fille de Nauders, lui envoyait un bonsoir amical, tandis que Jocelyne Monestier, lui montrant à peine son profil, ramenait bien vite toute son attention vers la pièce.

Clérieux l’examina curieusement.

Ce qu’il voyait d’elle lui sembla peu banal. Rien pourtant de cette excentricité dont il se divertissait à l’avance. N’avait-il pas souvent raillé Huguette sur son fanatisme pour cette mystérieuse amie, et rabattu ferme des descriptions enthousiastes qu’il ne se souciait pas de contrôler ?

Pour être encore, à près de trente ans, mademoiselle Monestier, avec de la fortune, il fallait de sérieuses tares physiques. Car, pour les tares morales, Robert, bien qu’il ne les tolérât pas en ce qui l’approchait, savait de reste que cinquante mille francs de rente les font aisément oublier. L’hypothèse qu’une jeune fille se refuse de parti pris au mariage paraît inadmissible, surtout à un homme. Celui-ci pourtant convenait in petto que, si Mlle Jocelyne coiffait sainte Catherine, ce devait être parce qu’elle le voulait bien.

Du coin d’ombre où il méditait, à cent lieues d’écouter ce qui se disait sur la scène, il détaillait l’élégance d’un buste souple s’amincissant en une taille étroite et ronde, et cette grâce si séduisante d’un joli dos, sans saillie d’épaules ni cambrure exagérée, ni raideur d’acier, de baleines. S’il y avait un corset sous la mousseline de soie incrustée de venise, il devait gainer très librement ce corps flexible.

Clérieux goûtait l’espèce de charme vague, l’attraction indéfinissable de cette élégante créature, dont il ne connaissait pas le visage. Ses yeux, accoutumés maintenant à la pénombre de la baignoire, parcouraient tout ce qu’ils pouvaient saisir, aidés par l’attitude de Jocelyne, qui se détachait de sa chaise, penchée en avant, soulevant sa lorgnette d’une main.

Le cou, très long, donnait de la fierté à la tête. De la nuque fine jaillissait une chevelure charmante, d’un blond si tendre qu’elle s’argentait par places, et que, tout d’abord, dans l’ombre, Robert avait cru cette jeune tête blanchie prématurément. La coiffure d’ailleurs était originale. Cette masse de cheveux, dont s’échappaient des frisons impalpables, se tordait en une seule natte, qui nimbait la tête, tandis que, des deux côtés, à la hauteur des tempes, une touffe courte bouclait, allégeant et élargissant l’ensemble. Sans doute, c’était à cause du poids de cette natte, ou, encore, par coquetterie, pour la montrer, que Jocelyne était venue sans chapeau.

Cependant, Nauders, que la pièce n’intéressait guère, se tournait à demi pour observer, de son regard supérieur et narquois, la physionomie contemplative de Robert.

Son mouvement ayant appelé l’attention du jeune homme, il lui fit signe, d’un coup de menton souriant, dont la claire signification était :

« Chic, ma pupille… Hein ! Qu’en dites-vous ? »

Un sentiment désagréable envahit Clérieux. Il se souvint tout à coup de potins jadis écoutés d’une oreille indifférente, et suivant lesquels Jocelyne eût été la maîtresse du puissant financier. Cela l’ennuyait maintenant, sans qu’il sût pourquoi. Hochant la tête, comme pour dire : « Ma foi, j’attends de la voir », il parut s’absorber dans les péripéties d’au delà de la rampe.

Mlle Monestier n’était pas exactement la pupille de Jérôme Nauders, — ou plutôt de J. Nauçlers, suivant la signature et les cartes de visite de cet homme, qui, détestant son prénom, ne souffrait pas qu’on le lui rappelât.

Lorsque la jeune fille, à la suite d'un drame mal connu, resta seule dans la vie (il y avait de cela environ huit ans), Nauders fut nommé administrateur de la succession embrouillée que laissaient les parents de Jocelyne. Ami intime du père, ayant toujours accueilli l’enfant comme la compagne préférée de sa propre fille Huguette, déjà connu d’ailleurs pour le génie financier qui faisait de lui l’un des plus heureux brasseurs d’affaires, il était tout désigné pour ce rôle.

Cependant le monde voulut vite voir une vilaine raison à la sollicitude empressée qu’il y apporta. On ne comprenait pas qu’il continuât de maintenir constamment dans la société de sa fille une jeune personne dont, la réputation ne sortait pas intacte des événements qui la laissaient orpheline. L’histoire de Jocelyne, telle que la malveillance publique la consacrait, était celle-ci : Mlle Monestier aurait poussé jusqu’aux plus scabreuses limites un flirt avec un jeune homme qui la demanda en mariage, puis qui se retira brusquement en découvrant qu’il n’était pas le premier dans les bonnes grâces de sa fiancée. Sa retraite aurait déterminé des catastrophes. D’abord sa propre mort, à lui, car le frère de Jocelyne le tua en duel. Puis la rupture de la jeune fille avec les siens, qui ne lui pardonnèrent pas. L’exil volontaire de ce frère, établi depuis lors à l’étranger. Le désespoir mortel de Mme Monestier, qui succomba de chagrin. Enfin, le suicide de M. Monestier, qui ne voulut pas survivre à sa femme.

Qu’y avait-il de vrai dans ces tragiques propos ? Pas la moitié, affirmaient Nauders et Huguette en demandant à Clérieux de se rencontrer avec leur amie. Et cette moitié de vérité se défigurait encore, assuraient-ils, par l’interprétation, par l’ignorance des caractères, des mobiles, des causes. Jocelyne était une victime, indignement séduite, plus indignement calomniée. Jamais ses parents ne l’avaient condamnée, maudite. Le père Monestier était mort d’une embolie. Loin de renoncer volontairement à l’existence, il voulait vivre pour tirer vengeance du vrai coupable, — qui n’était pas le fiancé félon, si définitivement châtié par l’indignation fraternelle.

Tout ce romanesque, vaguement logé dans la tête de Robert Clérieux par des conversations anciennes, ne l’avait jamais intéressé. De temps à autre, il taquinait sa compagne d’enfance, Huguette Nauders — même après qu’elle fut devenue vicomtesse de Gessenay — sur les airs de dévotion et de mystère qu’elle prenait à la moindre allusion touchant son amie.

— « Eh bien ?… Et sainte Jocelyne demi-vierge et martyre ? » lui demandait-il en riant.

Elle pinçait les lèvres, soupirait.

— « Taisez-vous, Bob. Vous ne saurez jamais ce que vaut cette fille-là. »

De tels dialogues n’étaient pas fréquents. La pensée de Mlle Monestier n’effleurait que de loin en loin et de façon fugace l’esprit de Clérieux, De trop absorbantes préoccupations pour lui-même et les siens ne lui laissaient guère — en ces deux dernières années surtout — le loisir des curiosités vaines sur autrui. Toutefois une notion récente releva dans son opinion une personne qu’il ne croyait pas devoir rencontrer jamais. (Car elle fuyait le monde, s’enfermait dans la solitude, ne fréquentait Mme de Gessenay qu’en le plus strict tête-à-tête.)

Voici comment Clérieux fut amené à prendre d’elle une idée plus favorable.

Des amis l’engagèrent à souscrire quelques actions d’une modeste société plus philanthropique que financière. Les dividendes s’annonçaient minimes, mais suffisants pour amorcer les bonnes volontés, pour grouper des capitaux que n’eût pas attirés la charité seule, et surtout pour faire disparaître la pensée d’aumône. C’était une entreprise de logements ouvriers, d’un bon marché inouï, en des conditions exceptionnelles de salubrité, de confort. On réalisait le miracle par le bas prix de terrains situés non loin de Paris, et la création d’un petit chemin de fer, genre Decauville, qui transportait presque gratuitement, les travailleurs en ville. Tous les frais étaient couverts, avec la possibilité d’un bénéfice progressif, grâce à des combinaisons ingénieuses et au rapport du chemin de fer en dehors des heures de circulation ouvrière.

L’œuvre apparaissait merveilleusement pratique, d’un utilitarisme direct, et si bien calculée que, plus elle se développerait — c’est-à-dire plus elle donnerait de bien-être à des malheureux — plus elle avait chance de devenir fructueuse pour ses actionnaires. Robert Clérieux n’apprit pas sans étonnement que toute l’organisation émanait d’un cerveau de femme. La fondatrice voulait d’ailleurs rester anonyme, non sans avoir versé la forte somme indispensable pour les premiers travaux.

Comme, un jour, Clérieux parlait avec enthousiasme de cette inconnue chez Nauders, Huguette prit immédiatement ses airs de mystère, accompagnés cette fois de sourires triomphants. Et Bob — ainsi qu’elle l’appelait en camarade — apprit que la créature d’intelligence et de générosité dont il venait de faire l’éloge n’était autre que Mlle Monestier.

— « C’est un intérêt qu’elle met dans sa vie ; expliqua Nauders. Car elle est résolue à ne se marier jamais. »

Le banquier l’avait aidée de ses conseils. Il avait même accepté la charge de directeur. Apport d’une magnifique puissance morale et financière. Nauders était une force. Robert, dès lors, prit au sérieux la personnalité de Jocelyne Monestier. Mais, par contre, il se la figura dénuée de tout charme féminin, et se sentit plus disposé à admettre qu’en effet son aventure d’amour appartenait au domaine de la légende. Cette philanthrope doublée d’une capitaliste, vieille fille, par vocation, devait être — et pour cause — d’une inattaquable vertu.

La silhouette séduisante, dans la pénombre de la baignoire, aux Français, et le geste satisfait, admiratif de Nauders, déroutèrent une fois de plus Robert Clérieux.

Serait-elle, ainsi que certains prétendent, sa maîtresse ? Il écarta l’hypothèse, comme déplaisante. Cet homme plus que mûr… cette jeune fille… Car elle méritait encore l’épithète, davantage même par son aspect que par son âge (celui de Huguette : vingt-huit à vingt-neuf ans). Et l’amie de sa fille, par-dessus le marché. Non. Nauders était un grand honnête homme. Ce serait trop pénible de croire à une telle vilenie. Il aurait donc profité de son autorité presque* paternelle pour séduire l’enfant qu’elle était quand, par suite d’une catastrophe, elle s’était trouvée sans autre conseil, sans autre appui cjue lui. Pourquoi ne pas l’épouser, alors, puisqu’il était veuf ?

— « Eh bien, voilà un joli monsieur ! » déclara Mme de Gessenay presque à haute voix, en parlant d’un personnage de la pièce. « Dans quels milieux voit-on des mufles pareils ?

— Tu n’as donc pas suivi ? » chuchota son père, « L’auteur développe une thèse philosophique.

— Quelle philosophie ? Quelle thèse ? » se récria la petite vicomtesse. « Se servir le premier, manger comme un goujat, s’asseoir dans le meilleur fauteuil, quand il y a des femmes… Ah ! bien, si c’est de la philosophie !…

— Mais oui… Tu ne fais jamais attention. C’est la théorie de Nietzsche.

— Ne dites pas cela, monsieur Nauders, » fit Mlle Monestier, en se tournant vers lui.

Clérieux vit son profil. Un nez court, busqué… la saillie accentuée du menton… des traits secs et réguliers de médaille… La réalité lui plut moins que l’incertitude de tout à l’heure. Mais il resta, frappé par l’intonation, l’accent. De l’autorité dans la douceur. Une sûreté singulière, sans prétention pourtant. Et pourquoi cette gravité fresque émue dans la contradiction à Nauders.

Le financier hochait la tête du côté du jeune homme.

— « Ne contrarions pas mademoiselle Jocelyne. Quelle blagué, d’ailleurs, la philosophie, hein! mon petit Clérieux ! »

Et, sur une tirade grossièrement égoïste que débita aussitôt le protagoniste en scène, il ajouta :

— « Voyez ce qu’on veut nous faire avaler sous le couvert d’un cuistre germanique. Si quelqu’un se permettait chez moi l’attitude et les discours dé ce coco-là, je le conduirais dehors par l’oreille. Autrefois, que diable ! un philosophé était embêtant, mais on nous le montrait sachant au moins se tenir à table. »

Un « chut » vigoureux, parti des fauteuils d’orchestre, interrompit les grognements de Nauders. Il haussa ses larges épaules et ramena vers la scène un regard plein de dédaigneuse résignation.

Robert envia cet homme d’action qui pouvait si sincèrement faire fi des mots. Lui, pour se hausser à l’énergie nécessaire, par combien de phrasés ne cherchait-il pas à s’exalter ? Que de lectures les poings aux tempes ! Que de résolutions ! Que de paroles ramassées avidement, puis brandies ensuite, cinglées en coups de fouet sûr sa volonté. Comment, avec son cœur timide, inquiet de toute souffrance à infliger, hésitant, crédule, serait-il jamais le chef réel de ces trois mille ouvriers, que la mort prématurée de son père, puis de son oncle, laissait sous ses ordres ? Redoutable héritage. Heureusement il avait près de lui un directeur hors ligne, cet Eugène Sorbelin, dont il restait le disciple attentif, malgré ses prérogatives officielles de maître.

L’angoisse jamais endormie de sa responsabilité, de son insuffisance, saisit le jeune esprit viril. Tout s’oublia de la minute présente, — même sa curiosité émoustillée de mâle pour l’inconnu féminin qui venait de lui-même à la traverse de sa route. Il entendit la cloche de l’usine, — cette immense ruche couvrant cinq hectares. Il vit défiler, dune démarche lasse ou hardie, dans un silence de fatigue ou d’amertume, en un piétinement de troupeau, les centaines et les centaines d’hommes dont il devait utiliser les forces au mieux de son industrie, mais aussi pour leur plus grand bien matériel et moral. Il se rappela telle face insolente ou sombrement fermée, — telle autre loyale mais triste, — telle silhouette grêle d’adolescent aux yeux de fièvre. L’habituelle détresse lui étreignit le cœur. Parfois, il enviait le plus chétif, le plus humble d’entre eux. Celui-là, du moins, sa tâche finie, pouvait flâner en paix, manger sans que son gosier se contractât soudain, dormir à l’abri des sursauts effarés qui réveillent et des insomnies tourmentées.

« Ah ! si j’étais de la trempe d’un Nauders ! » pensait Robert. « Je me moquerais aussi des philosophes et de leurs systèmes. »

Le banquier écrasait sous sa carrure puissante la petite chaise de théâtre, dont le dossier n’atteignait pas ses larges omoplates. Sa face’ rasée, aux amples méplats, au modelé plein d’accent, offrait à la fois quelque chose de césarien et d’anglo-saxon, La lucidité, l’énergie, avivaient le regard, serraient le dessin des traits. Sur le crâne vaste, la chevelure épaisse montrait cette particularité que les mèches du sommet, assez longues et restées très noires, s’arrêtaient net sur les tempes et l’occiput blanchis, de nuance si tranchée qu’on eût dit d’une perruque trop courte.

Sa fille ne lui ressemblait pas, — sauf qu’elle eût été brune comme lui sans les artifices du coiffeur. Avec la bouffante auréole de ses cheveux, dorés par des procédés savants et merveilleusement ondulés, ses yeux de velours marron sous de beaux sourcils noirs, sa figure fine et longue, sa bouche sinueuse aux dents parfaites, sa fausse maigreur élégante, elle était plutôt une jolie personne. La coquetterie la plus passionnée, servie par un goût très sûr, parachevait en des toilettes miraculeuses, les dons de la nature. Si bien que, partout où se trouvait Mme de Gessenay, elle était la femme la plus remarquée, et mieux que la plus admirée, car les discussions mêmes et les critiques jalouses la mettaient au premier rang plus incontestablement que des hommages.

Robert Clérieux la fréquentait davantage en l’absence de sa femme. Il n’aimait pas l’influence de Huguette sur sa raisonnable Lucienne. Et il se demandait quel pouvait être le secret de l’engouement affiché par la petite vicomtesse pour Mlle Monestier. La frivolité de la première ne devait guère s’accommoder du sérieux de la seconde, et réciproquement. Mais qu’était-ce que le sérieux de Jocelyne ? Un masque ?… un piège ?… un désenchantement prématuré ?

Il se promit de le savoir. L’acte venait de finir. Le rideau baissait devant la salle brusquement illuminée. Robert tourna le bouton de l’électricité, dans le petit salon de la loge. On allait se voir, enfin !

— « Monsieur Robert Clérieux… Mademoiselle Jocelyne Monestier. »

Il la contempla de face, et lui trouva plus de caractère, mais moins de grâce qu’il n’avait cru. D’admirables yeux, qui devaient être glauques et clairs de jour, mais qui, aux lumières, empruntaient trop d’ombre à la frange des longs cils, châtains comme les sourcils. Une forme de visage curieuse : large à la hauteur du front et des joues, l’ovale ne s’effilait pas, mais s’aiguisait brusquement en un menton presque triangulaire, par une courbe brève, d’un galbe d’ailleurs très pur. C’est le dessin un peu brutal du type grec de certaines têtes de Méduse. Et les touffes de boucles aux tempes, avec le serpentement de la lourde natte, en donnèrent si vivement l’impression à Robert qu’il en eut comme un recul d’antipathie. À la seconde impression, elle ne lui plut pas davantage, mais il entendit son propre cri intérieur :

« Mâtin ! Tout de même… elle est belle ! »

— « Eh bien, » disait Nauders, « voilà, mademoiselle Jocelyne, l’homme qui, dans l’industrie automobile, emploie le plus d’ouvriers. Il vous renseignera sur ces gaillards-là mieux que personne. Et vous pourrez l’intéresser à notre Société de la Cité fraternelle. »

Clérieux éprouva un agacement à découvrir que cette étrange et captivante fille désirait le connaître simplement pour perfectionner son entreprise des logements de prolétaires. Qu’attendait-il d’autre, pourtant ? Il redoutait l’aventurière. N’aurait-il pas dû lui rendre justice, et se prêter joyeusement à ses honnêtes desseins ?

Au lieu de cela, un peu rageur, il détourna la conversation. Lui, qui n’avait pas écouté un seul mot de la pièce, tenta d’en parler.

— « Il m’a semblé, mesdames, que vous ne goûtiez guère la façon dont ce monsieur en kneekerbockers comprend l’amour.

— Un mufle odieux », prononça Huguette.

— « C’est l’homme de l’avenir », dit Nauders avec une intention taquine.

— « Pourquoi cela ? » demanda Mlle Monestier.

— « L’auteur le donne à entendre. N’est-ce pas sur ce modèle que votre fameux Nietzsche va façonner les générations, par l’individualisme à outrance ?

— Ah ! voilà l’ineptie monstrueuse ! » s’écria Jocelyne.

Les trois autres la regardèrent. Elle s’était assise à côté de son amie sur le divan de l’arrière-loge. Et, le buste dressé, ses grands yeux encore élargis, elle se soulevait, galvanisée par une impulsion secrète dépassant la portée des superficiels propos.

— « Eh ! ma Joce, » fit Huguette, « on dirait que tu vas t’emballer.

— Tant mieux ! » sourit Nauders. « Je saurai ce que la petite amie a contre moi depuis le commencement de la soirée.

— Je n’ai rien contre vous, monsieur Nauders. Vous faites des affaires — de grandes affaires — toute la journée. Et, quand vous venez par hasard au théâtre, vous n’attachez guère d’importance à ce que vous y entendez ! On vous donne du Nietzsche… Va pour Nietzsche ! Si c’est incohérent, malsain, vous vous en prenez à la philosophie, dont vous n’avez cure. Il n’y a pas de votre faute. Non… Ce qui me révolte, c’est qu’on induise en de grossières erreurs un esprit tel que le vôtre, et à combien plus forte raison la foule du public. C’est qu’on fasse entendre, sur notre première scène française, des adaptations pour gorilles de la plus hautaine, de la plus fortifiante pensée ! »

Tous trois rirent de son animation et de son mot : « une adaptation pour gorilles ». Mais ils marquaient, par l’intonation même de leur rire, le détachement de mondains à l’égard de toute idée profonde, la crainte de l’inélégance qu’apporte dans la causerie moderne un élément sérieux.

— « Est-ce que tu vas nous raser, Joce ? Ne crois-tu pas que nous allons l’être assez tout à l’heure quand le rideau se relèvera ? »

Huguette, en parlant, bâilla derrière son éventail.

Quant à Nauders, dont la corpulence étouffait dans l’étroit réduit, il demanda la permission d’aller faire un tour au foyer.

Lui parti, Clérieux osa redevenir lui-même, montrer à quel point la boutade de Jocelyne l’avait intéressé.

— « Vous trouvez donc, mademoiselle, que Nietzsche est trahi, dans cette pièce, par le personnage qui prétend incarner sa doctrine ?

— Toi aussi, Bob ! » cria Huguette. « Ah ! non. »

Elle se leva, rentra du salon dans la loge, reprit sa place au premier rang, moins pour examiner la salle à demi vide que pour faire apprécier le joli spectacle d’elle-même. Les lorgnettes de l’orchestre se braquèrent aussitôt sur cette baignoire, dont la demi-obscurité idéalisait encore la gracieuse apparition. Des habits noirs circulèrent de ce côté, frôlant le pourtour sous prétexte d’entrer ou de sortir. À chaque fois, le même regard masculin, regard de chair, précis, trouble, rapide, dévisageait de près la femme, glissait du visage au buste, en une expertise maquignonne. Mme de Gessenay n’en perdait pas un, de ces coups d’œil brutalement flatteurs. Mais elle semblait ne pas s’en apercevoir, occupée à détailler attentivement les toilettes des dames restées dans la salle. Aux saluts empressés de ceux qui avaient le privilège de la connaître, elle répondait par le bref et distant signe de tête interdisant la trop grande familiarité de s’arrêter pour lui parler.

Derrière elle, la conversation, tout à coup, partait d’un élan imprévu entre Jocelyne et Robert. Hors de l’ambiance paralysante d’une incompréhension railleuse, leurs deux pensées allaient l’une vers l’autre dans une région où elles se plaisaient.

— « Nietzsche trahi par cette pièce ? » répétait Mlle Monestier. « Mais, monsieur, autant qu’il est trahi dans les romans, dans les vers, dans toutes les œuvres de cette pauvre petite école française, paralysée de snobisme et d’impuissance, qui se réclame de lui. Ces faibles esprits l’ignorent. Lui, le plus altier professeur d’ascétisme et d’énergie, lui qui nous tendait la nourriture reconstituante dont notre caractère amoindri a le plus grand besoin, il n’a trouvé chez nous que des interprètes aveugles ou félons. En son nom, au nom de cet apôtre de l’énergie, qui réclame de chacun le plus grand effort, on prêche, sur la scène française, dans le roman français, la doctrine de l’avachissement dans l’égoïsme !…

— Le terme est fort.

— Il est vulgaire. Moins vulgaire que de telles conceptions. Vous êtes-vous contracté d’écœurement tout à l’heure devant la grossièreté de cette espèce de commis voyageur en droguerie, soi-disant nietzschéen ? Savez-vous que Nietzsche n’a pas dédaigné de marquer la nécessité des « bonnes manières » comme une des formes de la dignité et de l’empire sur soi ?

— Je connais très peu Nietzsche, mademoiselle.

— Vous ne connaissez pas son beau programme de ce qu’il appelle « les passions qui disent : oui ».

Et elle cita de mémoire :

— « La fierté, la joie, la santé, l’amour, l’inimitié et la guerre, la vénération, les belles attitudes, les bonnes manières, la volonté forte, la discipline de l’intellectualité supérieure, la volonté de puissance, la reconnaissance à l’égard de la terre et de la vie, tout ce qui est riche et veut donner et gratifier la vie, la dorer, l’éterniser et la diviniser, toute cette puissance des vertus qui transfigurent. » Croyez- vous, monsieur, croyez-vous qu’ils sont coupables, ceux qui traduisent un idéal semblable par la basse parodie qui nous en est offerte ce soir ? Et au Théâtre-Français encore !

— Je ne voudrais pas vous contredire, mademoiselle, » reprit Robert, « mais j’ai peine à croire que, si l’enseignement de Nietzsche correspond en entier aux quelques lignes, très belles, que vous venez de citer, tout le public lettré de France ait pu se tromper sur son compte au point d’en faire — passez-moi le mot — un professeur de muflerie. Pour moi, ce que m’en ont montré quelques livres à la mode m’en a dégoûté au point que je n’ai pas voulu le connaître davantage.

— Vous y perdez, monsieur. Vous y perdez, surtout si les circonstances de votre vie vous demandent une vigueur morale dont vous n’avez pas toutes les ressources en vous-même. »

Clérieux, saisi par la correspondance de cette phrase avec son état d’âme, se tut, regarda celle qui lui parlait. Avait-elle une intention secrète ? Que savait-elle de lui ? Mais ce qui, alors, le frappa, ce fut ce qu’il venait d’oublier ; combien elle était jeune et séduisante. Il s’écria :

— « Mais, mademoiselle, vous devez me trouver peu galant ! Je vous retiens sur un sujet bien aride. Il y a pourtant d’autres choses à dire à une charmante personne comme vous. »

Elle secoua la tête, avec un sourire qui lui ôta sa sévérité de jolie petite gorgone.

— « Non, monsieur, il n’y a rien à me dire.

— Comment cela ?

— Je ne suis pas une jeune fille comme les autres. Je ne suis pas une personne avec qui l’on flirte, moi.

— Qu’êtes-vous donc ? »

Elle eut un mouvement d’épaules, et, toujours souriante, se tut.

— « Enfin », dit Robert, « il y a tout de même des choses que vous préférez à la philosophie, — fût-elle de Nietzsche ?

— Je vais vous paraître une horrible pédante, en vous répondant : Non, il n’y a rien que je préfère. Si jamais vous savez ce que cet esprit admirable a fait de moi, de quoi il m’a préservée, ce qu’il m’a mise à même d’accomplir, vous comprendrez… » Elle eut de nouveau son beau sourire pour ajouter : — « Vous comprendrez que je le défende contre les faux pontifes de lettres, contre les bluffers, qui ne l’ont jamais compris, jamais lu, et qui en imposent aux niais avec quelques lambeaux défigurés de son œuvre…

— Vous êtes sévère.

— Non, monsieur. Car ces gens-là font du mal. Ce sont des ouvriers de déchéance. Nous n’avons pas besoin qu’on accélère chez nous l’affaiblissement des caractères.

— N’est pas fort qui veut », murmura Robert.

— « Pardon », rectifia- t-elle- doucement. « Est fort qui veut. C’est la volonté qui manque le plus. » Elle ajouta, en soulignant les mots : « La volonté de puissance. »

Clérieux ne savait pas que ces trois mots forment précisément le titre d’une des œuvres capitales de Nietzsche. Mais son cœur battit. La hantise qui, jour et nuit, tendait ses fibres se révéla dans un soupir :

— « S’il suffisait de vouloir !… »

Mlle Monestier posa longuement son regard clair, un peu dur, sur les yeux sincères de Clérieux. Quelque chose d’indéfinissable flotta entre ces deux êtres. Ils sentirent un lien, un secret. Rien de sensuel. Ils oubliaient, par miracle, ce qui veille toujours entre un homme et une femme : l’amour. Qu’était-ce donc ?

Jocelyne prononça lentement :

— « Ah ! oui, il vous en faut, à vous, de la force !

— Vous savez ?…

— Je sais… Plus que vous.

— Est-ce possible ?

— Pour cela, j’ai voulu vous connaître.

— Dans mon intérêt ?

— Et dans le mien,

— Quel rapport ?

— Je vous expliquerai.

— Mais… Nauders avait l’air de dire… je pensais que vous aviez besoin de mon concours… à cause de votre œuvre… des logements ouvriers.

— C’était le prétexte, pour nos amis. »

Un éclat de rire jaillit sous la portière, drapée dans son embrasse entre le salon et la loge. Huguette les observait.

— « Tu sais, Joce… Bob Clérieux est un homme marié. »

Robert, qui, presque avidement, se penchait vers son interlocutrice, eut un recul vif. Au grand jour, on l’eût vu rougir. Pour ce scrupuleux, une plaisanterie sur sa fidélité conjugale n’était jamais prise légèrement. Cependant la réflexion le rassura.

— « Tout le monde n’est pas flirt comme vous, belle Huguette.

— Est-ce qu’un jeune homme et une jeune fille peuvent échanger quatre mots sans flirter ? Voyons, Joce, qu’en penses-tu ? Sois franche. »

Jocelyne répondit gaiement, le ton changé, sans trace de la gravité impressionnante de tout à l’heure :

— « Mais alors, les Orientaux ont raison ! Et le capitaine de Gessenay devrait te garder sous les verrous.

— Le flirt », reprit Huguette, « n’a rien d’offensant pour les maris.

— Par exemple !… » fit une grosse voix. (Nauders rentrait.) « Il faudrait d’abord définir où il s’arrête, le flirt. Savez-vous comment la sagesse hindoue le comprenait ? » demanda le banquier.

— « Voyons ?

— Il est écrit dans les lois de Manou : « Sera réputée adultère toute femme restée seule avec un homme le temps de cuire un œuf. »

Trois jeunes éclats de rire accueillirent cette sentence. Ils fusèrent au milieu du silence soudain de la salle. Car le rideau se levait. Cent têtes se tournèrent vers la baignoire. D’un geste prompt, Robert éteignait l’électricité derrière eux. Ils reprirent leurs places, tout secoués de gaieté, tandis que Huguette répétait à demi-voix, avec la plus comique des intonations :

— « Le temps de cuire un œuf !… Encore, si c’est un œuf dur !… »

Comme Robert s’effaçait pour laisser Mlle Monestier gagner le premier rang, il remarqua avec quelle promptitude l’expression joyeuse s’évanouissait sur cette physionomie. Elle avait repris son air grave, un peu redoutable, de jolie petite Méduse de bouclier.

De ce visage-là et de son énigme, il emporta une impression qui ne s’effaça pas !




II


Dans son bureau, à l’usine, Robert Clérieux s’assit, après avoir jeté son pardessus au dos d’une chaise.

Il tenait encore à la main une lettre qu’il avait lue durant le trajet, en auto, de la rue de Courcelles à Eau-bonne. Ses sourcils contractés, ses traits tendus, marquaient l’impression désagréable.

Voilà une malechance ! Son petit André pincé par la rougeole, là-bas, à Antibes, juste au moment où Lucienne allait quitter le Midi pour revenir. Et la pauvre petite, dans une impatience folle de le revoir, ayant pris absurdement ombrage de cette rencontre, aux Français avec Mlle Monestier. Qui diable avait pu lui raconter ?… Et de façon à la troubler encore ! Cette sage Lucette, la moins, soupçonneuse, la moins nerveuse des femmes ! Ah ! les coïncidences ineptes de la vie !

— « Je ne peux pourtant pas partir en ce moment, » murmura Robert.

Son regard alla du courrier énorme — préparé, classé, sur la table — vers la croisée dont les carreaux clairs, au-dessus des simples brise-bise en satinette écrue, découvraient des perspectives sévères.

Les bâtiments de l’usine, couleur de brique sale, les toits de zinc, le sol de l’avenue principale, noyés de brume grisâtre, se brouillaient encore sous les blancheurs douteuses d’une neige fondante de mars. Une rumeur sourde, continue, montait des halls énormes pleins de machines en activité. L’air bourdonnait. Une vibration se propageait à travers les murs, les vitres, les planchers, tout frémissants d’une vie secrète. Robert aurait pu ressentir l’exaltation orgueilleuse d’être le cerveau pour lequel palpitaient les multiples organes de ce corps gigantesque. Mais une oppression lui venait du ciel bas, fuligineux, dont les lourdes houles grises, effilochées en flocons, semblaient vouloir tout submerger.

— « Sapristi ! qu’il doit faire bon là-bas, sur la grande terrasse des beaux-parents de Sernhac, avec du bleu sur la tête, et le bleu de la Méditerranée en face de soi ! Décidément, je vais me donner deux jours de vacances, pour aller rassurer Lucienne et voir ce que c’est que cette rougeole du gamin. »

Il s’assit, posa le doigt sur la sonnerie du téléphone.

Le joli appareil, avec l’élégance de ses nickels et du palissandre luisant, devenait presque un objet de luxe dans cette pièce meublée comme un bureau de sous-chef. Une table en bois noir, avec son carré de drap vert sous la plaque en cristal, des chaises de canne, et, sur les murs, des diplômes, des plans, des affiches de réclame : tel était le sanctuaire laborieux de ce jeune homme, dont chaque fin de mois se soldait par un million à douze cent mille francs, payés à ses ouvriers, à ses ingénieurs, à son haut personnel, à la société d’électricité qui lui fournissait la force motrice, aux agences de publicité, aux producteurs de ses matières premières.

Il avait à peine formulé sa demande au téléphoné que celui qu’il appelait se présenta.

C’était son directeur général, Eugène Sorbelin. Un homme de trente-quatre ans, assez beau garçon avec sa barbe couleur tabac d’Orient, très bien taillée et soignée, ses traits un peu gras de coquette blonde, ses yeux d’ambre, au regard intelligent, mais opaque, impénétrable.

— « Dites-moi, Sorbelin… Ma femme m’écrit qu’un des petits est malade là-bas. Voilà leur retour remis à je ne sais quand. Elle est affolée. Une maman, n’est-ce pas, ça prend peur tout de suite. Verriez-vous un inconvénient à ce que j’aille voir ce qu’il en est ? L’affaire de quarante-huit heures… dont un dimanche, si je ne pars que demain.

— Mon Dieu, monsieur Robert… » fit le directeur d’un ton dubitatif. Puis il questionna, dans une anxiété polie :

— « Vous n’êtes pas inquiet, j’espère ? Lequel des deux est malade ?… L’aîné, Pierre ?

— Non, le second… André. Oh ! une rougeole, un bobo d’enfant. »

Robert prenait un accent détaché, mais il guettait le visage de Sorbelin comme un écolier qui attend l’exemption d’un devoir. Malgré toutes ses résolutions d’agir en véritable chef, malgré les études acharnées qui l’en eussent rendu capable avec un peu de confiance en lui-même, il subissait l’ascendant de cet homme, habile et rogue. Les grandes capacités de Sorbelin lui avaient valu la haute situation de directeur, voici cinq ans déjà, — mais alors que les vieux patrons, le père et l’oncle Clérieux, exerçaient le gouvernement effectif. Et c’était à lui que leur héritier devait son initiation.

— « Mais, monsieur Robert », déclara-t-il froidement, « vous êtes le maître. Vous savez aussi bien que moi s’il vous est loisible de vous absenter. Ge que je peux vous affirmer, c’est que je m’arrangerai pour que rien n’en souffre. »

Clérieux pâlit imperceptiblement. Quoiqu’il n’eût point senti d’arrogance ni d’ironie dans l’intonation, il comprenait trop. Avec Sorbelin, l’usine pouvait se passer de lui.

— « Seulement », reprit l’autre, « voilà… Vous devrez me laisser pleins pouvoirs. Car certaines solutions urgentes…

— Comment ? » fit Robert… « Pour deux jours !

— Oh ! ce peut être une question d’heures.

— Que se passe-t-il donc, Sorbelin ? Vous avez l’air soucieux ! Parlez. »

Clérieux s’assit. Le directeur s’expliqua.

D’abord, il y avait cette grave histoire des changements de vitesse ratés. Monsieur Robert ne gardait plus d’illusion, n’est-ce pas? Les essais de résistance montraient la tare du nouveau modèle. Il fallait revenir à l’ancien, ou trouver autre chose. Avant longtemps, les plaintes/ les réclamations pleuvraient! Si on les laissait se répandre, c’était la forte baisse sur la réputation de la marque.

— « Il faut empêcher cela, à tout prix ! » s’écria Robert, une flamme aux yeux.

— « Et comment ? »

Ils se regardèrent. La face fermée du directeur offrit alors le plus psychologique des contrastes avec le visage ardent du jeune chef ! Si le premier était l’homme de science, de méthode, l’autre était l’homme d’imagination, de généreuse et brusque audace. Clérieux ne se connaissait pas encore. Il avait à prendre conscience de lui-même. Dans toute entreprise haute, si vertébrée de technique soit-elle, il faut l’élan spontané qui fait bondir et emporte tout. C’est l’étincelle du génie. Privée d’un tel éclair, toute institution humaine, — société, gouvernement, industrie, — ne dure qu’en se recopiant soi-même, n’est plus qu’honorable, puis sous la façade intacte, se refroidit, s’anémie, décroît.

L’âme intense de Robert possédait ce secret du feu. Mais il n’en savait rien. Et l’eût-il su, s’en serait défié. Sans plus raisonner, ni réfléchir, il s’écria :

— « La marque Clérieux ne cessera pas d’être la première du monde. Nous referons des changements de vitesse. Nous en enverrons à tous nos correspondants. À la première réparation qu’on leur demandera, ils remplaceront l’organe entier, sans le dire au client.

— Sans le dire ?… Et sans le faire payer alors ?

— Naturellement. C’est nous qui paierons. Nous ne devons pas nous tromper.

— Savez-vous ce qu’il vous en coûtera, monsieur Robert ?

— Je m’en doute… Un bouillon de quatre à cinq cent mille francs.

— Au bas mot. Et dans ce moment !… »

Il y eut un court silence. Devant leur esprit, les difficultés surgissaient. Mais le jeune chef eut un geste, comme un capitaine héroïque. Vaincre ou mourir.

Sorbélin reprit :

— « Quel type de changement de vitesse adopterons-nous ? Pas moyen, sans déchoir, de revenir à l’ancien rejeté par nous-mêmes.

— On trouvera. Et vite. Tous nos ingénieurs s’y mettront. D’ailleurs, n’est-ce pas seulement un vice du métal ?… Vous vous rappelez que je faisais des réserves sur cet acier fourni par les Forges de la Moselle, dont vous vous êtes entiché. »

Une ombre pourpre assombrit le visage blond de Sorbelin. Le confiant Clérieux ne le remarqua pas. Dans sa fièvre, il se levait.

— « Je descends au laboratoire de chimie à l’instant même. Je veux revoir les analyses.

— Un instant, » dit l’autre. « Un fait va peut-être survenir qui arrêtera tout cela.

— Quoi donc ?

— Une grève… Au moins partielle. Alors, adieu la fabrication rapide des nouveaux changements de vitesse,

— Oh ! une grève… Il n’y a pas de semaine que l’on ne nous en menace… Et cela dure, depuis trois mois.

— Cette fois, je crains que nous ne l’évitions pas. »

Clérieux demeura une minute interdit. Puis il cria nerveusement :

— « Mais alors ; bon Dieu ! il n’est pas question que je parte pour le Midi ! »

Et comme Sorbelin se taisait, avec une singulière expression de visage :

— « Mais, nom de nom ! » ajouta le jeune homme, rageur, « on dirait, mon cher, que vous avez une espèce de satisfaction à me donner ces fichues nouvelles.

— Par exemple ! » sursauta Sorbelin.

Il n’eut pas le temps de se défendre, de trouver la phrase adoucissante, ou de composer, s’il y avait lieu, sa pyhsionomie. Quelqu’un frappait à la porte.

— « Entrez !… Ah ! c’est vous, Biteil. Eh bien, comment ça s’est-il comporté ? » prononça vivement Robert.

Il s’adressait au conducteur du four à porcelaine. Celui-ci surveillait, depuis deux jours, une importante cuisson de bougies d’allumage. Ces bougies, que l’on ne parvenait à imiter nulle part, n’en luttait pas moins contre une perpétuelle contrefaçon. Pour la rendre impossible, Robert avait eu l’idée de leur donner une couleur irréalisable ailleurs que dans son four, — un monument ! admirablement établi, pareil aux fours où se cuisent les grandes pièces de Sèvres. C’était d’ailleurs un rose de Sèvres qu’il essayait d’obtenir, car, successivement, son jaune empire, son vert nil, avaient été copiés. Mais la porcelaine de ses bougies, d’une pâte autrement dure et résistante que la pâte de Sèvres, et subissant une cuisson plus forte, ne donnait pas ce fameux rose. Plusieurs expériences avaient manqué. On comptait en fin sur celle-ci.

— « Eh bien ?… eh bien ?… » s’impatientait Clérieux.

Piteusement, le maître porcelainier lui tendit un échantillon de la cuisson.

Robert s’empara de l’objet : un petit cylindre d’un pouce de long, se rétrécissant à un bout, mi-partie blanc. La seconde moitié, celle qui devait être rose sèvres, offrait une vague couleur brunâtre, telles les tablettes de chocolat au lait des confiseries suisses.

Clérieux jeta l’objet dans sa corbeille à papiers.

— « Allons ! » soupira-t-il. « Décidément, c’est un mauvais jour. »

Il tourna le dos, se planta devant la fenêtre, les yeux au dehors, pendant que son directeur, avec un hochement de tête, congédiait l’ouvrier navré.

Sur les toitures luisantes, la neige fondait. Un soleil blanc, ouaté, moirait le zinc et les verrières de zones miroitantes. Plus bas, les façades noircies, les allées boueuses, en paraissaient plus sombres.

Clérieux sentit ses paupières battre, énervées par un picotement. Tonnerre de bigre ! il ne les laisserait pas se mouiller! Il était un homme, non un gosse. Sans qu’il sût comment, ni pourquoi, une calme image lui apparut, un front pensif sous une natte blonde, avec des bouclettes en touffes contre les tempes (quelle délicieuse coiffure !) et deux larges yeux clairs, expressifs de sagacité, de ferme vouloir. Il entendit la voix de Jocelyne : « Ah ! oui, il vous en faut, à vous, de la force. »

C’était si vrai ! Plus vrai encore ce matin, après ces huit jours où il s’efforçait d’oublier leur causerie, où il se refusait à la suggestion secrète, où il se promettait de ne plus revoir la trop perspicace et attachante personne.

Pourquoi lui avait-elle dit cela ? Pourquoi avait-elle souhaité le connaître ? Et ces allusions à quelque circonstance les unissant dans un intérêt commun… Comment les éclaircir ?…

En cette minute de découragement, l’influence qu’il se refusait à laisser croître, tout à coup s’affirmait, tentatrice, appelée par une sorte de besoin nostalgique. Mais son directeur lui parlait. Il se tourna.

— « Voyons, monsieur Robert », disait Sorbelin, « ne mettez pas les choses au pire, que diable ! Votre père et votre oncle ont rencontré d’autres difficultés que celles-ci avant de faire de cette usine ce qu’elle est aujourd’hui, une des premières du monde !

— Si vous voulez me donner à entendre que mon père et mon oncle étaient d’autres gaillards que moi, vous avez fichtrement raison », riposta Clérieux.

— « Alors », s’écria Sorbelin presque brutalement, « il ne fallait pas entreprendre de soutenir seul ce qu’ils étaient deux à porter.

— Cela signifie… » demanda le jeune maître, la figure violente. »

— « Cela signifie que vous auriez dû faire ce que je vous ai conseillé lorsque vous les avez perdus : mettre l’usine en société.

— Jamais !… » cria Robert, blêmissant.

Le directeur pencha la tête pour dissimuler un âpre sourire. Et, tout de suite, la voix soudain veloutée, il prodigua les paroles d’espoir, les protestations de dévouement. Puis, comme Clérieux, en un besoin presque physique de détente, essayait de rire bravement, allumait une cigarette, Sorbelin, comme pour changer la conversation, dit soudain :

— « À propos, mon cher patron, je crois avoir un petit service à vous rendre. Oh ! tout à fait en dehors des affaires. Une chose d’homme à homme. Vous êtes-vous demandé pourquoi ce vieux loup-cervier de Nauders tenait tant à vous faire lier connaissance avec Mlle Monestier ?

« Comment, lui aussi ! » pensa Robert. « Ah çà ! l’univers entier s’occupe donc de ma rencontre avec Mlle Monestier ? »

Il secouait vaguement la tête, les yeux écarquillés, béant de surprise.

— « Méfiez-vous. Ne faites pas leur jeu », reprit l’autre, volontairement énigmatique.

— « Leur jeu ?… Que voulez-vous dire ?

— Je m’entends.

— Vous connaissez Mlle Monestier, Sorbelin ?

— Je l’ai connue. C’est la plus dangereuse des femmes.

— Bah ! Et comment savez-vous que je l’ai rencontrée ? Et où ? Et grâce à qui ?

— Vous lui avez été présenté par Nauders et sa fille, il y a une huitaine de jours, dans une baignoire, aux Français.

— Vous me paraissez plutôt renseigné.

— Tous les Parisiens qui se trouvaient dans la salle le sont autant que moi. Et ils en parlent, n’en doutez pas.

— Qu’en disent-ils ?

— Ils jugent que vous êtes dans votre rôle de mari, en fréquentant, durant l’absence de Mme Clérieux, une créature disqualifiée, ni fille ni femme, ni mondaine ni grue…

— Sorbelin !

— Excusez-moi, monsieur Robert. Mais j’ai un peu plus d’expérience que vous. Je suis votre aîné. Je ne me trouve pas comme vous, depuis ma vingtième année, entre les œillères du mariage. Malgré tout, je ne vous ennuierais pas de potins stupides, si votre seul risque était seulement de faire plaindre à tort Mme Clérieux.

— Ça serait un peu fort ! Pour dix minutes de causerie en public !

— Tout dépend de la personne avec qui l’on cause. Vous n’ignorez pas la mauvaise réputation de celle-ci. Mais le danger n’est pas là.

— Et où serait-il ?

— Nauders et cette femme font des affaires, mon cher patron. Il gère sa fortune, à elle, la fait bénéficier de spéculations heureuses. Et elle rabat du gibier pour lui. Qu’ils soient amant, et maîtresse, c’est la moindre des choses. Mais ils ourdissent des pièges, où de très gros oiseaux pourraient bien se prendre quelque jour.

— C’est absurde, ce que vous dites là, Sorbelin, Absurde et injuste. Nauders est l’honnêteté même. Son énorme autorité financière vient de là.

— Jusqu’à ce qu’elle vienne d’ailleurs.

— Mais, c’est fou ! c’est fou, cette histoire que vous me racontez ! Qu’est-ce que Nauders et Jocelyne Monestier peuvent tirer de moi ? Que voudraient-ils me faire faire ?

— Ce dont vous vous défendiez si fort tout à l’heure.

— Quoi ?… Mais quoi ? » répéta Robert à Sorbelin, qui le regardait maintenant bouche close.

Le jeune homme se leva, fiévreux, harcelé, mordu par une angoisse secrète, par des inquiétudes indéfinies.

— « De quoi est-ce que je me défendais tout à l’heure ? » cria-t-il.

Et, sur le regard fixe de son interlocuteur, il ajouta, baissant la voix :

— « De mettre l’usine en société ? »

Le directeur inclina la tête.

— « Allons donc ! Et comment ?…

— Nauders n’a-t-il pas des fonds dans votre affaire ? Vous verrez où la belle Jocelyne vous mènera avec son engrenage d’œuvres philanthropiques, de logements à bon marché. Vous verrez où elle vous logera… à quelle enseigne. »

Robert marchait par la chambre.

— « C’est ridicule », grommelait-il. « C’est insensé… insensé ! »

Sorbelin revenait à la charge.

— « Voyons, mon cher patron, nierez-vous que, tout à l’heure, quand vous envisagiez si vaillamment le sacrifice d’un demi-million pour remplacer les changements de vitesse, vous ayez pensé, qu’en cas d’embarras, un appel de fonds chez Nauders faciliterait les choses ? »

Robert se tut.

— « Il ne vous refusera pas, allez, » poursuivit le directeur d’un certain ton. « Plus vous lui en demanderez, plus il sera content. Quand il vous tiendra par sa créance et que Jocelyne vous tiendra par son charme…

— Assez, Sorbelin ! » prononça le jeune homme d’une voix si tranchante, que le donneur de conseils pensa : « Assez, en effet… pour le moment, »

Une minute encore il suivit des yeux l’être tourmenté qui piétinait là dans cette étroite pièce, puis, s’excusant sur un travail qui le réclamait, il sortit.

Au lieu de descendre le petit escalier de bois, Sorbelin, par un corridor vitré, au même étage, gagna une salle où se tenaient des rédacteurs et des dessinateurs. Là, on préparait les articles de réclame à envoyer aux journaux, on élaborait une carte routière pour automobilistes, qui devait porter partout le nom de Clérieux.

Le directeur examina des plans, donna des indications, puis dicta une note pour la presse : « Derniers résultats des épreuves de fond… suprématie incontestable du nouveau changement de vitesse… nécessité de hâter les commandes, pour prendre rang, l’usine, débordée, ne pouvant plus livrer avant quelque temps ces admirables changements de vitesse, que tous les propriétaires de voitures Clérieux réclamaient maintenant pour les adapter aux anciens véhicules. »

Ceci fait, Sorbelin passa au poste central du service téléphonique, et lança quelques ordres à des chefs d’ateliers. Enfin, il descendit. Mais, pour ne pas retourner en arrière, il traversa, au rez-de-chaussée, une salle où s’occupaient des femmes. Chacune avait devant elle un fragment de châssis, et, à côté, une corbeille pleine de menues pièces nouvellement fabriquées : vis, écrous, joints, charnières, manivelles, — petits osselets d’acier, délicats comme les phalanges d’un aristocratique squelette. Chaque ouvrière n’en détenait qu’une sorte. Un à un, elle prenait dans la corbeille les fins objets, luisants, et les essayait à la place où l’âme enflammée de la machine les ferait frémir et se mouvoir. S’ils y glissaient à frottement doux, s’ils s’y adaptaient exactement, c’était bon. On les dirigerait sur les magasins, où ils seraient étiquetés, classés. Ensuite, du bout du monde, on pouvait réclamer telle pièce, usée, faussée. La même, identique, serait expédiée aussitôt, qui la remplacerait. Et il en était des anciens modèles comme des nouveaux. L’usine possédait en réserve toutes les pièces interchangeables pour toutes les machines sorties de ses ateliers depuis dix ans.

La belle barbe blonde et les yeux d’ambre du directeur faisaient toujours sensation dans les quartiers féminins. Chacune de ces pauvres créatures coulait vers lui un regard où scintillait le rêve inouï : être remarquée, désirée, par cet homme tout-puissant. Les plus laides, les plus minables, s’embellissaient, une seconde transfigurées par l’affolante chimère.

Il passait… Et c’était comme une cendre retombée sur les ternes visages.

Une ouvrière chuchota aigrement vers sa voisine :

— « Pas de danger qu’il touche à son galurin, celui-là. Ah ! il n’en usera pas le bord.

— C’est pas un chouette type comme le patron, » fit l’autre.

Jamais, en effet, Robert Clérieux ne traversait un atelier de femmes sans soulever son chapeau. Ce simple geste, accompli par élégance native, sans calcul de popularité, flattait les ouvrières. Mais point de coquetterie avec celui-là. Trop haut. Puis la certitude de sa sagesse tranquille, de son solide bonheur conjugal, le rendait inaccessible.

Eugène Sorbelin, maintenant, pénétrait dans le hall des grosses pièces. Le bourdonnement des machines emplissait l’espace. L’œil s’éblouissait par le vol enchevêtré des milliers de courroies, — lacis vertigineux, sifflant et glissant de toutes parts. L’huile ruisselait sur les surfaces pivotantes de l’acier, que la chaleur des frottements et des résistances eût rougi bien vite sans elle. Deux cent cinquante travailleuses de métal, dont la moindre valait des milliers de francs, s’activaient sous les vitrages vastes. Chacune avait à côté d’elle son servant en bourgeron bleu, qui l’alimentait, la rafraîchissait, la frictionnait, et suivait ce labeur de force, de précision, dont ses muscles d’homme eussent été incapables.

Sorbelin s’entretint un instant avec un des chefs, puis passa entre deux rangs de machines, examinant le travail, disant quelques mots à chaque ouvrier. À deux reprises, dans la perspective mouvante des courroies, des bielles, des tiges, des pistons, ses yeux rencontrèrent un regard aigu, ardent, interrogateur, aussitôt détourné. Par une manœuvre en apparence inconsciente, Sorbelin se rapprocha de l’homme qui correspondait si anxieusement avec lui.

Bientôt, ils furent proches. C’était un garçon d’une trentaine d’années, bien découplé, l’air intelligent, mais dur. Il conduisait une perceuse. La machine, d’ailleurs, travaillait sans lui, saisissant la masse de métal, la plaçant où il fallait ; lâchant contre elle un poinçon énorme, qui y entrait comme dans du beurre, la retournant, présentant un autre côté, où le même poinçon forait un second trou, puis poussant le morceau achevé, le rejetant pour en saisir un autre, avec les mouvements impérieux, saccadés et doux, de ces prodigieux êtres d’acier que l’homme s’est créés pour esclaves.

— « Ça marche, Herseaux ? » demanda tout haut Sorbelin, l’air bonhomme, en abordant l’ouvrier. Et il commença de l’entretenir de quelques questions techniques, pour lasser l’attention qui se portait sur eux. Car Herseaux, l’une des fortes têtes de la fabrique, avait une influence considérable sur ses camarades, et ceux-ci constataient avec une satisfaction orgueilleuse les égards de leurs chefs pour leur meneur préféré.

Mais, lorsque le directeur crut pouvoir risquer une phrase en sourdine, ce fut pour répondre enfin au regard tenace, interrogateur, que l’autre ne détachait pas de ses yeux :

— « Moment venu. Coup de feu urgent… Des embarras de toutes sortes… Marchez au plus vite. Nous lui cassons les reins ! »



III


Grâce aux caprices du mois de mars, un matin de printemps succéda au jour maussade, neigeux, dont s’étaient aggravées les soucieuses impressions du jeune chef d’usine.

Mais l’éclat frais d’un soleil tout neuf luisant sur un Paris frileux et mouillé n’en fut pas moins contrariant pour Robert. Lorsque, devançant l’heure d’un rendez-vous demandé, il se présenta chez Nauders, il apprit que le financier n’était pas encore revenu de sa promenade à cheval.

Introduit, en familier de la maison, dans un des petits salons, au rez-de-chaussée, il saisit un journal qui traînait, essaya de lire.

L’impatience et une espèce d’anxiété troublèrent son attention. Qu’était-il pour se mesurer avec un Nauders ? pour percer à jour les desseins d’un esprit si fortement machiné ? Au cas où la magnifique loyauté apparente ne serait qu’une façade, comment le savoir ? Et, le sachant, comment oser l’attitude d’un homme averti, sur ses gardes ? Son cœur en défaillait. Il sentait son amitié plus douloureusement inquiète que sa vigilance industrielle.

Ses yeux se levaient sur le familier décor. Depuis son enfance, depuis ses jeux avec Huguette et l’autre petit camarade, le frère, qu’elle avait perdu, Robert connaissait les fines boiseries, le Clodion de la cheminée, ce faune élevant une grappe de raisin, pour que la nymphe cherchant à l’atteindre pressât plus étroitement sa souple chair contre le torse nu. Ah ! le jour où, adolescent, il avait compris, regardé avec une émotion nouvelle l’enlacement des deux beaux êtres ! Un sourire passa sous sa moustache.

Et ces Pater, ce Latour, ce Perronneau, images fixées en lui jusqu’à faire partie de lui-même. Les tableaux, les tapisseries, les bibelots de Nauders, vrais ou faux, payés des prix fous — les avait-il assez défendus, par tendresse de souvenir, par aveugle foi du premier âge, contre les moues ricaneuses, les haussements d’épaules des collectionneurs ? Le financier, lui, s’amusait des feintes ironies. Il avait pu être trompé souvent, bien que deux ou trois rabatteurs, portant les plus grands noms de France, eussent fait une fortune à le conseiller, — et peut-être à cause de cela. Qu’importait ! « Ce qui les enrage, » disait-il des jaloux, avec la tranquille puissance du plus riche, « ce n’est pas qu’on m’ait collé de l’inauthentique, c’est que j’aie pu le payer si cher ! »

Clérieux se rappelait la phrase, plus chargée de bonhomie que de morgue. Par les guipures précieuses des stores, il guettait, à chaque battement des fers d’un cheval sur le macadam de cette paisible avenue de l’Alma. Peu de mouvement à cette heure, sinon le va-et-vient des promeneurs élégants, que l’hygiène et la vanité font lever tôt pour se montrer au Bois sur un pur sang ou dans leur équipage. Un grand silence, pesant sur l’énorme hôtel, attestait la discrétion du service, le. style impeccable d’un personnel pourtant nombreux.

« J’aurais aussi bien fait de patienter une heure et d’aller le voir à son bureau. Je ne gagne rien en venant chez lui », pensa Robert qui regarda sa montre.

Presque aussitôt, ce fut comme une secousse galvanique. Une ombre glissa contre la blancheur de la fenêtre. Silhouette de femme, à pied, sur le trottoir. Des lignes se fixèrent, à peine vues, devinées, sur la rétine de Clérieux. Il entendit le timbre de la grande porte. Mlle Monestier !… La certitude s’imposa, malgré la vision indistincte. Un fluide pénétrait les murs, touchait ses nerfs. Mais pourquoi, mon Dieu !… D’ailleurs, si c’était elle, qu’est-ce que cela lui faisait, après tout ?

Le jeune homme crispa ses mains sur sa canne. Son buste oscilla, comme s’il se prenait lui-même à l’épaule, pour se secouer, s’éveiller d’une hallucination. Effort physique, effort moral, également vains. Le voici, l’oreille tendue aux vagues bruits de pas, de voix. Il palpite d’attente. De quelque salon où l’on introduise la visiteuse, elle va l’apercevoir, venir à lui. Tout exprès, il se campe dans l’embrasure de la vaste baie commandant l’enfilade des pièces.

Inutilement. Elle n’entra pas. Le sang, d’une ruée, saute au cerveau de Robert Parbleu ! n’est-elle pas ici chez elle ? Maîtresse du maître de la maison, elle a marché droit aux appartements intimes, avertie d’une présence étrangère, soigneuse, au contraire, de l’éviter.

Éclair de souffrance, contre lequel s’insurgea le réflexe" immédiat : « Mais non, elle est montée au second, chez les Gessenay. Elle vient pour Huguette, son amie. »

La vraisemblance de cette supposition détendit Robert. L’hôtel particulier de Nauders n’était pas occupé par le financier seul. Sa fille et son gendre y demeuraient, avec leurs gens, très indépendants du chef de famille, en un train de maison tout à fait distinct, bien à eux.

Et maintenant, Clérieux, assis de nouveau, calme en apparence, essayait d’analyser le malaise qui venait de le bouleverser, « Voyons… voyons… c’est un état nerveux… Mes préoccupations… Cette séparation d’avec Lucienne. Ah ! le Midi. Ça leur a réussi, le Midi !… Une contagion de rougeole qu’ils avaient bien besoin de chercher là-bas. La bêtise, aussi, d’écouter les parents… De bons égoïstes encore ! Il leur fallait leur fille, et les petits. »

Ce n’était pas le regret de sa femme ni de ses enfants qui, brusquement, contractait le visage du jeune homme, les sourcils rapprochés, les traits froncés d’attention. Il venait de saisir un accent, de reconnaître… On parlait haut, avec l’accentuation nette, scandée, à laquelle oblige parfois le téléphone.

Un des postes de la maison se trouvait dans un petit vestibule voisin du salon où se tenait Robert. Une porte eût même fait communiquer les deux pièces sans une tapisserie, — d’ailleurs admirable, une Savonnerie, d’après Boucher, — qui la condamnait.

Clérieux subit l’impulsion le poussant vers cette porte, dont il connaissait l’existence. Il prit un siège tout contre. (Qui n’en eût pas fait autant lui jette la première pierre !) Il distinguait parfaitement la voix de Jocelyne Monestier.

La jeune fille parlait en anglais, ce qui l’empêcha de percevoir le sens de tous les mots. Il n’en accusa que sa médiocre connaissance de la langue, car elle prononçait fort clairement un peu à la française, défaut dont son oreille mal exercée profitait. Il démêla qu’elle s’adressait à quelqu’un de chez elle, une personne de confiance, gouvernante ou dame de compagnie. D’abord, ce fut sur un ton d’autorité douce, indifférente. Puis, tout à coup, le timbre s’altéra. Précipitamment, à deux reprises, Jocelyne demanda :

— « Mais pourquoi l’a-t-on laissé entrer ? Pourquoi l’a-t-on laissé entrer ? »

Un silence. Et ensuite :

— « Vous n’avez pas dit, j’espère bien, que je vais revenir ?… Je ne reviendrai pas, vous entendez… Je reste ici. Je reste jusqu’à ce que vous me disiez qu’il est parti. Heureusement, mon Dieu ! que vous saviez où j’étais, pour communiquer avec moi ! »

Ces phrases furent celles que Robert saisit le mieux. De quelle intonation éperdue elles furent dites ! Quelque chose de troublant émanait à travers cette tapisserie, de cette palpitation angoissée de femme, un sens de désastre et de douleur parmi les opulents salons tranquilles.

Le cœur du jeune, homme bondissait. Quel soulagement de courir, de s’écrier : « Qui donc vous violente ou vous effraie ? Qui donc est chez vous dont vous avez si grand’peur ? Permettez-moi d’aller l’affronter, l’éloigner. »

Mais il ne pouvait rien. Et il entendit la voix, cherchant à se dominer, se faisant plus basse, à cause des curiosités, possibles, murmurant :

— « Il veut m’attendre !…, Mon Dieu !… m’attendre !… Mais c’est inouï… Le misérable !… »

Puis, sur la proposition, sans doute, de quelque mesure énergique :

— « Non… non !… Surtout pas d’intervention étrangère, pas de scandale ! »

Enfin, ce qui stupéfia celui qui recueillait, là, dans une émotion abasourdie, les lambeaux de phrases, ce fut son nom, son propre nom, à lui, y éclatant tout à coup :

— « Comment, miss Daisy ? Il a eu cette audace ?… Et à vous ? Il a désigné M. Clérieux… Oui… oui… j’entends bien… M. Robert Clérieux. »

Le jeune chef d’usine s’écarta, saisi d’un scrupule brusque. Et ce fut fini. Il n’en sut pas plus long. Car des fers de chevaux claquant sous la voûte, des voix, des rires, annonçaient qu’il ne serait plus longtemps seul.

Tandis que, pour mieux s’éloigner de son poste d’observation, il allait du côté de la fenêtre, un indice bien différent frappa chez lui le sens surexcité des complications sentimentales. (Partout des intrigues, du mystère, partout le cœur, s’acharnant à vivre sa vie, à lui, sa vie de volonté secrète, tout autre que le chemin du hasard tracé par la destinée.)

Devant la maison, à demi engagé sur le pavé carrossable coupant le trottoir, entre la chaussée et la porte, un cavalier faisait encore des signes amicaux d’adieu à ceux qui rentraient. Un jeune homme, ni beau ni laid, de taille plutôt menue sur son haut pur sang, mais d’une élégance et d’une tenue cavalière dont le raffinement s’imposait aux plus profanes. C’était le prince Bernard de Foix, héritier d’un nom magnifique, la noblesse même. Quelle ivresse, les attentions d’un pareil flirt pour cette petite roturière de Huguette, affolée déjà par une maigre couronne de vicomtesse ! Nauders lui-même, — et, qui sait ? le capitaine de Gessenay, le mari dont on commençait à sourire, — flattés, eux aussi, peut-être, qu’un si chic personnage les eût accompagnés de la porte Dauphine jusqu’ici.

Mais quoi ? Ce changement de physionomie chez le prince ?… Après un rapide coup d’œil à la façade, son visage tout brillant de courtoisie se faisait grave — d’une gravité ardente, — et sa main, soulevée au pommeau de la selle, indiquait, rapide, un signe mystérieux : quatre doigts, puis trois… Le nombre sept. En même temps, un cheval s’impatientait sur le seuil. Et, pour lui apprendre… sans doute… (Oh ! quelle nervosité !) on fit tourner la bête sur elle-même, malgré l’imprudence, sur le pavé glissant. Robert Clérieux vit contre le flanc lustré la courte jupe noire de Huguette, et la fine botte qui, rudement, donnait l’indication. Un dernier coup d’œil significatif du cavalier, au dehors. Puis celui-ci partait, remontait vers l’Étoile au grand trot.

— « Où donc est-il, ce pauvre Bob ? » criait la bonne grosse voix de Nauders.

La porte du salon vivement ouverte, parmi les gentillesses à la blague du financier s’excusant du retard, Robert s’élança, — soi-disant pour saluer le couple Gessenay, en réalité pour rencontrer Jocelyne.

Celle-ci n’était pas dans le grand vestibule, enfermée encore au téléphone peut-être, ou montée pendant la petite comédie extérieure.

Le gendre de Nauders, en tenue, dolman bleu clair de chasseur, culotte garance bouffante, bottes étroites, d’un aveuglant vernis, disait à sa femme, sans beaucoup de sévérité, d’ailleurs :

— « Eh bien, une autre fois, je ne permettrai pas que vous restiez en arrière, sous prétexte de dresser votre cheval. Comme c’est convenable, cette haute école sur le trottoir ! Tout ça, n’est-ce pas ? pour épater Foix. Il s’en fiche bien ! »

Huguette — vraiment séduisante en amazone, le plus fringant costume pour son long corps presque androgyne — haussa les épaules, ses beaux yeux sombres rayonnant d’une flamme radieuse sous le bord du coquet feutre d’homme.

— « Voyons… J’exerce Mirette à s’arrêter quand les autres rentrent. Même à volter, là ! si ça me plaît… Je me moque bien des passants et de Bernard de Foix. Ah ! tiens, bonjour, mon petit Bob. »

Elle tendit la main à son ami d’enfance, pendant que Clérieux se disait :

« Sept… Est-ce un chiffre ? Une heure ? Un signe convenu ?… En sont-ils donc là ?… Sept… la mimique était claire. »

Au tréfonds de sa pensée, quelque chose dont il se détourna : le nombre évoquant la somme d’argent. Ce prince décavé… cette jeune femme prodigue, fille adorée, gâtée, d’un homme qui remuait les millions à la pelle, dont les ordres soulevaient le marché, faisaient baromètre en Bourse. Mais, fi donc! Qu’allait-il penser là ? Comme les viles idées circulent en nous, immondices de l’âme, en dépit de nous-mêmes !

Maintenant, d’ailleurs, il n’y songeait plus. À peine les impressions du téléphone, la voix de Jocelyne, la troublante curiosité, se rappelaient-elles, pointes lancinantes, dardées aux régions obscures de sa conscience, par instants. Clérieux, face à Nauders, — qu’un valet de chambre venait de doucher et de changer en moins de cinq minutes — Clérieux, assis dans le somptueux cabinet du financier (pièce d’apparat où celui-ci ne travaillait guère, ses bureaux étant ailleurs, au centre de Paris), cherchait à résoudre ce problème, pour lui vital : « Suis-je un jouet dans les mains de cet homme ? Quelque chose dont il se sert et qu’il brisera ? Ou suis-je le fils de son ami le plus cher, l’enfant qu’il a vu naître, un cœur proche de son cœur, une intelligence qu’il estime, qu’il associe sincèrement à la sienne ? »

— « Mon cher », prononçait Nauders, « écoutez-moi bien. Vos embarras momentanés, une grève partielle, — peuh ! une misère — tout cela n’est rien. D’abord, je suis là, n’est-ce pas ? Mais voyons… pas de gestes ! pas de reconnaissance ! En dehors de toute amitié, n’ai-je pas l’intérêt le plus direct au succès de votre marque ?

— L’intérêt de tout créancier dans les affaires de son débiteur », dit Robert.

L’amertume de la remarque étonna Nauders. Il posa sur la jeune figure, si facile à lire, son pénétrant regard. Bistouri des âmes, ce jet d’acier sorti des prunelles noires à reflets gris. Clérieux désespéra de jamais voir au delà, dans la forteresse intérieure, blindée, gardée.

— « Qu’est-ce qui vous prend, mon petit ? » fit la voix bourrue et bonhomme. « Des fonds placés chez vous, et dont vous me servez régulièrement de beaux intérêts, ce n’est pas, à proprement parler, une créance. »

De la main, il balaya ces niaiseries.

— « Nous sommes en face », déclara-t-il, « d’une aventure formidable. »

Il se cala, les coudes à son bureau.

Formidable lui-même. Tout en épaules massives, projetées d’un constant effort. Et le masque glabre au dessin précis, la bouche de décision, le menton de volonté, dénudés de toute ombre. Les yeux, cavernes d’énergie, surplombés par ce front, solide et haut comme un mur, entre les tempes de neige, sous la longue mèche d’encre — bizarre quoique naturelle — retombant du sommet.

Toute défiance s’abolit chez Robert. Une fièvre, un enthousiasme le souleva, quand cet homme, l’associant à ses victorieuses chimères, lui dit, à lui, comme il eût dit à un égal :

— « Nous sommes en face d’une aventure formidable. »

Ils s’entretinrent une heure, l’esprit en fermentation, les yeux accrochés, les voix basses.

Rien ne les dérangea, sinon un bruit venu de la cour, un tapage d’écurie. Et ils prirent une distraction de quelques secondes à voir la peine des palefreniers, qui poursuivaient sur la pelouse le cheval de Nauders, — un puissant irlandais choisi pour porter le colosse, — cabriolant dans un accès de gaieté. Une fois, comme ils allaient le saisir, l’ayant acculé entre le mur et un groupe de marbre — une nymphe couchée sur un assez haut piédestal — il bondit par-dessus la nymphe, à la grande joie du financier.

— « Il est comme son maître : il ne boude pas l’obstacle » fit-il, en riant.

Robert s’écria :

— « En effet !… »

Il demeurait ébloui, déconcerté, par l’audace du projet que venait de développer Nauders. Mais quelque chose craquait en lui, s’effondrait, dans la stupeur de sa conscience. N’était-ce pas une immense machination criminelle ? Avait-on le droit de faire ce que voulait accomplir le banquier ? Tout son être protestait contre les subtils arguments. Toutefois quel dommage de condamner ce magnifique chevalier des luttes financières, ce combattant qui risquait bien plus qu’il ne faisait risquer aux autres, ce héros suivant la formule moderne ! Et quel déchirement à se séparer de lui !

— « Mon petit Clérieux, c’est à vous de réfléchir. Mais je ne vous donne pas longtemps. La bataille doit se livrer à fond lors de la course Paris-Caucase. Si ça ne vous va pas, vous comprenez, je ne manquerai pas d’alliés pour faire mon jeu. Mais c’est vous que j’aurais voulu en voir profiter. Quant au secret, j’ai votre parole. »

Avec quelle netteté surprenante il avait établi la chose ! Une découverte menaçait de bouleverser l’industrie automobile. L’invention d’un nommé Brolle, qui venait de découvrir un caoutchouc artificiel, ayant, affirmait-il, toutes les qualités du produit végétal, avec plus de résistance. Déjà, quelques fabricants de pneus employaient cette matière. Les expériences avaient réussi. Les résultats s’annonçaient étonnants. De gros coups se préparaient. Une société se formait pour le lancement de la « gutta-brolle ». (Ainsi nommait-on le nouveau produit, par un composé avec le nom de son inventeur.)

Nauders s’était fixé sur la question. Sa certitude acquise était que la gutta-brolle ne résisterait pas à une épreuve complète, — poids, vitesse, durée, — les conditions de la course Paris-Caucase. On avait plus d’un an jusqu’à cette course, annoncée, préparée de longue main à cause de son importance. D’ici là, il laisserait se déchaîner l’engouement public. Avoua-t-il à Robert qu’il le stimulerait, cet engouement, que lui, le financier infaillible, pousserait la nouvelle valeur, la fameuse gutta-brolle, déjà favorite en Bourse, galopant vers la hausse ? Il n’eut pas besoin de le dire. La pâleur du jeune industriel montra la trop rapide compréhension. Mais pendant ce temps, pendant la prochaine saison des récoltes dans le bassin de l’Amazone, Nauders achèterait ou ferait acheter tout ce qui arriverait de caoutchouc sur le marché. Bénéficiant de la baisse sur le produit végétal, il en emmagasinerait des quantités énormes, à vil prix. Au moment du krack de la gutta-brolle, avec l’art de ne lâcher que petit à petit, de faire monter jusqu’où l’on voudrait les cours d’une matière indispensable, ce serait la réalisation d’une fortune inouïe. Sans compter les bénéfices du jeu à la baisse, quand se préparerait la débâcle du produit artificiel. Tout cela, mathématique, sans la moindre chance d’une défaite.

— « Excepté », observa Robert, « quelque progrès chimique, un perfectionnement imprévu qui donnerait la victoire définitive à la gutta-brolle.

— Alors, je le saurai », fit tranquillement Nauders. « Je suis assez riche pour payer tous les secrets, chimiques ou autres. Si j’ai mon plan de bataille, soyez assuré que j’ai mes espions. Quel capitaine peut agir sans eux ?

— Et dans ce cas ?

— Dans ce cas, je renverserai la vapeur. Je jouerai le jeu contraire — à temps pour ne rien perdre — : en supposant, chose invraisemblable ! que je n’y puisse gagner. »

Il ajouta :

— « Mais soyez tranquille. Ça n’arrivera pas. La gutta-brolle est un des plus gros bluffs de ce temps-ci. Vous devez le savoir. L’employez-vous ?

— Mes chimistes l’étudient. Nous essayons les pneus Brolle pour les châssis légers. C’est une découverte avec laquelle il faut compter. Elle n’a pas dit son dernier mot.

— Je le lui ferai dire », prononça Nauders, avec une expression de visage où, pour la première fois, Clérieux distingua de la férocité.

Mais en quel désarroi s’égarait la psychologie du pauvre garçon ! Comment se fier à ce qu’il croyait voir ! N’avait-il donc jamais vu juste ? Était-ce bien Nauders, là, lui demandant une véritable complicité dans une entreprise qui, en somme, n’échapperait que par des subterfuges aux sévérités de la loi, — car la loi interdit l’accaparement. Une complicité, oui, c’était bien le mot. Le financier avait besoin qu’une puissante fabrique d’automobiles appuyât sa campagne, par des commandes de pneus en gutta-brolle, par l’emploi ostensible du caoutchouc artificiel, avec de secrets achats, en sous-main, de caoutchouc naturel. Tout un système de bascule, aussi bien sur les matières elles-mêmes que sur leurs valeurs fictives, sur les titres qui les représenteraient en Bourse :

— « C’est là que vous réaliserez des millions et des millions, mon vieux Bob », acheva cet homme, qui apparaissait maintenant comme un inconnu, comme un étranger, à Robert, au point que ce petit nom de son enfance, sur de telles lèvres, le fit presque péniblement tressaillir. « Des millions, vous dis-je. Et alors, quel épanouissement de la maison Clérieux ! Vous pourrez flanquer à bas vos vieilles baraques, et nous construire une usine modèle ! Et vous vous foutrez de vos changements de vitesse ratés, de vos grèves… Bah !… L’argent, voyez-vous, l’argent, par monceaux… C’est la vraie souveraineté moderne. On ne s’insurge contre le capital que parce qu’il est roi. »

Nauders était debout. Sa main puissante s’appesantit sur l’épaule de Robert.

— « Eh bien, parle… Qu’est-ce que tu penses de ça ? » fit-il, revenant au tutoiement qu’il n’employait guère — car il manquait de familiarité — mais qui lui servait parfois, comme tout lui servait, par l’exercice alternatif de sa séduction ou de son prestige autoritaire.

— « Combien me donnez-vous de temps pour réfléchir ? » demanda Robert.

La réponse ne vint pas. Un bruit — comme d’un léger heurt et d’un bouton de serrure remué — se fit entendre contre une porte.

Nauders, malgré sa force tranquille, eut un léger sursaut nerveux.

Il se dirigea vers la porte derrière laquelle, à coup sûr, se trouvait quelqu’un, Robert l’observait, les yeux attirés aussi vers cette porte. « Celle de la chambre », songeait-il machinalement. L’image de la pièce telle qu’il la connaissait — la plus vaste du premier étage — avec le grand lit Louis XIV, les lourdes tentures, d’une somptuosité démodée, et, sur la cheminée, le buste, par Falguière, de la femme de Nauders, surgit, dans la mémoire de Robert, par un mécanisme inconscient.

À ce moment, le maître de la maison entr’ouvrait la porte, avec la précaution de quelqu’un qui veut surprendre. Mais sa physionomie s’éclaira. Un : — « C’est vous ? Oh ! excusez-moi. J’ai été si longtemps ! » Puis un long, un profond sourire. Et ce mot : « Je suis à vous. » Mais, sur ses traits, quelle transformation ! Qui donc avait paru, pour que la rudesse du conquistador financier s’amadouât en presque de l’attendrissement ? Clérieux crut voir comme un peu de juvénile rougeur sur cette face où il y avait du César et de l’Anglo-Saxon, — les deux types les plus inflexibles du monde.

Et, tout à coup, il pensa à la présence, dans la maison, de Jocelyne Monestier. Cette Jocelyne qui, tout à l’heure, téléphonait qu’elle restait ici — se garant d’une importunité équivoque — ici, comme dans un abri naturel, ici, où ses gens la demandaient ainsi qu’en un second chez elle. Il se leva.

— « Monsieur Nauders, je réfléchirai », dit-il froidement. « Mais je crains bien que mes réflexions ne soient pas celles que vous souhaitiez. Pour le moment, je vous laisse… » Il s’interrompit. Soudain, ce fut comme une pince de fer qui lui tenailla le cœur, et il ajouta : « Je vous laisse avec la belle Jocelyne. »

Puis la sensation aiguë devint une souffrance enragée, parce que Nauders ne le contredit pas, ne tenta pas un mot d’explication, mais, les sourcils levés de sincère surprise, accompagna sa sortie d’un sourire ironique et bienveillant.

Dehors, sur le trottoir, Clérieux se sentit noyé de découragement, de détresse. Toutefois, il réagit, d’une volonté farouche.

« Quel immondice que la vie ! » se dit-il avec une gaminerie funèbre, s’amusant lugubrement à l’outrance des mots. « Quel fumier ! Ce qu’on y a de bons moments !… C’est rien de le dire !… »

Il tira son porte-cigarettes, alluma une maryland, et se força de rire presque tout haut, — ce qui fit retourner un passant.

« Il y a quelque chose que je voudrais bien voir… Ça compléterait ma collection. Je suis en veine aujourd’hui. Je suis bien capable de tomber sur le bonhomme. C’est ça qui serait vraiment drôle !… »

Il songeait au personnage mystérieux que Mlle Monestier craignait tant de rencontrer chez elle. Qui ça pouvait-il être ?… Dans l’intention d’être outrageant, il se répondait : « Un ancien amant difficile à évincer, sans doute. » Mais les mots ne prenaient pas leur sens réel. Il se rappelait l’accent écœuré ; douloureux, — digne cependant Qu’est-ce qu’avait donc cette fille-là pour qu’il ne pût pas se contraindre à penser d’elle tout le mal qu’il voulait ?

Cependant, il avait pris un fiacre, il avait donné une adresse, son adresse, à elle : square Lamartine. Elle occupait un petit hôtel particulier, dans ce joli coin verdoyant, paré d’un si beau nom.

Cela plaisait à Robert que cette créature de grâce, de délicate élégance, eût élu domicile dans un endroit où il fût agréable de l’évoquer. À se trouver là, dans l’atmosphère de Jocelyne, il éprouva un vague plaisir. Il renvoya son fiacre. Sa cigarette venait de s’éteindre. Il en alluma une autre, et commença de flâner en rêvant. De l’avenue Victor-Hugo à l’avenue Henri-Martin, autour des pelouses de la petite place déserte, du côté du bassin ou devant la statue, il erra, ne sachant pourquoi il se trouvait là, mais privé de toute envie, de s’en aller ailleurs.

« Pauvre Lamartine ! » dit-il mentalement à l’homme de bronze, « En ce lieu qui porte ton nom, c’est toi qui es l’objet le plus désagréable à voir. »

Il rit de nouveau. Sa gaieté revenait. À la longue, il comprit ce qu’il faisait là. Il attendait Jocelyne pour l’aborder et rentrer avec elle, afin de la protéger, si, par aventure, le personnage dont elle redoutait la rencontre s’était obstiné à l’attendre.

Voilà donc où aboutissaient les scènes si diverses qui l’avaient ému ce matin. Eh bien ! soit. Il ne cherchait plus, ne raisonnait plus. Son cerveau s’était mis à la torture. Et son cerveau, après tant de réflexions, n’était pour rien dans sa présence ici. « Allons, restons-y. Puisque, aussi bien, je ne puis pas faire autrement. »

Il était assez loin de la maison de Jocelyne, et il s’obstinait à y tourner le dos pendant une demi-minute, persuadé qu’il verrait alors la jeune fille à la première volte-face, quand le bruit d’une grille refermée vivement le fit regarder en arrière.

C’était la grille de Mlle Monestier, qu’un homme venait de tirer en sortant. Sur le haut, du perron, une personne d’un certain âge, l’air d’une vieille fille anglaise, qui n’avait pas accompagné le visiteur jusqu’au bas des marches, le regardait partir. À quelques mètres de la maison, l’homme se retourna. Il eut une hésitation, parut sur le point de revenir. Mais la femme restée sur le seuil rentra précipitamment, et fit battre la porte comme décidée à ne la rouvrir jamais.

Le visiteur haussa les épaules et s’éloigna pour de bon.

Robert Clérieux, immobilisé par la stupeur, venait de reconnaître Eugène Sorbelin, le directeur de son usine, — celui-là même qui, la veille, le mettait en garde contre Jocelyne Monestier.




IV


— « Voilà… Je suis à vous » ; fit joyeusement Nauders, rouvrant, et cette fois toute grande ; la porte entre-bâillée tout à l’heure avec précaution devant Robert.

Celui-ci avait bien deviné quant à la personne, mais il faisait erreur en croyant Jocelyne installée — trouble, insoutenable image — dans la chambre à coucher de son pseudo-tuteur.

La pièce contiguë au cabinet de travail — la plus belle de l’étage par ses dimensions et sa position centrale, en façade — venait d’être convertie en galerie de tableaux, depuis que l’activité collectionneuse du financier avait couvert toutes les surfaces murales des salons, en bas.

La transformation était tellement récente que la plupart des toiles n’étaient pas encore accrochées, et que la nouvelle chambre à coucher, sur le. jardin, demeurait la proie des tapissiers. En attendant, Nauders passait les nuits sur un divan, dans son cabinet de toilette.

Clérieux ignorait ces détails, que nul, ce matin, n’avait eu le loisir de lui expliquer. Autrement, il eût trouvé fort naturel que Mlle Molestier, descendant de chez Huguette, attendît dans cette galerie, et n’attendît que là, son départ, à lui, pour causer à son tour avec le banquier.

— Venez dans mon cabinet », ajouta Nauders, « Rien ne m’agace la vue comme les choses inachevées. »

— Pourtant », riposta-t-elle avec grâce, « vous y vivez… dans l’inachevé. Vous ne finissez jamais une œuvre que vous n’en ayez commencé une autre. »

Souriante, mais avec son habituelle gravité, elle s’enveloppait de calme. C’était comme une légère et noble draperie toujours ramenée autour de ses épaules. Nulle trace de l’émotion, toute proche cependant, au téléphone. Bouleversement rare chez elle, ramené déjà aux proportions que sa volonté, sa fierté, rétrécissaient.

Dès que Nauders eut refermé la porte, elle vit en lui un autre homme. Haute stature immobilisée, bras qui croisaient sur le souffle puissant de la poitrine, et, dans les yeux gris, cette ombre soudaine, cette fumée ardente qu’elle connaissait, aujourd’hui plus opaque, montant d’un brasier moins contenu.

Elle le regarda, elle aussi, sans parler. Mais le sourire s’éteignit sur sa bouche, qui pâlissait.

— « Dieu que vous êtes belle, aujourd’hui ! » s’écria enfin le banquier.

Jocelyne eut aussitôt ce visage durci qui la faisait ressemblante à une petite Méduse de bouclier. Sa tresse blonde, au-dessus du front, blanc comme un bandeau étroit et pur, les volutes des cheveux bouclés aux tempes, les yeux larges sous l’ombre rectiligne des sourcils, accentuaient l’analogie de légende, de féminine sauvagerie, de mystère.

D’abord, elle n’eut pas un mot. Mais comme il ajoutait, dans une ivresse :

— « Oui, vous êtes belle… Vous ne m’empêcherez pas de vous le dire, au moins ! »

Elle prononça, de sa voix charmante, avec une inaltérable douceur même dans la fermeté :

— « Si !… Je vous empêcherai de me le dire.

— Comment ? » interrogea- t-il, en se laissant tomber sur le fauteuil, devant son bureau.

— « Parce que j’en appellerai au meilleur de votre cœur, monsieur Nauders. Vous ne voudrez pas me faire tant de peine.

— Je vous fais de la peine en vous trouvant jolie ?… Allons… vous seriez bien la première femme… »

Il rit, avec l’amertume du désir entre ses dents.

— « Mon ami, je sais ce que votre admiration exprime. Nous ne nous y trompons ni l’un ni l’autre. Eh bien, vous savez aussi ce que la signification de vos compliments réveille en moi de… ah !… de douleur, — et de dégoût !… »

Elle secouait, rejetait loin d’elle ce qui, malgré tout, tenait à sa chair, au plus sensible de son âme, — l’inoubliable.

— « Jocelyne ! » s’écria l’homme — qui brusquement s’élança, lui saisit, en dépit du sursaut farouche, les mains, et les garda — « Folle que vous êtes !… Ce n’est pas le passé que mon amour évoquerait si vous pouviez y répondre… oh… seulement un peu. C’est le présent… le présent de splendeur et de bonheur que je puis créer pour vous. Le passé !… il n’existerait que pour souligner votre victoire, votre revanche… La revanche que la destinée vous doit.

— La destinée ne me doit rien. C’est moi qui me dois tout. Ma victoire, je l’ai remportée. Ma revanche, je l’ai prise ! »

Indescriptible bondissement d’orgueil. Jocelyne avait arraché ses frêles mains, rosies de l’effort, à la passionnée étreinte. Reculée de deux pas, la tête un peu renversée en arrière, elle montrait des yeux rayonnants, des lèvres âprement souriantes, une face frémissante et révoltée.

— « Petite guerrière ! » s’écria Nauders, « Je comprends… Je sais… Mais cette âme de lutte qui est en vous, ne devrait-elle pas nous rapprocher ? Moi aussi je suis un lutteur. Qu’importe », — ajouta-t-il devant une nuance de dédain, furtive, déjà effacée, ondoyant sur le clair visage de la jeune fille — « qu’importe si nous ne nous acharnons pas vers un même but. Votre fierté effrénée devrait s’allier à la mienne. N’avons-nous pas tous les deux le goût de la domination, de la conquête ? Et, quant à ce qui est de mon âge… »

Il hocha la tête, — un mouvement de lion. Sa nuque, mouvante comme sous l’arrogance d’une crinière, ignorait le poids des années. L’équivoque fatuité de son rire annonça ce qu’il n’osait faire mieux comprendre : l’infaillible virilité, l’assurance des joies fougueuses, la confiance dans ses muscles lisses et solides. Et, en effet, la jeunesse de beaucoup d’hommes eût fait piètre mine à côté de ses cinquante-quatre ans de vigueur manifeste, d’aspect magnifique.

Jocelyne, détendue, essaya de rire avec lui :

— « Vous voulez des compliments, à votre tour. Ah ! cher grand ami, si vous saviez tout le bien que mon affection pense de vous !

— Je m’en fiche un peu, de cette affection-là !… » grommela-t-il.

Le premier fracas s’apaisait en eux. Bientôt, ils se trouvaient assis, désarmés d’airs et de gestes, osant parler enfin, avec moins de défiance réciproque, d’une passion — éclose, devinée depuis longtemps, mais que jamais encore Mlle Monestier n’avait voulu admettre comme possible — dont son attitude avait interdit la moindre manifestation.

Et voici que, sans aucune tactique de coquetterie, à cause de son incompréhension têtue, de sa volontaire cécité, affolant Nauders, elle l’amenait, dès la première explication, au terme que, lui, n’avait pas encore prévu.

D’ailleurs, il était un homme de décisions en coups de foudre. Croyant à l’inspiration du moment, au hasard, à son étoile. Tempérament foncier de joueur, comme tous les conquérants, les chefs d’aventure, qu’ils amassent des territoires ou de colossales richesses. Nauders prit son parti sur-le-champ. Tout, en un éclair, fut envisagé, pesé. Même la rébellion de sa fille — tant chérie ! — contre un mariage, pour lui, disproportionné, gênant, sur lequel la railleuse férocité du monde trouverait pâture à mordre.

« N’était-il pas plus absurde à Huguette — la petite snob ! — d’avoir voulu un mari à particule et à couronne ? Elle est vicomtesse. À qui le doit-elle ? Je lui ai fait largement sa part. Qu’elle me laisse la mienne ! »

Jocelyne vit sur la face de Nauders une flamme brusque de résolution.

« Que va-t-il me dire ? » songea-t-elle.

Rendrait-il, par sa frénésie, leurs relations impossibles ? Quel désastre ! Comment vivre, brouillée avec Huguette — la pauvre écervelée, quii, sans ses conseils, irait aux pires folies — brouillée avec cet homme-là, devant elle, cet homme qui lui était profondément cher, quoique d’une tendresse différente de celle qu’il réclamait.

— « Ma petite Jocelyne, ma chérie, voulez-vous devenir ma femme ? »

L’emportement passionné s’effaçait dans la grande palpitation tremblante, attendrie. Nauders, en un instant, devint celui qui prie pour l’essentielle félicité. En même temps, il se sentit bon, généreux. La conscience de sa belle action, et la prévision de la volupté, amollirent en lui les rouages de fer, le mécanisme d’attaque, de prise, de brutal assouvissement.

— « Votre femme !… »

Un rayon illumina le fin visage, d’une pâleur si blanche sous les cheveux d’une pâleur d’or. Nauders aspirait déjà l’exclamation ravie qui jaillirait des lèvres entr’ouvertes. Mais la fière créature dit seulement :

— « Puisque vous avez pensé cela, tout est bien. Nous pourrons rester amis. »

Indirectement touché par la déception, il n’y consentit pas. Il parla très vite, d’un ton de sécurité, comme quelqu’un qui veut se rassurer dans l’ombre.

— « Doutiez-vous de mon respect, Jocelyne ? Ah ! comme je vous placerai haut, vous verrez ! D’abord vous ne savez pas, quels espoirs je vous appelle à partager. J’entreprends une chose admirable… J’expliquais à Clérieux, tenez, là, tout à l’heure. Il y aura bientôt un milliardaire en France, comme ils en ont en Amérique… Un roi de l’industrie… Le roi du caoutchouc… Cela vous fait sourire… Mais vous serez reine… J’en jure bien par tout l’amour que j’ai pour vous, mon adorée. Une souveraineté… oui… c’est une véritable souveraineté que je saurai vous conquérir. »

Vainement elle levait la main pour l’interrompre. Il saisit cette main, la couvrit de baisers.

— « Mon ami, mon cher grand ami, écoutez-moi… Non, voyons… soyez raisonnable. Quelle chimère !… Je ne peux pas devenir votre femme. »

Le mot était prononcé, le mot redouté qu’il arrêtait, qu’il ne voulait pas entendre. Mais comment croire à un refus sincère ? Cette Jocelyne déconcertante ressemblait si peu aux autres femmes. Avec elle, on ne savait pas. Toutefois, pareille aux autres, il ne l’eût pas aimée.

À présent, il lui posait le « pourquoi ?… pourquoi ? » de toutes les désillusions, sachant qu’il ne comprendrait pas sa réponse. Est-ce que jamais on comprend quand l’être qu’on aime vous dit « non » ?

Il crut saisir qu’elle lui parlait de son tragique roman, à elle, et il se récria. Ne savait-il pas tout ? Justement, puisqu’il n’en prenait pas ombrage, lui, le témoin, le confident, ami de son malheureux père — puisqu’il l’épousait, lui ! — n’était-ce pas le plus éclatant démenti aux interprétations injustes et fausses, n’était-ce pas la plus définitive réhabilitation qu’elle pût demander à la vie ?

— « Je ne demande ma réhabilitation qu’à moi-même », prononça Jocelyne.

— « Ce mot vous a-t-il froissée ? Pardon. Il est inexact, en effet. Quand il n’y a pas eu faute…

— Il y a eu faute », interrompit-elle d’une plus altière façon qu’elle n’eût déclaré le contraire.

— « Pas celle que suppose la malveillance. Vous étiez une enfant. D’ailleurs, les préjugés…

— Je ne puis être au-dessus des préjugés que si je leur oppose, au fond de moi, des raisons d’agir qui leur soient supérieures. C’est vite dit, « préjugé », continua Jocelyne.

— « Qu’est-ce qu’il y a de plus odieux ? » cria Nauders.

— « Ne parlez pas ainsi. Les préjugés sont les étais de la conscience humaine. Quand la conscience s’élargit, ils craquent et tombent. Mais l’âme, en dessous, s’est fortifiée.

— Prétendez-vous n’en avoir pas souffert ? »

Jocelyne se tut. Nauders continua :

— « Mais supposez-vous donc que je ne vous devine pas, ma pauvre enfant ? Une martyre de l’orgueil, voilà ce que vous êtes. L’idée qu’une circonstance — une apparence seulement — a pu vous mettre dans un état d’infériorité devant n’importe quel jugement humain — fût-ce celui des imbéciles — vous dévaste au point que vous vous dressez contre vous-même plus haut que tous, plus rudement que tous. Vous vous retranchez de la vie. Vous ne voulez plus la voir, la vie, pour qu’elle ne soit plus le miroir faussé où votre image se déforme. »

Mlle Monestier ne put s’empêcher de sourire.

— « Il y a du vrai, dans ce que vous dites là, Nauders. En tout cas, c’est spirituel.

— Merci ! »

Un moment, il resta, silencieux, le cœur fumant. Puis, la main à plat frappant son bureau, la voix haussée dans une explosion de douloureuse violence :

— « Ce n’est pourtant pas à moi de vous démontrer à quel point vous faites fausse route. Si stupide et si méchant que vous supposiez le monde, il est encore plus borné, plus malfaisant. Il ne croit pas aux anges, le monde. Il ne croit pas aux fiertés expiatrices. Il ne croit qu’à deux choses : la sensualité, l’intérêt.

— Pourquoi cette vérité de La Palice, mon ami ?

— Parce que… » (Il eut une hésitation, puis, détournant la phrase :) « Vous craignez de réveiller les commentaires de l’opinion en devenant Mme Nauders ? Eh bien…

— Je ne m’occupe pas de l’opinion.

— Vous avez tort. Elle s’occupe de vous.

— De moi ?… »

Il la regarda. Elle s’étonna de son trouble. Pauvre colosse !… aux mains tremblantes, aux lèvres crispées, d’un gauche sourire, dont les yeux tentaient la hardiesse d’une insinuation, tandis que lui-même en supportait si mal l’émouvante pensée.

Son embarras fixa les hypothèses de Jocelyne. Le flot des souvenirs, des impressions, monta, passa en elle, laissant un fin sillage de boue. Sa délicate féminité se rétracta. Nausée inévitable… Il lui fallait se voir dans les postures infâmes où la plaçait l’imagination du public. Hommage… insulte… Tout revient à une cinématographie de luxure pour la femme qui est jeune et qui est belle.

Doucement, elle prononça :

— « On prétend que je suis votre maîtresse. C’est cela que vous voulez me faire entendre ? »

Nauders prit avantage vivement, — malgré la flèche de feu que la seule supposition darda dans ses moelles :

— « Devenez ma femme, Jocelyne. Les vipères ne siffleront plus.

— Mon ami, mon ami !… Ne cherchez pas de tels arguments. Ils sont au-dessous de nous. Vous me compreniez mieux tout d’abord. Vous parliez de ma fierté, de ma blessure, de mon éloignement de la vie. Cela, c’est en moi. Cela, c’est moi. Vous touchiez juste. J’ai un cœur refermé, sauvage. Je ne crois pas à la joie, je ne crois pas à l’amour. Je n’y crois pas pour moi, vous entendez… pour moi.

— Mais le mien, Jocelyne ! Vous ne pouvez douter du mien. »

Elle répéta d’une voix très basse, expressive :

— « J’ai mal dit. Je n’y crois pas en moi. Je ne l’éprouverai plus.

— Quelle folie, mon enfant ! Vous ne savez pas comme on change, comme le cœur se renouvelle, de quelles cendres il ressuscite !…

— Pas mon cœur… pas mon cœur. »

Elle secouait doucement la tête. Les touffes blondes aux tempes bougèrent comme deux petits bouquets, dont le fin parfum, trop connu du banquier, lui arriva — tel celui des fruits fabuleux aux narines de Tantale.

Il insistait sur l’œuvre des années qui guérissent, sur l’évolution des sentiments, incompréhensible à la jeunesse. Et, soudain, il se sentit maladroit, en voyant se lever les yeux si frais, les yeux incrédules de cette jeunesse même. Il eut l’intuition de ce que pensait Jocelyne. Elle se disait :

« Le double de mon âge !… Le double de tout ce long, ce long temps que j’ai déjà vécu. Combien de Nauders divers épouserais-je donc, alors ? Que de revenants dans son âme, s’il dit vrai ! »

Cependant, il laissa la périlleuse démonstration. Il essaya autre chose. Avec une humilité d’accent, d’expression, insoupçonnée en lui, il suppliait :

— « Épousez-moi sans amour, Jocelyne. Ce n’est pas mon bonheur que je veux, c’est le vôtre. Je ne serai ni égoïste, ni tyrannique. Je me contenterai de ce que vous pourrez me donner. »

Il prononçait des phrases de ce genre, et d’autres encore, aussi dépourvues de sens logique, valables seulement par le brûlant effluve de désir qu’elles dégageaient, par l’obstination de ce désir.

— « Non, mon pauvre ami, non. Je suis touchée au delà de ce que je puis vous exprimer. Mais c’est impossible, croyez-moi… impossible.

— Que vous faut-il donc ? Qui rêvez-vous ?

— Personne.

— Allons donc !

— Personne.

— Je ne vous crois pas, Jocelyne. Vous vous croyez peut-être vous-même, — peut-être ! Mais moi… je ne vous crois pas.

— Vous verrez bien.

— Vous verrez aussi. Vous verrez jusqu’à quel sommet il montera, Nauders !

— Oh ! mon ami… Je vous assure… Pour vous admirer, pour vous aimer autant que c’est en mon pouvoir, il me suffit que vous soyez ce que vous êtes. »

Suavité trop aiguë, dans la sincérité, la sympathie profonde. Nauders s’affala, les coudes en avant, sa grosse tête puissante jetée d’un sanglot entre ses mains.

Jocelyne posa son regard sur cette tête, sur ce crâne où s’emmêlaient les cheveux encore noirs, frangés de plus courts cheveux blancs. Individualité d’exception, certes. Et quelle séduction de volonté, pour cette volontaire, enthousiasmée de force morale. Mais tout cela tendu vers l’argent… Froides perspectives. D’ailleurs, ce qui résolvait tout, en elle, c’était cette contraction secrète, cette angoisse irraisonnée à la seule pensée de lui appartenir. Comment des jeunes filles, des femmes, par intérêt, pouvaient-elles surmonter cela ?… Cette révolte des fibres, des nerfs, du tissu même de la peau, qui crie : non ! qui affirme la vie sacrée, mystérieuse, individuelle, la gloire du « soi », la majesté d’être. Jocelyne ne pourrait pas !… Ni l’ambition, ni la pitié, ni l’estime, ni sa vive amitié même, rien ne ferait qu’elle se supportât, fût-ce en pensée, dans les bras de cet homme — dans ces bras allongés, là, sur cette table, en un tel geste de détresse, à cause d’elle. Plus elle le connaissait hautain, sûr de lui-même, plus elle goûtait l’hommage désespéré de cet abandon. L’orgueil féminin se délectait malgré la pitié du cœur. Elle s’en voulut. L’étreinte d’une mélancolie l’oppressa. Lentement, mais sans regret, elle sortit de la chambre.

Peut-être eût-elle tout de suite quitté la maison. Mais, sur le palier, elle rencontra M. de Gessenay. Il était encore en tenue, prêt à remonter à cheval pour regagner le quartier, où l’appelait le service.

— « Vous êtes là, chère amie. C’est une chance. Remontez donc un peu vers Huguette. Elle ne savait pas où vous aviez passé, mais, vous croyant partie, elle se désolait.

— Nous avions cependant causé…

— Oui… Mais pas à son gré. Elle me sentait là. Et je ne dois pas entendre. Un secret, paraît-il, qu’elle n’a pas eu le temps de vous confier. »

Il souriait, sans intonation de critique, sans arrière-pensée.

Officier très élégant, pas très beau, plus très jeune, cavalier de premier ordre, lauréat de concours hippiques, le vicomte Maurice de Gessenay, récemment gratifié du troisième galon, intéressait Jocelyne par la perfection et le style de sa nullité. Être à ce point dans la norme, et y faire si correcte figure, lui semblait déconcertant. Dépourvu de tout signe personnel, de toute idée à soi, et même d’un vice, M. de Gessenay n’avait qu’un titre à exister mondainement et à posséder ce reflet de soi-même, faux ou vrai, qui s’appelle une réputation : c’était d’être le mari de sa femme. En cette qualité seule, il occupait quelque peu l’opinion. Et encore n’y subissait-il que des jugements tout faits.

Bien qu’elle fût séduisante, on n’imaginait pas qu’il eût recherché Huguette Nauders pour autre chose que pour son argent. Et, quoique la jolie vicomtesse n’eût encore jusqu’à ce jour été convaincue d’aucune légèreté, on ne doutait pas que Maurice de Gessenay ne fût, par destinée, pas essence, par définition, le plus accompli des maris trompés.

Cette fatalité singulière apparut plus vivement à l’esprit alerte de Jocelyne, dans la minute où elle entendit le capitaine dire d’un ton tranquille, en parlant de sa femme : « Elle a un secret que je ne dois pas entendre. »

« Évidemment, il plaisante », se dit la jeune fille, qui se dirigea vers l’appartement de son amie. « Mais existe-t-il des mots qu’on puisse prononcer sans que l’écho en prolonge au fond de nous quelque vibration imprévue ? Gessenay a-t-il jamais éveillé l’amour de Huguette ? L’a-t-il possédé, cet amour ? Songe-t-il à le garder ? Craint-il de le perdre ? Qu’y a-t-il chez cet homme, chez qui il paraît ne rien y avoir ? Personne n’est dénué de vie intérieure. Le régiment, le métier, les chevaux, très bien. Mais il n’est pas là, non plus, — pas assez de zèle, de feu sacré pour cela. Alors le véritable Maurice de Gessenay, qu’est-il ? où est-il ? »

À brûle-pourpoint, elle posa la question lorsqu’elle rejoignit Huguette. Par la surprise d’un interrogatoire inattendu, Jocelyne voulait cacher à son amie l’émoi qui lui restait du poignant dialogue avec Nauders — émoi qui montait sourdement au lieu de se calmer.

— « Pourquoi me demandes-tu cela ? Tu veux savoir ce que je pense de Maurice ?… Ça t’intéresse ?… » demanda la jeune femme avec stupéfaction.

— « Certainement.

— À quel propos ?

— Eh bien, voilà tout. Je voudrais savoir quelle figure d’homme il représente dans ta pensée, pour toi, sa femme. C’est si curieux !… Nous avons autant de personnalités extérieures qu’il y a de gens à même de nous approcher, de nous juger. As-tu jamais songé à cela, que nous ne sommes pas tout à fait le même être pour chacun des autres ? Est-ce étrange !

— Ah ! tu n’es pas banale, toi ! » s’écria Huguette.

Elle leva les yeux pour envoyer à son amie un regard de câlirierie souriante. Et elle ajouta, marquant sans le savoir le vrai sens de cette amitié où la curiosité malsaine du monde trouvait matière à calomnie et à scandales :

— « C’est vrai, tu es la seule femme qui ne me rase pas. Ce que les autres sont barbantes ! Et puis, je sais que tu as un peu d’affection pour moi, de l’affection bon teint, que tu ne souhaites pas de me voir défigurée, compromise ou ruinée, — comme c’est le plus cher vœu de toutes les belles mignonnes qui m’embrassent à bec que veux-tu ?… « Ma chère », par-ci, « mon trésor » par là. »

Ayant achevé ces réflexions qui faisaient honneur à sa perspicacité, la vicomtesse de Gessenay recommença de s’appliquer à sa tâche, c’est-à-dire de se faire les ongles.

— « Tu m’excuses, Jocelyne chérie. Cette stupide manucure ne peut me donner qu’une heure par semaine. Je la garde tout de même. C’est la commère de Paris qui sait le plus de potins. »

Sur ce, Huguette plongea la pointe d’un bâtonnet d’ivoire dans la pâte blanche d’un petit pot triangulaire. Elle en déposa une légère couche à l’entour de ses ongles, « à cause, des peaux ». Dans une boîte octogonale, elle avait de la pâte rouge, et, dans une autre, en forme de losange, de la poudre rosée. Enfin, une espèce de vernis, où trempait un minuscule pinceau, luisait dans un flacon qui ressemblait à un cœur.

Cet arsenal bizarre imposait l’énigme de ses lignes au cerveau de Mlle Monestier, et les y fixait, comme s’y fixaient, malgré le reflux bouillonnant des impérieuses pensées, les multiples figures des instruments d’or, d’ivoire, d’écaille, d’acier, alignés sur les napperons de guipure, partout, dans ce cabinet de toilette du luxe le plus minutieux.

— « En somme, Huguette, tu ne connais pas ton mari ?

— Pourquoi le connaîtrais-je ? » demanda la jeune femme d’un ton vague, aussitôt corrigé d’ailleurs par la vivacité chaleureuse de ce cri :

— « Il est épatant !

— À quel point de vue ?

— Comment ! Mais regarde donc ce qu’il tient aux ongles. Voilà une heure que je frotte… Et cet admirable rouge persiste avec le brillant. Je t’en donnerai un pot, ma chérie.

— Ah !… j’avais cru que tu parlais de Gessenay.

— Bon ! » s’exclama l’autre en pouffant. « Tu n’es pas sérieuse, Jocelyne. »

Mais la nervosité de son rire ne l’anima pas longtemps. Presque aussitôt, la physionomie de Huguette changea. Une contraction crispa ses traits. Son teint de brune, déjà fatigué par une mauvaise hygiène, le noctambulisme et les maquillages, devint terreux. La mâchoire tomba, allongeant cette figure trop longue. Elle fut presque laide.

— « J’ai à te dire… » (Elle s’interrompit.) « Ah ! bien… j’en ai une tête ! Je fais peur, hein ? » questionna-t-elle en se penchant pour interroger le miroir.

— « Tu es un peu pâlotte.

— Oh ! quant à la pâleur, ça, je m’en fiche. Personne ne fait sa figure aussi bien que moi. Et il faut que je sois belle, ce soir. »

Une idée passa, restituant le charme à ce visage changeant. Les yeux de velours foncé semblèrent se dissoudre entre les longs cils, par l’effet d’une secrète extase. La jeune femme sourit. Tandis que, sous le nuage blanc du déshabillé, une palpitation soulevait son buste souple de fausse maigre.

— « Ce soir ?… » interrogeait son amie. « Ah ! oui… vous inaugurez votre loge, à l’Opéra.

— C’est-à-dire que c’est notre première « première », depuis que père s’est abonné. Et quelle première !… Une salle inouïe. On s’est battu pour en être. Mais devine qui vient d’accepter une place dans notre loge ?… dans notre superbe loge ?… »

Mlle Monestier éleva les sourcils en secouant la tête.

— « Le prince de Foix… Oui, le prince Bernard de Foix… Ce n’est pas de la noblesse d’empire, ou du pape, cette noblesse-là. Et l’homme à la mode, ma chère ! Je connais des duchesses qui vont en crever !

— Je croyais son titre contestable », fit paisiblement Jocelyne. « Le comté de Foix, devenu principauté à un moment, c’est vrai, se fondit avec la Navarre, faute d’héritiers, et revint à la France à l’avènement de Henri IV.

— Un bon point à l’élève Monestier ! » cria Huguette. « Peste, ma belle, quelle érudition ! Mais tu oublies le second fils d’Archambaud, captal de Buch, cet Archambaud qui devint prince en épousant la veuve de Mathieu de Foix. Le titre fut transmis au cadet, quand la mort de la branche aînée fit passer le fief à la couronne. Notre Bernard remonte au delà du onzième siècle, ma chère… Et il sera, ce soir, aux yeux de tout Paris, dans la loge de la petite Huguette Nauders, dont le père a été caissier chez le tien.

— Et tout Paris se demandera pourquoi il y est », prononça Mlle Monestier. « Et la réponse — car cette sorte de question ne reste jamais sans réponse — ne sera peut-être pas plus flatteuse pour toi que pour lui. »

Huguette devint pourpre, Jocelyne vit la couleur ardente monter du cou mince, qui se dégageait hors des dentelles, jusqu’au front sur lequel retombaient en ondes lourdes les cheveux inégalement décolorés. La coiffure défaite laissait voir, entre les ondulations fauves, la profondeur noire et drue, que les eaux miraculeuses n’atteignaient pas.

— « Que veux-tu dire ?… » (La vicomtesse affectait de la hauteur calme.) « Qu’on me le donnera pour amant ? Comme je ne suis pas contrefaite et que je sais m’habiller, on ne manquera pas de m’en attribuer quelques-uns, tôt ou tard. Autant celui-là qu’un autre. Je ferai ainsi plus de jalouses.

— Pourquoi provoquer si ouvertement la médisance, ma petite Huguette ?

— La calomnie, tu veux dire ?

— Soit.

— On ne la provoque pas. Elle marche toute seule. Tu en sais pourtant quelque chose. »

La dernière phrase ne fut pas soulignée, mais jetée avec détachement, les yeux ailleurs. Huguette, sans cruauté voulue, sans perfidie, maniait l’arme commode, pour ne pas laisser prendre barre sur elle. Sa victoire s’affirma dans la pâleur et le silence de Jocelyne.

— « Je ne t’ai pas fait de peine, au moins ! » s’écria Mme de Gessenay, se précipitant pour l’embrasser. « D’ailleurs, laissons ces bêtises. J’ai autre chose, et très important, à te dire. »

Elle recula, se rassit, ajouta d’un seul trait :

— « Peux-tu me prêter soixante-dix mille francs ?

— Comment ? »

La stupeur, une inquiétude brusque, en pointe vive, suffoquaient Jocelyne. Elle essayait de rassembler sa pensée en déroute, tandis que son amie poursuivait :

— « Oui, vois-tu… Je me suis laissé un peu entraîner ces temps-ci. Cet hiver, la mode des fourrures mêlées aux dentelles a été folle. Tu penses comme ça va vite quand une peau de zibeline se paye mille francs, et qu’il en faut cinquante pour un manteau… Sans compter du vieux point de France… une occasion de reine… Alors, alors… voilà.

— Ah ! tu as des dettes ? »

La question sortit lentement, d’une intonation singulière.

— « Des dettes… Elles le deviendraient, si je ne payais pas. Des échéances, des factures qui traînent, quoi !

— Pourquoi ne les avoues-tu pas à ton père ? »

Huguette hocha la tête sans répondre.

— « Ce n’est pas ton père qui te ferait des reproches, voyons. Ni qui refuserait de payer.

— Tandis que tu refuses, toi ? » fit Huguette durement.

— « Mais, ma chérie, je ne peux pas faire ce que tu souhaites.

— Et pourquoi donc ?

— Je n’ai pas soixante-dix mille francs.

— Tu en as bien deux cent mille pour payer les expropriations, à ton chemin de fer ouvrier.

— Parce que ton père, qui gère ma fortune, les a mis à ma disposition. Il s’est arrangé pour cela. Il a vendu des valeurs que j’avais.

— Il en vendra d’autres. Tu sais bien que je te rembourserai, n’est-ce pas ? Et même la différence des cours, si tu y perds.

— Quelle sottise !… Les cours… Il s’agit bien de cela ! Mais je… je ne peux m’adresser à M. Nauders. »

Un frisson singulier sillonnait la chair de Jocelyne. Cette demande d’argent lui semblait quelque chose d’alarmant, de louche. Le masque pâle et pincé de petite Méduse reparaissait à travers la douceur affectueuse. Les nerfs sans discipline de Huguette vibrèrent furieusement de la résistance, du blâme implicite.

— « Eh bien, vrai, tu es une amie, toi ! On te trouve à l’heure des embêtements… N’y a qu’à parler.

— Ma pauvre petite Guette… comprends donc ! C’est un emprunt à ton père. Autant le prier de sortir cela de sa caisse.

— Et ça te gêne ?

— En ce moment, oui. »

Mme de Gessenay lui jeta un coup d’œil. Jocelyne avait dit ça drôlement. Mais la jeune femme s’acharnait trop sur son idée pour se rendre compte.

— « Alors, me voilà propre !

— Avec ça que des marchands parisiens mettent le couteau sur la gorge à la fille de Nauders… Tu ne me feras pas croire…

— Dis tout de suite que je mens. J’ai voulu t’extorquer soixante-dix mille balles. C’est de la… comment appelle-t-on ça déjà ? de la kleptomanie. »

La vicomtesse riait hystériquement. Avec rage, elle relevait et tordait ses grands cheveux, les fourrageant de telle sorte qu’elle cassa deux dents à son plus beau peigne d’écaille blonde liséré de brillants.

— « Écoute, Huguette, si tu m’expliques pourquoi tu ne veux pas demander cet argent à ton père… »

Mme de Gessenay se tourna dans un mouvement où la fureur se serait traduite en vulgarité chez une créature de plus lourde étoffe. Mais cette souple Huguette, avec son long corps de fausse maigre, sa ligne serpentine et cambrée, gardait toujours une élégance de race, — toute Nauders qu’elle était.

— « Tu en as de bonnes ! » cria-t-elle. « Papa me dirait : « Donne-moi tes factures. Je vais les « solder. »

— Eh bien ?…

— Eh bien, et l’argent ?… Est-ce que je l’aurais ?… Pas si bête ! Il ne me le remettrait pas. »

Un moment de silence. Les deux amies se regardèrent. Alors Mlle Monestier prononça très bas, dans une supplication désapprobatrice :

— Huguette !… Huguette !…

Un léger claquement de langue, un regard de bravade coulé entre les longs cils :

— « Ah ! Jocelyne… n’est-ce pas… assez ! Ne m’ennuie pas. »

Brusque, elle se leva, s’en alla vers l’autre bout de la pièce, ouvrit successivement tous les tiroirs d’une petite commode en marqueterie de bois de violette, aux bronzes habilement copiés sur l’ancien. Des objets de lingerie, blancheurs incrustées, nuageuses, volèrent ça et là.

Puis, voyant par un jeu de glaces que Mlle Monestier se levait, Huguette revint sur ses pas, les yeux ruisselants de larmes :

— « Oh ! tu ne t’en vas pas, chérie ? Tu ne m’abandonnes pas, dis ? Tu restes à déjeuner ?

— Impossible. J’ai des choses à faire, des choses sérieuses. »

Elles s’embrassèrent longuement, sans parler. Puis, dans le cou de Jocelyne, sous la touffe des boucles blondes, Huguette murmura :

— « Tu ne veux pas, alors… tu ne veux pas ?

— Huguette, je te le jure, je ne puis emprunter cet argent à ton père.

— C’est bien étonnant ! Qu’y a-t-il donc entre papa et toi ? » demanda Mme de Gessenay, saisie d’un vague soupçon.

— « Une scène… oui… c’est vrai… M. Nauders m’a reproché de faire mon œuvre trop en grand, de me ruiner. Nous ne sommes pas d’accord. Si je distrayais de ma petite fortune une si grosse somme, sans même lui en dire l’usage, ce serait la brouille. Il me rendait mes comptes.

— Mais s’il te la prêtait ?

— Je n’accepterais pas.

— Bien. Adieu, Jocelyne.

— Huguette, que vas-tu faire ?

— Je porterai mes perles au clou.

— Tu es folle !

— Pas le moins du monde.

— Ton mari te demandera où elles sont.

— J’en achèterai des fausses.

— Toi, la fille de Nauders ! Tu compromettras le crédit de ton père.

— Quelle blague ! Le directeur du Mont-de-Piété est un ami. Il me gardera le secret pour huit jours. Ah ! il en a vu bien d’autres ! Il m’en a conté, de ces histoires !…

— Huguette, écoute… Je ferai l’impossible… Je tâcherai de trouver cette somme, mais à une condition.

— Laquelle ?

— Tu vas me jurer qu’elle est bien pour toi, pour des dépenses personnelles.

— Par exemple ! Mais… bien sûr ! Qu’est-ce qui te passe par la tête ! »

Mme de Gessenay pouvait jurer maintenant. Trop tard ! Son amie avait vu, encore une fois, le flot pourpre, de la gorge au front, le battement des cils, le tressaillement de la bouche. Elle avait entendu l’aspiration sifflante de l’haleine coupée. Une colère indignée gonfla le cœur de Jocelyne en entendant avec quel aplomb Huguette protestait par tous les serments. Si encore la folle avait eu un abandon de sincérité, un semblant d’aveu, un élan de confiance. Mais l’aider à Dieu sait quelle périlleuse intrigue, en étant sa dupe !… Non, non… Comme une lame d’acier qui se détend, toute la droite intransigeance de Jocelyne se redressa, rigide.

— « Décidément, Huguette, ne compte pas sur moi. Je craindrais trop de te rendre un mauvais service en t’encourageant à de telles prodigalités. D’ailleurs, je suis tranquille. Les commerçants de Paris sont bien trop malins pour tracasser la vicomtesse de Gessenay, fille du puissant financier Nauders, et — réclame vivante — la femme du monde qui porte le mieux la toilette. Au revoir, chérie. Ça s’arrangera. »

Mortifiée jusqu’au sang, Huguette la laissa partir. Ce n’était pas une tendresse immodérée qu’elle éprouvait en ce moment pour Jocelyne. Mais, souvent meurtrie de ses rebuffades, elle lui revenait toujours par l’instinct qu’il y avait là, dans cette âme si différente des autres, une force ingénieuse dont l’influence dégageait d’elle une meilleure Huguette, lui faisait connaître la satisfaction de soi, la haussait à ses propres yeux. D’ailleurs, en un cas de réelle détresse, matérielle ou morale ; n’était-elle pas certaine de trouver auprès de cette seule véritable amie le plus efficace refuge ?

À cette minute, elle l’injuriait tout bas. Puis, l’esprit vite retourné à sa préoccupation, elle se dit :

« Je serais bien sotte de ne pas taper papa, au moins d’une partie de la somme. Essayons toujours. Si ça ne mord pas, à nous les grands moyens ! »

Sans perdre une seconde, elle descendit. Le large escalier, velouté de moquettes, aux murs tendus de tapisseries du quinzième, reçut, l’envolement de son délicieux déshabillé, tout en linon de soie et dentelles

Près du cabinet de Nauders, un larbin la vit venir, figé.

— « Mon père est chez lui, Victor ?

— Je crois que oui, madame la vicomtesse.

— Comment, vous croyez ?… S’est-il enfermé ? Reçoit-il ? Avez-vous une consigne ?

— J’ai frappé deux fois, madame la vicomtesse, — pour le courrier — pour une visite… Monsieur a seulement crié : « Qu’on n’entre pas ! »

— Il est seul ?

— Oui, madame la vicomtesse. »

Elle s’approcha de la porte, qu’elle heurta, de ses phalanges, à se faire mal. Ne recevant pas de réponse, elle tourna le bouton. Le tour de clef n’était pas donné. Huguette entra.

Nauders, assis devant son bureau, n’avait pas changé de place depuis le départ de Jocelyne. Mais il se tenait maintenant accoudé, le menton sur ses mains. Son lourd masque blême, ses yeux fixes, les mèches désordonnées de ses cheveux, où s’étaient crispés ses doigts, le firent apparaître à sa fille si morne, si différent de lui-même, qu’elle s’avança vite, émue.

— « Tu es malade, papa ? »

Il tourna vers elle un regard absent.

— « Moi ?… Non.

— Qu’est-ce que tu as ?

— Rien.

— Des ennuis d’affaires ?… »

Il éclata d’un rire qui faisait mal, qui faisait peur.

— « Ah ! quand Nauders aura des ennuis d’affaires !… » Puis il se secoua, passa la main sur son front. — « Tout n’est pas dit… On me verra si-haut !… » (Et, se tournant vers Huguette) : « J’ai à travailler énormément. Pas le temps de m’occuper de toi, ma petite fille.

— Papa, c’est si peu de chose.

— D’autant mieux. Ça peut se remettre. Laisse-moi, laisse-moi.

— Père chéri, écoute une minute.

— Allons, quoi ? Finissons-en ! Je te dis que j’ai besoin d’être seul.

— Eh bien, voilà », fit-elle précipitamment. « J’ai une dette.

— Une dette… Alors ? Tu Veux que je paye ? Une dette, la belle affaire ! » Son front se contracta. Le puissant cerveau se refusait à réfléchir, ne tolérait aucune distraction à l’idée dont il s’enivrait et se suppliciait à la fois. — « De combien ta dette ? Que tu me fiches la paix ! »

Elle lâcha tout le chiffre, flairant l’atmosphère complice.

— « Soixante-dix mille. »

La somme n’éveilla pas Nauders de son somnambulisme douloureux. Tout était insignifiant à côté de sa peine. Machinalement, il attira son carnet de chèques, griffonna, signa.

— « Tiens… Va, maintenant, va, ma mignonne. Laisse-moi seul. »

Sa fille était déjà hors de la pièce, grimpant l’escalier, avec une envie folle de gambader, d’enjamber deux marches à la fois, velléités que contenait seule la silhouette solennelle de Victor, immobile devant la porte du banquier.


À cette minute même, Mlle Monestier rentrait chez elle, et trouvait la carte de Robert Clérieux, accompagnée de ces lignes au crayon :


« Ne me trouvez pas trop audacieux, mademoiselle, si je vous rappelle que vous m’avez autorisé à l’espoir d’un entretien avec vous. J’en sollicite respectueusement l’honneur, au moment et à l’endroit qui vous conviendront. Veuillez me les faire connaître, et croire à mon très humble dévouement ».


— « Ce monsieur, demanda-t-elle à miss Daisy — son ancienne gouvernante anglaise, devenue sa dame de compagnie — « s’est présenté ici, n’est-ce pas, bien après le coup de téléphoné par lequel vous m’annonciez le départ de Sorbelin ?

Yes, miss Jocelyne.

— Les deux hommes ne se sont pas rencontrés ? Non ?… c’était impossible.

Totally impossible.

— M. Robert Clérieux viendra me voir demain. Donnez des ordres pour qu’on le fasse entrer.

Good. And mister Sorbelin, if he happens to return ?…

— Il ne reviendra pas. »




V


Robert Clérieux, en réponse à son billet, reçut un mot par lequel Mlle Monestier le prévenait qu’elle l’attendrait chez elle le lendemain à deux heures.

Ceci l’étonna. Elle avait donc adopté la vie tout à fait indépendante, libre ? Chez elle ! cette jeune fille… Il avait présumé qu’elle lui proposerait une rencontre chez Nauders ou chez la vicomtesse de Gessenay. Ce rendez-vous le déconcerta. Des sentiments contradictoires l’envahirent : une sorte de joie trouble, un sourd espoir, une intense curiosité. De la crainte aussi. Cette démarche venant à être connue de Lucienne, ce serait un désastre. Avec la jalousie de la pauvre petite, et le potin déjà colporté à propos de la soirée aux Français !… « Vais-je risquer la tranquillité de ma chère femme en mettant sottement les apparences contre moi ? Et pourquoi ? Pour rien du tout, puisque cette demoiselle et moi n’échangerons que des propos bien peu confidentiels. »

Cette assertion de son raisonnement trouva un démenti dans l’émoi de son cœur. Était-il tellement certain de ne pas se soucier du tête-à-tête, de ne pas en espérer quelque impression délicate et singulière — pas coupable, oh ! non ! — mais avec une saveur de péril, et telle qu’il ne l’avouerait pas à Lucienne ? Sa conscience eut un sursaut. — Non, il ne devait pas être vu square, Lamartine, sonnant à la porte d’une jolie personne, — inclassable, sinon déclassée. — Non, il ne devait pas risquer ainsi un abominable chagrin pour l’innocente chérie dont il possédait la confiance entière.

Clérieux saisit la plume dans les meilleures intentions du monde. Mais quel prétexte allait-il donner ? Quelle excuse ? Quel autre lieu de rendez-vous ? Puisque Mlle Monestier ne proposait pas la maison de Nauders, il y aurait indiscrétion de sa part… Alors quoi ? Un banc de jardin public ? Un bureau d’omnibus ? Une salle de musée ?… Il rit, se jugea idiot, et suspendit sa tentative épistolaire pour allumer une cigarette.

Le lendemain, à deux heures précises, il poussait là petite grille donnant sur le square Lamartine, et montait le perron qu’il avait vu franchir à Sorbelin. Connaîtrait-il tout à l’heure, — connaîtrait-il jamais, — la vérité sur l’étrange démarche de son directeur d’usine ?… Une femme de chambre, genre anglais, avec le papillon de lingerie sur son chignon bien lissé, l’introduisit. Aussitôt, le jeune homme éprouva un frémissement d’agréable surprise, dans un décor délicieux.

C’était un petit salon ovale, aux murs gris Trianon, tout en boiseries, sculptées jadis pour quelque compagne de Marie-Antoinette. Les fines guirlandes de fleurs, retenues par des nœuds légers, couraient autour des trumeaux avec une souplesse, une grâce, qui partout eût fait reconnaître leur époque charmante. Les dessus de portes, à la peinture un peu noircie, les glaces mystérieuses, pleines de reflets sous une patine glauque et blanchâtre, devaient dater du même temps.

Dans cette pièce ravissante, très peu de meubles — mais non moins précieux, non moins anciens que les boiseries, avec leur marqueterie claire et leurs bronzes ciselés. Les sièges étaient d’un aubusson à fond lavande. Le sol, d’un velours gris blanc, sur lequel était jeté un petit tapis de Perse en soie, dont la teinte rougeâtre, fanée par mille ans de prières, offrait, sous de pâles dessins, sa douceur miraculeuse. La cheminée s’ornait d’une mignonne pendule en marbre blanc sur le cadran de laquelle on lisait : Imbert l’aîné, à Paris, accompagnée de deux vases en ancien céladon fleuri de la Chine, avec ses anses, piédouche et collerette en bronze doré, du plus élégant Louis XVI.

Bien que Robert n’eût pas l’esprit particulièrement tourné vers les choses d’art, il possédait trop de sensibilité et de goût pour ne pas être séduit par la discrétion même avec laquelle se composait l’harmonie de ces choses rares et parfaites. Il observa que la beauté des boiseries ne s’alourdissait d’aucun autre ornement. Au milieu des deux plus grands panneaux, on voyait seulement, d’un côté, une sanguine de Fragonard, de l’autre un pastel de Chardin, suspendus par des rubans de soie, vieux bleu comme les rideaux. Et encore, ailleurs, deux petites appliques et un thermomètre du plus exquis travail, appartenant, comme le reste, à cette époque qui sut remplacer les lignes un peu trop contournées du style rocaille par le souple déroulement des rubans et des guirlandes.

Robert goûta un instant le plaisir de chercher dans les moindres bibelots l’âme de celle qui allait paraître. Il mania quelques objets, posés sans arrangement sur une table. Une boîte à secret l’amusa, une petite boîte ancienne, en forme de livre, avec les plats d’un émail sombre pavé d’étincelles en diamants. De l’ongle, il tâcha de faire jouer le ressort. Il y parvint. Sa surprise fut grande de trouver au dedans un feuillet d’or neuf, adapté récemment, au moyen d’une fine charnière, et sur lequel était gravée cette phrase anglaise :

« The man who stands by himself, the universe stands by him also. »


Sa connaissance médiocre de la langue étrangère le fit s’acharner à découvrir le vrai sens de ces quelques mots. Il s’y appliquait encore lorsqu’une porte s’ouvrit. Jocelyne parut.

Clérieux se leva, déposant vivement le minuscule volume, comme pris en faute. Mais Mlle Monestier, lui tendant la main, s’écriait avec un air ravi :

— « Vous avez lu ? Vous savez l’anglais ? Y a-t-il une phrase plus belle que celle-là au monde ?

— Hélas ! mademoiselle, je suis confus de vous l’avouer, mais elle me paraît très difficile à traduire.

— Difficile… Je crois bien ! Vous pouvez dire impossible. Elle est trop profondément anglo-saxonne, cette pensée-là, pour trouver, en français, son équivalente absolue.

— De qui est-elle donc ? » demanda Robert.

— « Mais… d’Emerson », fit Jocelyne, levant les sourcils, avec un peu de surprise. Elle ajouta, mitigeant la remarque d’un mot gavroche et d’un sourire : — « Je le vois… Vous n’êtes pas plus « calé » sur Emerson que sur Nietzsche.

— Je le confesse sans douleur. »

Elle rit de l’intonation.

— « Mais vous sentez au moins toute l’héroïque beauté de cette phrase ? Moi, je me la répète quand je me sens faiblir. Quelle bouffée de courage ! Quelle fanfare de volonté ! Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/88 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/89 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/90 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/91

— Seulement, vous ne savez pas vouloir.

— Du moins pas toujours.

— On fait des cures de volonté.

— Vous serez mon médecin ? »

Elle ne parut pas avoir entendu. Sa pensée, concentrée brusquement, son regard retourné au dedans d’elle-même, lui prêtèrent une expression de songerie profonde, d’absence.

— « Moi aussi », murmura-t-elle, « j’ai été faible. Mais la vie m’a cruellement vaccinée. Je me crois bien guérie. Cependant je me maintiens au régime. »

Quelque chose de grave passa sur l’âme de Clérieux. Sa désinvolture aimable, dont il croyait devoir huiler, pour ainsi dire, le dialogue, lui parut un piètre accessoire. Il ne songea plus à en faire les frais, mais, se taisant, laissa s’épanouir au fond de lui ces aspirations vagues et puissantes, qu’on dissimule dans la bonne société, principalement en compagnie d’une jolie femme. Il attendit ce qu’allait lui dire celle-ci, qui ne ressemblait à aucune autre. Il ne tenta plus de déployer la fausse frivolité, exigée par le bon ton.

Mlle Monestier parla, les yeux fixes, sans le regarder :

— « J’ai été une enfant trop gâtée, d’une imagination excessive, romanesque, folle. J’ai été une adolescente plus téméraire encore que l’enfant, pour se jeter au-devant de la vie. Les fautes que j’ai commises eussent été charmantes chez un jeune homme, ou tolérées avec indulgence par le monde de la part d’une femme mariée, avertie. Mais la société où nous vivons, avec ses complications millénaires, la confusion étrange de ses morales diverses, admet ceci : que la faiblesse, l’ingénuité, l’ignorance, constituent des circonstances aggravantes, et que l’erreur d’amour est d’autant plus condamnable qu’un être est moins armé pour s’en défendre. Vous comprenez ce que je veux dire, monsieur Clérieux. Il n’est pas d’excuse, pas de réhabilitation, pour une jeune fille qui, libre, s’est librement donnée. Au moment où l’on abolit la peine de mort, où l’on réclame le bénéfice de l’irresponsabilité pour d’abjects criminels et l’indulgence extrême pour les autres, la collectivité sociale conserve des rigueurs d’ostracisme, des tortures meurtrières, contre la vierge qui, dans un moment de folie tendre, a ouvert ses bras, son cœur.

— « Cependant… », commença Robert.

Il hésitait, — déconcerté, comme un homme l’est toujours devant un raisonnement de ce genre. Question pénible, gênante. Entre l’évidence philosophique, la logique des idées modernes, imposant une conception de plus large humanité, et l’antique prérogative du mâle, étayée sur la formidable assise de toutes les religions d’Orient, devenue un de ces instincts dominateurs plus forts que la raison, tout esprit masculin, même de bonne foi, n’écoute que le concert infini des voix ancestrales, et contient mal un méprisant dégoût.

Le cœur un peu étreint, et dans la hâte d’écarter un sujet dépoétisant Jocelyne, Robert essaya d’une vague interruption.

— « Oh ! mais », reprit -elle, « ne croyez pas que je proteste, ou que je veuille vous présenter quelque thèse d’émancipation féministe. Non, c’est le simple rappel d’un état de choses bien établi, qu’il importe d’avoir présent à la pensée pour suivre ce que j’ai à vous dire. »

De fait, le ton calme de Mlle Monestier excluait l’amertume des revendications agressives. Elle continua :

— « Je ne discute pas le juste ou l’injuste de la situation dans laquelle je me suis trouvée à une heure de ma vie. Cette justice ou cette injustice ne peuvent être mises en cause pour un seul cas particulier, surtout par moi, — insignifiante unité dans la foule immense de celles qui doivent subir. Je marque seulement — vous allez voir pourquoi — l’horreur d’une telle situation, celle de fille compromise, et compromise par un scandale retentissant. Cela constitue peut-être la chute sociale la plus humiliante pour une créature fière, le gouffre d’où il est le plus difficile de remonter, au fond duquel on sent peser sur soi quelque chose de plus terrible que des arrêts légaux, que des condamnations précises : un opprobre sans nom, sans voix, sans visage, — ou qui prend tous les visages, toutes les voix, et cruellement tous les sourires, et plus atrocement tout les silences. Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/94 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/95 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/96 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/97 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/98 vous jamais entendu cette affirmation : que j’étais la maîtresse de Nauders. N’avez-vous pas entendu pire ?

— Mademoiselle Jocelyne », s’écria le jeune homme avec chaleur, « il suffit de vous écouter, de vous voir, pour s’étonner que la calomnie vous effleure. N’y a-t-il pas un peu de votre faute ? Cette retraite où vous vous enfermez, cette discrétion à ne pas vous montrer avec les amis qui sont vos garanties morales, ce mystère dont vous entourez vos bonnes œuvres, jusqu’à leur constituer des capitaux anonymes, tout cela n’est-il pas excessif, et ne tourne-t-il pas un peu contre vous ? »

Mlle Monestier se redressa. Un éclair passa dans ses yeux. Ses narines palpitèrent.

— « Mais », prononça-t-elle, « qui vous dit que je me soucie de l’opinion ? Je la méprise trop pour souhaiter de la convaincre. Je vis pour moi, non pour elle.

— Vous en souffrez.

— Non.

— Enfin, vous n’êtes pas heureuse.

— L’êtes-vous, monsieur Clérieux ? »

Robert eut un haut-le-corps de surprise. Il ne put répondre spontanément. Toutefois, après deux minutes de réflexion, il répliqua lentement :

— « J’ai toutes les raisons pour l’être. Je crois que je le serais si j’avais plus de confiance en ma propre force.

— Et moi », dit-elle, « c’est en acquérant cette confiance dans ma propre force que j’ai pu faire face au destin le plus horrible pour une fille de vingt ans. Je ne vous ai pas apitoyé sur mes tortures. Elles dépassèrent ce que je pourrais peindre. Mais un secours m’est venu. J’ai levé la tête. Du fond du plus noir puits de misère, j’ai aperçu les étoiles du ciel.

— Quel était ce secours ? » demanda Robert.

Il se penchait en avant, comme attiré par un magnétisme. Sur son âme passaient des souffles de volonté héroïque. Rien qu’à l’accent de Jocelyne, il sentait une puissance de domination sur lui-même et les autres surgir des réserves secrètes de son caractère. Entre les mots que prononçait la jeune fille palpitaient ces émanations de personnalité quelles mots ne traduisent pas. Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/100 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/101 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/102 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/103 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/104 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/105 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/106 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/107 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/108 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/109 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/110 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/111 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/112 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/113 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/114 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/115 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/116 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/117 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/118 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/119 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/120 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/121 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/122 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/123 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/124 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/125 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/126 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/127 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/128 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/129 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/130 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/131 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/132 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/133 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/134 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/135 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/136 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/137 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/138 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/139 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/140 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/141 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/142 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/143 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/144 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/145 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/146 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/147 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/148 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/149 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/150 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/151 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/152 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/153 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/154 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/155 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/156 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/157 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/158 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/159 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/160 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/161 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/162 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/163 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/164 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/165 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/166 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/167 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/168 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/169 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/170 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/171 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/172 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/173 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/174 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/175 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/176 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/177 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/178 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/179 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/180 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/181 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/182 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/183 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/184 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/185 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/186 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/187 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/188 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/189 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/190 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/191 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/192 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/193 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/194 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/195 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/196 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/197 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/198 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/199 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/200 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/201 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/202 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/203 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/204 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/205 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/206 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/207 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/208 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/209 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/210 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/211 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/212 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/213 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/214 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/215 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/216 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/217 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/218 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/219 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/220 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/221 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/222 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/223 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/224 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/225 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/226 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/227 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/228 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/229 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/230 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/231 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/232 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/233 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/234 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/235 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/236



XIV


— « Quelle dame ? Comment est-elle ? Vous n’avez pas dit que j’étais là ? » chuchota rapidement Jocelyne.

— « J’ai dit que j’allais voir », expliqua la femme de chambre.

Mlle Monestier jeta un coup d’œil à travers le tulle des fenêtres. Elle ne vit, devant sa grille, qu’un taxi-auto. Cela ne lui apprit rien. Elle hésitait. Et la gravité assombrie de son visage marquait une autre préoccupation que celle d’une visite intempestive.

C’était l’avant-veille au soir que Jocelyne avait envoyé à Robert la lettre où elle l’autorisait à venir, — cette lettre qui en disait tant ! — cette lettre griffonnée passionnément dans le silence, dans la nostalgie d’un crépuscule de juillet.

Aujourd’hui, elle se demandait en tremblant comment elle avait pu… Les phrases, parties telles quelles, sans qu’elle osât les relire, s’évoquaient, par lambeaux ardents. Elle s’en exagérait l’impétueuse sincérité. Pour se représenter quelles suggestions l’avaient vaincue, quelle folie avait débordé de son cœur, Jocelyne se revoyait devant sa table, dans cette pièce du premier étage où elle se trouvait encore à ce moment, et qu’elle appelait son « bureau ».

Rien ne justifiait, d’ailleurs, l’austère appellation, si ce n’est qu’elle y travaillait, et peut-être aussi la présence d’un cartonnier, garni de bronzes charmants, avec, au fronton, une pendule, et dont les tiroirs enfermaient les dossiers de ses sociétés philanthropiques.

Avant-hier, lorsqu’elle avait pris la plume pour, répondre à son ami, elle s’était placée très près de la croisée ouverte, pour profiter de la mourante lumière. Sous ses yeux, le square Lamartine, avec ses gazons rectilignes, ses quinconces de marronniers entre des maisons basses, Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/238 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/239 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/240 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/241

À peine formula-t-’elle distinctement les mots. Le sang brûla ses joues, marbra sa pâleur. Hier… Longue journée où elle avait attendu en vain — de quelle âme brûlante, de quels nerfs défaillants ! — le mari de celle-ci, qu’elle interrogeait. Et sa question n’était qu’une insidieuse curiosité d’amour. N’eût-elle pas éprouvé un choc irréparable en apprenant que rien d’anormal n’avait retenu Robert, la veille, à l’usine ?

— « Hier ?… » murmura Lucienne. « Mais oui. Les grévistes ont essayé de débaucher les nôtres. Je ne sais pas au juste ce qui s’est passé. J’ai à peine vu mon mari, ce matin. Et encore, est-il venu, avant la reprise du travail, un instant seulement, de très bonne heure… Car il avait passé la nuit là-bas. Hier, mon Dieu !… Mais, si je n’avais pas traversé des heures mortelles hier, je ne me serais pas ainsi affolée aujourd’hui.

— « Ne vous repentez pas d’être venue à moi madame », prononça Jocelyne.

Elles n’osèrent pas échanger un regard.

Mlle Monestier fit encore cette réflexion :

— « Si les choses ont eu l’air de mal tourner, cela vaut mieux, en un sens. M. Clérieux aura réclamé de la police, de la troupe. Il doit être protégé à l’heure qu’il est.

— Dieu le veuille ! » soupira Lucienne. « Mais il se croyait si sûr de ses ouvriers ! »

Un peu avant l’usine, par les chemins de poussière et de soleil, la voiture dépassa des groupes d’hommes qui, tous, se dirigeaient du même côté. Quelques-uns, en chœur, chantaient l’Internationale.

— « Oh !… » gémit Lucienne, se recroquevillant contre les coussins. « Ils ont des figures effrayantes!… — Mais non », rectifia Mlle Monestier. Et elle ajouta, un peu durement : — « Vous né les connaissez pas. Avez-vous jamais mis les pieds dans l’usine de votre mari? — Jamais… Ces gens-là me font peur.

— Ce ne sont pas eux qui doivent vous faire peur », s’écria Jocelyne avec véhémence. « Ce sont ceux qui les aveuglent, qui les égarent pour se servir d’eux, pour les manier comme un épouvantail… afin de conquérir des Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/243 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/244 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/245 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/246 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/247 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/248 mains ouvertes le frêle rempart qu’elle interposait entre lui et la mort…

Une détonation…

La jeune fille cria : « Merci !… Tant mieux !… » Puis elle se renversa dans l’étreinte trop souhaitée… Elle se renversa, d’un abandon si passionné, que ce fut comme la véhémence de l’amour, non l’épouvante de la mort.

Mais Robert sentit ruisseler le sang tiède sur sa main jetée éperdument autour du sein délicat.

Il appela la bien-aimée. Il clama son nom, dans un spasme de douleur si horrible que toutes les misères, toutes les envies rassemblées là, cessèrent de se sentir souffrir, eurent un frémissement de pitié.

Encore une fois, pourtant, il vit son regard. Encore une fois il entendit sa voix.

Jocelyne était étendue à terre, avec un pauvre coussin de cuir, le coussin d’un divan de bureau, sous sa tête délicieuse. Elle eut la force de regarder son ami, de murmurer près de ses lèvres :

— « Cela vaut mieux ainsi, mon amour. »

Et ce fut tout.

Du dehors, montait le silence, la stupeur pétrifiée de la foule…



FIN





PARIS. — TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE. — 30842.
Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/250 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/251 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/252 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/253 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/254 Page:Lesueur - Nietzscheenne.djvu/255
  1. Toutes les citations sont extraites de la traduction de M. Henri Albert. (Mercure de France, édit.)
  2. Tout ce qui est souligné dans ces citations a été souligné par Nietzsche.