Plon (p. 51-64).



III


Grâce aux caprices du mois de mars, un matin de printemps succéda au jour maussade, neigeux, dont s’étaient aggravées les soucieuses impressions du jeune chef d’usine.

Mais l’éclat frais d’un soleil tout neuf luisant sur un Paris frileux et mouillé n’en fut pas moins contrariant pour Robert. Lorsque, devançant l’heure d’un rendez-vous demandé, il se présenta chez Nauders, il apprit que le financier n’était pas encore revenu de sa promenade à cheval.

Introduit, en familier de la maison, dans un des petits salons, au rez-de-chaussée, il saisit un journal qui traînait, essaya de lire.

L’impatience et une espèce d’anxiété troublèrent son attention. Qu’était-il pour se mesurer avec un Nauders ? pour percer à jour les desseins d’un esprit si fortement machiné ? Au cas où la magnifique loyauté apparente ne serait qu’une façade, comment le savoir ? Et, le sachant, comment oser l’attitude d’un homme averti, sur ses gardes ? Son cœur en défaillait. Il sentait son amitié plus douloureusement inquiète que sa vigilance industrielle.

Ses yeux se levaient sur le familier décor. Depuis son enfance, depuis ses jeux avec Huguette et l’autre petit camarade, le frère, qu’elle avait perdu, Robert connaissait les fines boiseries, le Clodion de la cheminée, ce faune élevant une grappe de raisin, pour que la nymphe cherchant à l’atteindre pressât plus étroitement sa souple chair contre le torse nu. Ah ! le jour où, adolescent, il avait compris, regardé avec une émotion nouvelle l’enlacement des deux beaux êtres ! Un sourire passa sous sa moustache.

Et ces Pater, ce Latour, ce Perronneau, images fixées en lui jusqu’à faire partie de lui-même. Les tableaux, les tapisseries, les bibelots de Nauders, vrais ou faux, payés des prix fous — les avait-il assez défendus, par tendresse de souvenir, par aveugle foi du premier âge, contre les moues ricaneuses, les haussements d’épaules des collectionneurs ? Le financier, lui, s’amusait des feintes ironies. Il avait pu être trompé souvent, bien que deux ou trois rabatteurs, portant les plus grands noms de France, eussent fait une fortune à le conseiller, — et peut-être à cause de cela. Qu’importait ! « Ce qui les enrage, » disait-il des jaloux, avec la tranquille puissance du plus riche, « ce n’est pas qu’on m’ait collé de l’inauthentique, c’est que j’aie pu le payer si cher ! »

Clérieux se rappelait la phrase, plus chargée de bonhomie que de morgue. Par les guipures précieuses des stores, il guettait, à chaque battement des fers d’un cheval sur le macadam de cette paisible avenue de l’Alma. Peu de mouvement à cette heure, sinon le va-et-vient des promeneurs élégants, que l’hygiène et la vanité font lever tôt pour se montrer au Bois sur un pur sang ou dans leur équipage. Un grand silence, pesant sur l’énorme hôtel, attestait la discrétion du service, le. style impeccable d’un personnel pourtant nombreux.

« J’aurais aussi bien fait de patienter une heure et d’aller le voir à son bureau. Je ne gagne rien en venant chez lui », pensa Robert qui regarda sa montre.

Presque aussitôt, ce fut comme une secousse galvanique. Une ombre glissa contre la blancheur de la fenêtre. Silhouette de femme, à pied, sur le trottoir. Des lignes se fixèrent, à peine vues, devinées, sur la rétine de Clérieux. Il entendit le timbre de la grande porte. Mlle Monestier !… La certitude s’imposa, malgré la vision indistincte. Un fluide pénétrait les murs, touchait ses nerfs. Mais pourquoi, mon Dieu !… D’ailleurs, si c’était elle, qu’est-ce que cela lui faisait, après tout ?

Le jeune homme crispa ses mains sur sa canne. Son buste oscilla, comme s’il se prenait lui-même à l’épaule, pour se secouer, s’éveiller d’une hallucination. Effort physique, effort moral, également vains. Le voici, l’oreille tendue aux vagues bruits de pas, de voix. Il palpite d’attente. De quelque salon où l’on introduise la visiteuse, elle va l’apercevoir, venir à lui. Tout exprès, il se campe dans l’embrasure de la vaste baie commandant l’enfilade des pièces.

Inutilement. Elle n’entra pas. Le sang, d’une ruée, saute au cerveau de Robert Parbleu ! n’est-elle pas ici chez elle ? Maîtresse du maître de la maison, elle a marché droit aux appartements intimes, avertie d’une présence étrangère, soigneuse, au contraire, de l’éviter.

Éclair de souffrance, contre lequel s’insurgea le réflexe" immédiat : « Mais non, elle est montée au second, chez les Gessenay. Elle vient pour Huguette, son amie. »

La vraisemblance de cette supposition détendit Robert. L’hôtel particulier de Nauders n’était pas occupé par le financier seul. Sa fille et son gendre y demeuraient, avec leurs gens, très indépendants du chef de famille, en un train de maison tout à fait distinct, bien à eux.

Et maintenant, Clérieux, assis de nouveau, calme en apparence, essayait d’analyser le malaise qui venait de le bouleverser, « Voyons… voyons… c’est un état nerveux… Mes préoccupations… Cette séparation d’avec Lucienne. Ah ! le Midi. Ça leur a réussi, le Midi !… Une contagion de rougeole qu’ils avaient bien besoin de chercher là-bas. La bêtise, aussi, d’écouter les parents… De bons égoïstes encore ! Il leur fallait leur fille, et les petits. »

Ce n’était pas le regret de sa femme ni de ses enfants qui, brusquement, contractait le visage du jeune homme, les sourcils rapprochés, les traits froncés d’attention. Il venait de saisir un accent, de reconnaître… On parlait haut, avec l’accentuation nette, scandée, à laquelle oblige parfois le téléphone.

Un des postes de la maison se trouvait dans un petit vestibule voisin du salon où se tenait Robert. Une porte eût même fait communiquer les deux pièces sans une tapisserie, — d’ailleurs admirable, une Savonnerie, d’après Boucher, — qui la condamnait.

Clérieux subit l’impulsion le poussant vers cette porte, dont il connaissait l’existence. Il prit un siège tout contre. (Qui n’en eût pas fait autant lui jette la première pierre !) Il distinguait parfaitement la voix de Jocelyne Monestier.

La jeune fille parlait en anglais, ce qui l’empêcha de percevoir le sens de tous les mots. Il n’en accusa que sa médiocre connaissance de la langue, car elle prononçait fort clairement un peu à la française, défaut dont son oreille mal exercée profitait. Il démêla qu’elle s’adressait à quelqu’un de chez elle, une personne de confiance, gouvernante ou dame de compagnie. D’abord, ce fut sur un ton d’autorité douce, indifférente. Puis, tout à coup, le timbre s’altéra. Précipitamment, à deux reprises, Jocelyne demanda :

— « Mais pourquoi l’a-t-on laissé entrer ? Pourquoi l’a-t-on laissé entrer ? »

Un silence. Et ensuite :

— « Vous n’avez pas dit, j’espère bien, que je vais revenir ?… Je ne reviendrai pas, vous entendez… Je reste ici. Je reste jusqu’à ce que vous me disiez qu’il est parti. Heureusement, mon Dieu ! que vous saviez où j’étais, pour communiquer avec moi ! »

Ces phrases furent celles que Robert saisit le mieux. De quelle intonation éperdue elles furent dites ! Quelque chose de troublant émanait à travers cette tapisserie, de cette palpitation angoissée de femme, un sens de désastre et de douleur parmi les opulents salons tranquilles.

Le cœur du jeune, homme bondissait. Quel soulagement de courir, de s’écrier : « Qui donc vous violente ou vous effraie ? Qui donc est chez vous dont vous avez si grand’peur ? Permettez-moi d’aller l’affronter, l’éloigner. »

Mais il ne pouvait rien. Et il entendit la voix, cherchant à se dominer, se faisant plus basse, à cause des curiosités, possibles, murmurant :

— « Il veut m’attendre !…, Mon Dieu !… m’attendre !… Mais c’est inouï… Le misérable !… »

Puis, sur la proposition, sans doute, de quelque mesure énergique :

— « Non… non !… Surtout pas d’intervention étrangère, pas de scandale ! »

Enfin, ce qui stupéfia celui qui recueillait, là, dans une émotion abasourdie, les lambeaux de phrases, ce fut son nom, son propre nom, à lui, y éclatant tout à coup :

— « Comment, miss Daisy ? Il a eu cette audace ?… Et à vous ? Il a désigné M. Clérieux… Oui… oui… j’entends bien… M. Robert Clérieux. »

Le jeune chef d’usine s’écarta, saisi d’un scrupule brusque. Et ce fut fini. Il n’en sut pas plus long. Car des fers de chevaux claquant sous la voûte, des voix, des rires, annonçaient qu’il ne serait plus longtemps seul.

Tandis que, pour mieux s’éloigner de son poste d’observation, il allait du côté de la fenêtre, un indice bien différent frappa chez lui le sens surexcité des complications sentimentales. (Partout des intrigues, du mystère, partout le cœur, s’acharnant à vivre sa vie, à lui, sa vie de volonté secrète, tout autre que le chemin du hasard tracé par la destinée.)

Devant la maison, à demi engagé sur le pavé carrossable coupant le trottoir, entre la chaussée et la porte, un cavalier faisait encore des signes amicaux d’adieu à ceux qui rentraient. Un jeune homme, ni beau ni laid, de taille plutôt menue sur son haut pur sang, mais d’une élégance et d’une tenue cavalière dont le raffinement s’imposait aux plus profanes. C’était le prince Bernard de Foix, héritier d’un nom magnifique, la noblesse même. Quelle ivresse, les attentions d’un pareil flirt pour cette petite roturière de Huguette, affolée déjà par une maigre couronne de vicomtesse ! Nauders lui-même, — et, qui sait ? le capitaine de Gessenay, le mari dont on commençait à sourire, — flattés, eux aussi, peut-être, qu’un si chic personnage les eût accompagnés de la porte Dauphine jusqu’ici.

Mais quoi ? Ce changement de physionomie chez le prince ?… Après un rapide coup d’œil à la façade, son visage tout brillant de courtoisie se faisait grave — d’une gravité ardente, — et sa main, soulevée au pommeau de la selle, indiquait, rapide, un signe mystérieux : quatre doigts, puis trois… Le nombre sept. En même temps, un cheval s’impatientait sur le seuil. Et, pour lui apprendre… sans doute… (Oh ! quelle nervosité !) on fit tourner la bête sur elle-même, malgré l’imprudence, sur le pavé glissant. Robert Clérieux vit contre le flanc lustré la courte jupe noire de Huguette, et la fine botte qui, rudement, donnait l’indication. Un dernier coup d’œil significatif du cavalier, au dehors. Puis celui-ci partait, remontait vers l’Étoile au grand trot.

— « Où donc est-il, ce pauvre Bob ? » criait la bonne grosse voix de Nauders.

La porte du salon vivement ouverte, parmi les gentillesses à la blague du financier s’excusant du retard, Robert s’élança, — soi-disant pour saluer le couple Gessenay, en réalité pour rencontrer Jocelyne.

Celle-ci n’était pas dans le grand vestibule, enfermée encore au téléphone peut-être, ou montée pendant la petite comédie extérieure.

Le gendre de Nauders, en tenue, dolman bleu clair de chasseur, culotte garance bouffante, bottes étroites, d’un aveuglant vernis, disait à sa femme, sans beaucoup de sévérité, d’ailleurs :

— « Eh bien, une autre fois, je ne permettrai pas que vous restiez en arrière, sous prétexte de dresser votre cheval. Comme c’est convenable, cette haute école sur le trottoir ! Tout ça, n’est-ce pas ? pour épater Foix. Il s’en fiche bien ! »

Huguette — vraiment séduisante en amazone, le plus fringant costume pour son long corps presque androgyne — haussa les épaules, ses beaux yeux sombres rayonnant d’une flamme radieuse sous le bord du coquet feutre d’homme.

— « Voyons… J’exerce Mirette à s’arrêter quand les autres rentrent. Même à volter, là ! si ça me plaît… Je me moque bien des passants et de Bernard de Foix. Ah ! tiens, bonjour, mon petit Bob. »

Elle tendit la main à son ami d’enfance, pendant que Clérieux se disait :

« Sept… Est-ce un chiffre ? Une heure ? Un signe convenu ?… En sont-ils donc là ?… Sept… la mimique était claire. »

Au tréfonds de sa pensée, quelque chose dont il se détourna : le nombre évoquant la somme d’argent. Ce prince décavé… cette jeune femme prodigue, fille adorée, gâtée, d’un homme qui remuait les millions à la pelle, dont les ordres soulevaient le marché, faisaient baromètre en Bourse. Mais, fi donc! Qu’allait-il penser là ? Comme les viles idées circulent en nous, immondices de l’âme, en dépit de nous-mêmes !

Maintenant, d’ailleurs, il n’y songeait plus. À peine les impressions du téléphone, la voix de Jocelyne, la troublante curiosité, se rappelaient-elles, pointes lancinantes, dardées aux régions obscures de sa conscience, par instants. Clérieux, face à Nauders, — qu’un valet de chambre venait de doucher et de changer en moins de cinq minutes — Clérieux, assis dans le somptueux cabinet du financier (pièce d’apparat où celui-ci ne travaillait guère, ses bureaux étant ailleurs, au centre de Paris), cherchait à résoudre ce problème, pour lui vital : « Suis-je un jouet dans les mains de cet homme ? Quelque chose dont il se sert et qu’il brisera ? Ou suis-je le fils de son ami le plus cher, l’enfant qu’il a vu naître, un cœur proche de son cœur, une intelligence qu’il estime, qu’il associe sincèrement à la sienne ? »

— « Mon cher », prononçait Nauders, « écoutez-moi bien. Vos embarras momentanés, une grève partielle, — peuh ! une misère — tout cela n’est rien. D’abord, je suis là, n’est-ce pas ? Mais voyons… pas de gestes ! pas de reconnaissance ! En dehors de toute amitié, n’ai-je pas l’intérêt le plus direct au succès de votre marque ?

— L’intérêt de tout créancier dans les affaires de son débiteur », dit Robert.

L’amertume de la remarque étonna Nauders. Il posa sur la jeune figure, si facile à lire, son pénétrant regard. Bistouri des âmes, ce jet d’acier sorti des prunelles noires à reflets gris. Clérieux désespéra de jamais voir au delà, dans la forteresse intérieure, blindée, gardée.

— « Qu’est-ce qui vous prend, mon petit ? » fit la voix bourrue et bonhomme. « Des fonds placés chez vous, et dont vous me servez régulièrement de beaux intérêts, ce n’est pas, à proprement parler, une créance. »

De la main, il balaya ces niaiseries.

— « Nous sommes en face », déclara-t-il, « d’une aventure formidable. »

Il se cala, les coudes à son bureau.

Formidable lui-même. Tout en épaules massives, projetées d’un constant effort. Et le masque glabre au dessin précis, la bouche de décision, le menton de volonté, dénudés de toute ombre. Les yeux, cavernes d’énergie, surplombés par ce front, solide et haut comme un mur, entre les tempes de neige, sous la longue mèche d’encre — bizarre quoique naturelle — retombant du sommet.

Toute défiance s’abolit chez Robert. Une fièvre, un enthousiasme le souleva, quand cet homme, l’associant à ses victorieuses chimères, lui dit, à lui, comme il eût dit à un égal :

— « Nous sommes en face d’une aventure formidable. »

Ils s’entretinrent une heure, l’esprit en fermentation, les yeux accrochés, les voix basses.

Rien ne les dérangea, sinon un bruit venu de la cour, un tapage d’écurie. Et ils prirent une distraction de quelques secondes à voir la peine des palefreniers, qui poursuivaient sur la pelouse le cheval de Nauders, — un puissant irlandais choisi pour porter le colosse, — cabriolant dans un accès de gaieté. Une fois, comme ils allaient le saisir, l’ayant acculé entre le mur et un groupe de marbre — une nymphe couchée sur un assez haut piédestal — il bondit par-dessus la nymphe, à la grande joie du financier.

— « Il est comme son maître : il ne boude pas l’obstacle » fit-il, en riant.

Robert s’écria :

— « En effet !… »

Il demeurait ébloui, déconcerté, par l’audace du projet que venait de développer Nauders. Mais quelque chose craquait en lui, s’effondrait, dans la stupeur de sa conscience. N’était-ce pas une immense machination criminelle ? Avait-on le droit de faire ce que voulait accomplir le banquier ? Tout son être protestait contre les subtils arguments. Toutefois quel dommage de condamner ce magnifique chevalier des luttes financières, ce combattant qui risquait bien plus qu’il ne faisait risquer aux autres, ce héros suivant la formule moderne ! Et quel déchirement à se séparer de lui !

— « Mon petit Clérieux, c’est à vous de réfléchir. Mais je ne vous donne pas longtemps. La bataille doit se livrer à fond lors de la course Paris-Caucase. Si ça ne vous va pas, vous comprenez, je ne manquerai pas d’alliés pour faire mon jeu. Mais c’est vous que j’aurais voulu en voir profiter. Quant au secret, j’ai votre parole. »

Avec quelle netteté surprenante il avait établi la chose ! Une découverte menaçait de bouleverser l’industrie automobile. L’invention d’un nommé Brolle, qui venait de découvrir un caoutchouc artificiel, ayant, affirmait-il, toutes les qualités du produit végétal, avec plus de résistance. Déjà, quelques fabricants de pneus employaient cette matière. Les expériences avaient réussi. Les résultats s’annonçaient étonnants. De gros coups se préparaient. Une société se formait pour le lancement de la « gutta-brolle ». (Ainsi nommait-on le nouveau produit, par un composé avec le nom de son inventeur.)

Nauders s’était fixé sur la question. Sa certitude acquise était que la gutta-brolle ne résisterait pas à une épreuve complète, — poids, vitesse, durée, — les conditions de la course Paris-Caucase. On avait plus d’un an jusqu’à cette course, annoncée, préparée de longue main à cause de son importance. D’ici là, il laisserait se déchaîner l’engouement public. Avoua-t-il à Robert qu’il le stimulerait, cet engouement, que lui, le financier infaillible, pousserait la nouvelle valeur, la fameuse gutta-brolle, déjà favorite en Bourse, galopant vers la hausse ? Il n’eut pas besoin de le dire. La pâleur du jeune industriel montra la trop rapide compréhension. Mais pendant ce temps, pendant la prochaine saison des récoltes dans le bassin de l’Amazone, Nauders achèterait ou ferait acheter tout ce qui arriverait de caoutchouc sur le marché. Bénéficiant de la baisse sur le produit végétal, il en emmagasinerait des quantités énormes, à vil prix. Au moment du krack de la gutta-brolle, avec l’art de ne lâcher que petit à petit, de faire monter jusqu’où l’on voudrait les cours d’une matière indispensable, ce serait la réalisation d’une fortune inouïe. Sans compter les bénéfices du jeu à la baisse, quand se préparerait la débâcle du produit artificiel. Tout cela, mathématique, sans la moindre chance d’une défaite.

— « Excepté », observa Robert, « quelque progrès chimique, un perfectionnement imprévu qui donnerait la victoire définitive à la gutta-brolle.

— Alors, je le saurai », fit tranquillement Nauders. « Je suis assez riche pour payer tous les secrets, chimiques ou autres. Si j’ai mon plan de bataille, soyez assuré que j’ai mes espions. Quel capitaine peut agir sans eux ?

— Et dans ce cas ?

— Dans ce cas, je renverserai la vapeur. Je jouerai le jeu contraire — à temps pour ne rien perdre — : en supposant, chose invraisemblable ! que je n’y puisse gagner. »

Il ajouta :

— « Mais soyez tranquille. Ça n’arrivera pas. La gutta-brolle est un des plus gros bluffs de ce temps-ci. Vous devez le savoir. L’employez-vous ?

— Mes chimistes l’étudient. Nous essayons les pneus Brolle pour les châssis légers. C’est une découverte avec laquelle il faut compter. Elle n’a pas dit son dernier mot.

— Je le lui ferai dire », prononça Nauders, avec une expression de visage où, pour la première fois, Clérieux distingua de la férocité.

Mais en quel désarroi s’égarait la psychologie du pauvre garçon ! Comment se fier à ce qu’il croyait voir ! N’avait-il donc jamais vu juste ? Était-ce bien Nauders, là, lui demandant une véritable complicité dans une entreprise qui, en somme, n’échapperait que par des subterfuges aux sévérités de la loi, — car la loi interdit l’accaparement. Une complicité, oui, c’était bien le mot. Le financier avait besoin qu’une puissante fabrique d’automobiles appuyât sa campagne, par des commandes de pneus en gutta-brolle, par l’emploi ostensible du caoutchouc artificiel, avec de secrets achats, en sous-main, de caoutchouc naturel. Tout un système de bascule, aussi bien sur les matières elles-mêmes que sur leurs valeurs fictives, sur les titres qui les représenteraient en Bourse :

— « C’est là que vous réaliserez des millions et des millions, mon vieux Bob », acheva cet homme, qui apparaissait maintenant comme un inconnu, comme un étranger, à Robert, au point que ce petit nom de son enfance, sur de telles lèvres, le fit presque péniblement tressaillir. « Des millions, vous dis-je. Et alors, quel épanouissement de la maison Clérieux ! Vous pourrez flanquer à bas vos vieilles baraques, et nous construire une usine modèle ! Et vous vous foutrez de vos changements de vitesse ratés, de vos grèves… Bah !… L’argent, voyez-vous, l’argent, par monceaux… C’est la vraie souveraineté moderne. On ne s’insurge contre le capital que parce qu’il est roi. »

Nauders était debout. Sa main puissante s’appesantit sur l’épaule de Robert.

— « Eh bien, parle… Qu’est-ce que tu penses de ça ? » fit-il, revenant au tutoiement qu’il n’employait guère — car il manquait de familiarité — mais qui lui servait parfois, comme tout lui servait, par l’exercice alternatif de sa séduction ou de son prestige autoritaire.

— « Combien me donnez-vous de temps pour réfléchir ? » demanda Robert.

La réponse ne vint pas. Un bruit — comme d’un léger heurt et d’un bouton de serrure remué — se fit entendre contre une porte.

Nauders, malgré sa force tranquille, eut un léger sursaut nerveux.

Il se dirigea vers la porte derrière laquelle, à coup sûr, se trouvait quelqu’un, Robert l’observait, les yeux attirés aussi vers cette porte. « Celle de la chambre », songeait-il machinalement. L’image de la pièce telle qu’il la connaissait — la plus vaste du premier étage — avec le grand lit Louis XIV, les lourdes tentures, d’une somptuosité démodée, et, sur la cheminée, le buste, par Falguière, de la femme de Nauders, surgit, dans la mémoire de Robert, par un mécanisme inconscient.

À ce moment, le maître de la maison entr’ouvrait la porte, avec la précaution de quelqu’un qui veut surprendre. Mais sa physionomie s’éclaira. Un : — « C’est vous ? Oh ! excusez-moi. J’ai été si longtemps ! » Puis un long, un profond sourire. Et ce mot : « Je suis à vous. » Mais, sur ses traits, quelle transformation ! Qui donc avait paru, pour que la rudesse du conquistador financier s’amadouât en presque de l’attendrissement ? Clérieux crut voir comme un peu de juvénile rougeur sur cette face où il y avait du César et de l’Anglo-Saxon, — les deux types les plus inflexibles du monde.

Et, tout à coup, il pensa à la présence, dans la maison, de Jocelyne Monestier. Cette Jocelyne qui, tout à l’heure, téléphonait qu’elle restait ici — se garant d’une importunité équivoque — ici, comme dans un abri naturel, ici, où ses gens la demandaient ainsi qu’en un second chez elle. Il se leva.

— « Monsieur Nauders, je réfléchirai », dit-il froidement. « Mais je crains bien que mes réflexions ne soient pas celles que vous souhaitiez. Pour le moment, je vous laisse… » Il s’interrompit. Soudain, ce fut comme une pince de fer qui lui tenailla le cœur, et il ajouta : « Je vous laisse avec la belle Jocelyne. »

Puis la sensation aiguë devint une souffrance enragée, parce que Nauders ne le contredit pas, ne tenta pas un mot d’explication, mais, les sourcils levés de sincère surprise, accompagna sa sortie d’un sourire ironique et bienveillant.

Dehors, sur le trottoir, Clérieux se sentit noyé de découragement, de détresse. Toutefois, il réagit, d’une volonté farouche.

« Quel immondice que la vie ! » se dit-il avec une gaminerie funèbre, s’amusant lugubrement à l’outrance des mots. « Quel fumier ! Ce qu’on y a de bons moments !… C’est rien de le dire !… »

Il tira son porte-cigarettes, alluma une maryland, et se força de rire presque tout haut, — ce qui fit retourner un passant.

« Il y a quelque chose que je voudrais bien voir… Ça compléterait ma collection. Je suis en veine aujourd’hui. Je suis bien capable de tomber sur le bonhomme. C’est ça qui serait vraiment drôle !… »

Il songeait au personnage mystérieux que Mlle Monestier craignait tant de rencontrer chez elle. Qui ça pouvait-il être ?… Dans l’intention d’être outrageant, il se répondait : « Un ancien amant difficile à évincer, sans doute. » Mais les mots ne prenaient pas leur sens réel. Il se rappelait l’accent écœuré ; douloureux, — digne cependant Qu’est-ce qu’avait donc cette fille-là pour qu’il ne pût pas se contraindre à penser d’elle tout le mal qu’il voulait ?

Cependant, il avait pris un fiacre, il avait donné une adresse, son adresse, à elle : square Lamartine. Elle occupait un petit hôtel particulier, dans ce joli coin verdoyant, paré d’un si beau nom.

Cela plaisait à Robert que cette créature de grâce, de délicate élégance, eût élu domicile dans un endroit où il fût agréable de l’évoquer. À se trouver là, dans l’atmosphère de Jocelyne, il éprouva un vague plaisir. Il renvoya son fiacre. Sa cigarette venait de s’éteindre. Il en alluma une autre, et commença de flâner en rêvant. De l’avenue Victor-Hugo à l’avenue Henri-Martin, autour des pelouses de la petite place déserte, du côté du bassin ou devant la statue, il erra, ne sachant pourquoi il se trouvait là, mais privé de toute envie, de s’en aller ailleurs.

« Pauvre Lamartine ! » dit-il mentalement à l’homme de bronze, « En ce lieu qui porte ton nom, c’est toi qui es l’objet le plus désagréable à voir. »

Il rit de nouveau. Sa gaieté revenait. À la longue, il comprit ce qu’il faisait là. Il attendait Jocelyne pour l’aborder et rentrer avec elle, afin de la protéger, si, par aventure, le personnage dont elle redoutait la rencontre s’était obstiné à l’attendre.

Voilà donc où aboutissaient les scènes si diverses qui l’avaient ému ce matin. Eh bien ! soit. Il ne cherchait plus, ne raisonnait plus. Son cerveau s’était mis à la torture. Et son cerveau, après tant de réflexions, n’était pour rien dans sa présence ici. « Allons, restons-y. Puisque, aussi bien, je ne puis pas faire autrement. »

Il était assez loin de la maison de Jocelyne, et il s’obstinait à y tourner le dos pendant une demi-minute, persuadé qu’il verrait alors la jeune fille à la première volte-face, quand le bruit d’une grille refermée vivement le fit regarder en arrière.

C’était la grille de Mlle Monestier, qu’un homme venait de tirer en sortant. Sur le haut, du perron, une personne d’un certain âge, l’air d’une vieille fille anglaise, qui n’avait pas accompagné le visiteur jusqu’au bas des marches, le regardait partir. À quelques mètres de la maison, l’homme se retourna. Il eut une hésitation, parut sur le point de revenir. Mais la femme restée sur le seuil rentra précipitamment, et fit battre la porte comme décidée à ne la rouvrir jamais.

Le visiteur haussa les épaules et s’éloigna pour de bon.

Robert Clérieux, immobilisé par la stupeur, venait de reconnaître Eugène Sorbelin, le directeur de son usine, — celui-là même qui, la veille, le mettait en garde contre Jocelyne Monestier.