Calmann-Lévy (p. 277-302).



XII


Je viens de rentrer chez moi. Il est trois heures du matin. J’ai la langue rêche, le palais âcre, d’avoir bu trop de champagne sec. Lucy, tout ensommeillée, me dévêt lentement en regardant d’un air stupide ma robe aux dentelles déchirées et mon corsage froissé où la souillure d’une tache de vin voisine avec la marque violacée qu’y laissa un fruit écrasé.

On dirait que je sors d’une orgie.

Une fois couchée, j’étire mes jambes lasses, mes bras fourbus ; la fraîcheur des draps me ranime. Appuyant les doigts sur mon front brûlant, j’essaie de rassembler mes idées en déroute. Je me rappelle confusément qu’il s’est passé quelque chose, cette nuit… On m’a révélé un secret… Je me sens entre les mains un moyen d’action, sans savoir au juste comment l’employer… Je suis décontenancée — tel un voleur, après avoir dérobé une arme d’espèce inconnue, se demanderait de quelle manière il va s’en servir… Tâchons de remettre un peu d’ordre dans tous ces souvenirs…

D’abord, le dîner. Car, ma soirée peut se diviser en triptyque : dîner — théâtre — souper… Autant d’actes.

Premier décor. Le cabinet particulier du restaurant Boris : nous attendons l’arrivée de monsieur Yves.

D’une main experte, Nadine arrondit le col échancré de sa robe de crêpe jaune ; toujours préoccupée de sa grâce physique, soignant ses atours avec une exagération maniaque, une insistance fatigante. Moi, je m’aperçois au fond d’un miroir à dorures : étendue à demi sur le divan rouge du cabinet ; immobile, le corps enroulé dans les sinuosités de la mousseline de soie noire, j’ai l’air d’une couleuvre endormie. À travers la transparence de la guimpe légère qui les recouvre d’un voile sombre, mes seins pâles apparaissent comme deux lotus blancs sous une eau profonde. Malgré les soucis, j’ai ma figure des jours de conquêtes, ma figure qui a fait retourner les passants, le maître d’hôtel, les garçons, et jusqu’au petit chasseur pas plus haut qu’une botte qui stationne à l’entrée du Boris. Je suis très jolie, ce soir… À quoi bon ! puisque M. Yves a éventé le piège ? On ne parlera pas de l’Affaire Colin… C’est-à-dire qu’on a supprimé la seule attraction du programme. J’ébauche la moue déconfite du spectateur à qui l’on vient annoncer que la danseuse étoile s’est foulé la cheville.

Enfin, la porte s’ouvre devant M. Yves qui se précipite, essoufflé. Nadine remarque :

— Ben ! Il t’a plutôt retardé, le sous-secrétaire d’État.

M. Yves grogne, rancunier :

— Chameau, va ! Il ne se décidait pas à démarrer… C’est à croire qu’il se doutait que je devais rejoindre deux jolies femmes après son départ !

Le journaliste s’installe, fiche son monocle sous le sourcil droit, examine la carte des vins, réclame le sommelier, fait déboucher, puis remporter, successivement, trois bouteilles de champagne, sous prétexte que « ça pue le bouchon » et finalement — sur notre refus indifférent à l’une et à l’autre — compose le menu avec des hésitations de gourmet.

Allons, Nicole ! Souris, contre la mauvaise fortune : il n’y a pas moyen de duper ce journaliste trop maître de soi ; efforce-toi au moins de t’amuser en sa compagnie. Ce sera toujours autant de gagné.

M. Yves est de commerce agréable, je suis obligée de le reconnaître. Dès la première truffe avalée, dès le premier verre vidé, sa langue se délie ; et c’est un causeur fort divertissant. Ce directeur de gazette est une gazette vivante : par lui, nous apprenons qu’Un tel, le critique dramatique, a du goût pour un comique des Folies-Joyeuses ; que Machin, l’académicien, a failli être pris en flagrant délit d’adultère dans un hôtel de la rue Pigalle ; que ce même cabinet particulier où nous nous trouvons, est le lieu habituel où un sénateur de réputation austère régale des jeunes écolières et leur fait, au dessert, un cours d’anatomies comparées. Puis, il nous confie les raisons scabreuses pour lesquelles la faiseuse d’anges de Vincennes sera forcément acquittée ; nous raconte l’aventure d’une femme de lettres, jolie par hasard, avec un critique d’art ; bref, il est intarissable… Que d’indiscrétions !… Et pas une dont je puisse tirer parti.

M. Yves se familiarise de plus en plus ; il lui arrive de me nommer : Nicole tout court ; la première fois, il s’excuse… et continue. Ses mains pelotent franchement la croupe dure de la petite danseuse et s’égarent parfois du côté de mes dentelles… J’ai un mouvement de recul : ce n’est pas la peine de tolérer ses privautés à cet homme, puisqu’il est capable de déjouer mes pires ruses… Aux malicieux, les mains vides.

Vers la fin du repas, tandis que Nadine frotte ses dents avec une écorce de citron, pour les éclaircir, M. Yves se penche sur moi et murmure langoureusement :

— Pourquoi me repoussez-vous, Nicole ? Vous ne voyez donc pas comme vous me plaisez ? Vous me feriez commettre toutes les folies…

— Cher monsieur Yves !… Vos protestations me rappellent une anecdote personnelle… Un jour, un ami à moi s’écria, en conclusion d’une déclaration passionnée : « Je me jetterais au feu pour vous ! Je voulus l’éprouver. Cinq minutes plus tard, au moment où il allumait une cigarette, je saisis le tison enflammé et je lui brûlai, exprès, le bout des doigts… Aussitôt, mon vantard de hurler : « C’est idiot ces plaisanteries-là ! Vous m’avez fait un mal horrible… Sonnez, que l’on m’apporte un peu de vinaigre ! Et puis, je vous préviens, ne recommencez pas ! » Voilà l’homme qui prétendait s’offrir à l’incendie en mon honneur : lorsqu’il se vit deux millimètres d’épiderme roussi, les invectives qu’il trouva pour me reprocher cette torture dépassèrent ses plus fougueuses déclamations d’amour !

M. Yves esquisse une grimace de contrariété, sourit à quelque pensée soudaine, et siffle entre ses dents, l’air :


« As-tu vu la casquette, la casquette… »


Je le regarde, interloquée. Le journaliste dit finement :

— Il n’était pas indispensable de me conter cette histoire pour me prouver que vous avez l’art de vous moquer admirablement des gens… La chanson que je fredonne là vous témoigne que je me remémore un exemple notoire…

Quelle est l’allusion ? Ah ! oui : La liquette

M. Yves poursuit, très excité :

— Oh ! Nicole, si vous vouliez… Combien serait alléchante une telle aventure répétée par vous-même… Il devait avoir une mine penaude, cette fois, le pauvre Léon Brochard ? Il est donc bien laid dans l’intimité, notre ex-grand Ministre ? On m’avait dit, pourtant, qu’il conservait des ressources étonnantes, vu son âge…

— La petite épargne.

— Nicole, confiez-moi ça… Comment votre répugnance s’est-elle manifestée ? Et à quel propos ? Parce qu’enfin, une femme qui blackboule un puissant de ce monde avec tant de désinvolture, ça ne se rencontre pas tous les jours… Il possède donc une particularité si repoussante, un mal secret ? Répondez, Nicole… Je suis tellement curieux, intrigué !

— Je croyais que nous ne parlerions point de l’Affaire Colin, monsieur Yves.

— Il n’est pas question de l’Affaire Colin.

— L’épine n’est pas la rose, mais la rose tient avec l’épine : prenons garde de nous piquer.

— Petite anguille ! Vous vous dérobez…

— Mon cher monsieur, je constate, sans joie, votre goût professionnel pour l’interview.

— Eh bien ! Laissez-vous interviewer…

— Pourquoi perdre mes paroles ? Je ne fais rien pour rien, sinon ce qui est mon bon plaisir.

— Alors, l’interview est à tant la ligne ? Quelle récompense souhaitez-vous ? Dites, je vous en supplie…

— Inutile de mendier à mes pieds, cher ami : j’ai mes riches. Voyez : cette pauvre Nadine s’impatiente… Il est neuf heures… Demandez l’addition et partons.

Je vais m’accouder auprès de Nadine, à la fenêtre du cabinet. Dehors, c’est le va-et-vient des voitures qui débouchent de la Concorde, les roues luisantes se reflétant sur la chaussée mouillée ; l’ombre lumineuse d’une nuit piquetée de globes électriques ; la fine humidité d’une pluvieuse soirée de septembre… On respire une douce odeur fraîche…

Second décor : une baignoire grillée d’où les têtes des acteurs et des spectateurs apparaissent décapitées, dans la multiplicité des petits losanges de fer qui nous séparent de la salle. Je ne perds point mon temps à l’examen de l’éternel et toujours semblable public des générales. On nous offre ce soir un spectacle coupé, spectacle assez terne de réouverture : trois pièces correctes, banales ; des comédiens passables ; intérim d’octobre, qui permettra à la Comédie-Parisienne de préparer sa saison d’hiver.

Tandis que, sur la scène, une dame effervescente expose ses griefs obscurs à un monsieur flegmatique, je suis le fil de mes idées, plus que celui dont l’Ariane dramatique qui écrivit cet acte, enchevêtra le labyrinthe de sa pièce.

M. Yves, décidément, subit mon humble prestige. Mon aventure ministérielle trotte par sa cervelle bien informée : Léon Brochard ajoute quelques parcelles d’or à l’auréole profane qui nimbe ma blonde personne aux photos reproduites dans toutes les feuilles illustrées ; l’anecdote scandaleuse augmente ma légende d’un chapitre de plus. Et c’est celui-là même dont le métier est de la raconter, qui se laisse prendre à l’histoire !

L’influence de l’imprimé agit sur ce grand metteur en pages ! Et ce journaliste qui, par profession, est chargé de tenir les ficelles de la Renommée, est le premier auquel imposent les oripeaux de ses marionnettes !

Voilà bien le snobisme de la gloriole… Et quelle drôle de bête que l’homme !

Nadine regarde attentivement la scène et, de temps en temps, ponctue les tirades des acteurs de réflexions de ce genre :

— Tiens, Clarel qui porte des manches à la juive : ça va donc être à la mode, cet automne ?… La petite Brévalles a mis son collier de saphirs de deux mille louis, celui du prince Poratowski… As-tu remarqué les ondulations de Marolles ? Ce doit être Lionel qui l’a coiffée…

Penché sur ma nuque, M. Yves chuchote d’une voix chaude :

— Vous ne voulez pas, Nicole, essayer d’une amoureuse camaraderie avec moi ?… Vous verriez… Je suis l’idéal camarade : amoureux comme un amant et facile comme un frère… complaisant. Jamais de scène, nulle jalousie, aucune exigence ! mais, les mille plaisirs d’un seul plaisir ; la tranquillité d’un divertissement sans conséquence ; au besoin, la sûreté d’un bon compagnon prêt à vous servir, dans l’ombre, d’une main forte ou d’un coup d’épaule ; les douces libertés sans gêne d’une liaison en pantoufles ; bref, la sensuelle intrigue de tout repos…

— Un placement de fille de famille… Monsieur Yves, ne vous froissez pas : il me semble entendre le boniment d’un commis voyageur agent d’assurances ; pour les références, faut-il que je m’adresse à Nadine ?

— Nicole !… Croyez-vous, par hasard, que je n’aie eu que des grues ?

— Chut ! Elle peut écouter…

M. Yves, formalisé, remet son monocle d’un geste hautain ; assure, d’un doigt discret, sa brochette de décorations. Puis, sans se rebuter, tâte une autre corde :

— Plus nous causons, Nicole, plus j’apprécie votre spirituelle rosserie… Vous possédez l’art des mots à l’emporte-pièce, des paroles piquantes, prime-sautières, irritantes, excitantes, assaisonnées au poivre de Cayenne. Il y a en vous du chansonnier montmartrois et du chroniqueur Parisien…

— Feu mon père n’a dû que me transmettre un peu de son esprit de vaudevilliste.

— Quel délicieux écrivain vous eussiez été !… N’avez-vous jamais essayé ?… Cela ne vous tenterait point d’écrire ?

— Il est toujours trop tard pour mal faire.

— Vous auriez beaucoup de talent !

— Vous manquez de logique, monsieur Yves : vous me traitez de femme d’esprit et vous me voudriez femme de lettres ?

— Nicole, songez que les succès de librairie, c’est la suprême coquetterie qu’une belle débutante de vingt-trois ans se réserve pour sa quarantaine. La gloire est une seconde jeunesse.

— On vieillit moins vite quand on ne travaille pas.

— Dès la première ride, votre renom vous apparaîtrait comme une liche de consolation.

— Bah !… En général, une fiche de consolation, c’est une consolation dont on se fiche !…

— Nicole… Ne dites pas cela… Vous n’y avez pas goûté… Dès qu’on a mordu au gâteau d’Apollon, on ne peut en laisser une miette… Écoutez… C’est la peur des difficultés, sans doute, qui vous fait reculer… Les commencements sont si difficiles, dans la carrière littéraire… Eh bien ! Je vous propose un moyen d’aplanir la route. Tâchez de me trousser deux ou trois nouvelles sur des sujets très parisiens… Vous me les apporterez au journal. Vous savez que l’Agioteur, aussi littéraire que financier, publie deux contes par jour ? Et si votre copie est bonne — au besoin, je vous indiquerai les retouches nécessaires, je vous apprendrai le « métier » — eh bien : je l’insérerai chez nous. Qu’en dites-vous, future collaboratrice ?

— Je dis que je joue de malheur, vraiment : jadis, un ministre m’offrit les palmes ; aujourd’hui, un journaliste m’offre une plume…

— Alors, Nicole ?

— Je cherche le grain de mil.

Dépité, désappointé, M. Yves fronce les sourcils : son monocle tombe. Je détourne la conversation :

— Baissez donc ce grillage, monsieur Yves ; nous sommes cachés à la façon des femmes d’Orient.

Le journaliste paraît embarrassé. Il finit par s’excuser :

— Si cela vous est égal, je préfère qu’il reste ainsi… J’ai aperçu madame Bouvreuil, tout à l’heure, dans la loge qui nous fait face… J’aime autant qu’elle ne me remarque pas… entre vous deux…

— Oh ! Oh ! Faut-il donc afficher des mœurs d’anachorète lorsqu’on appartient à la rédaction de l’Agioteur ? Mazette : en voilà un journal vertueux ! Elle n’entre jamais dans votre bureau, alors, la belle madame Bouvreuil ?

— Elle vient rarement au journal.

— Je suis destinée à la rencontrer au théâtre, votre directrice… Je l’avais déjà vue il y a quelques mois, au New-music-hall… Elle portait de splendides émeraudes : elle les a aussi ce soir, d’ailleurs.

Je braque ma lorgnette vers madame Bouvreuil ; j’ajoute au fur et à mesure que je la détaille :

— Très jolie, décidément… La peau blanche… Les épaules grasses… Quel est cet auteur qui appela la quarantaine : L’âge des épaules ?… Son coiffeur lui a trouvé une couleur de cheveux ravissante… Elle a de beaux yeux gris, des lèvres bien dessinées, un petit nez affriolant… Votre patron n’est pas à plaindre.

— Ah !

Cette exclamation sonne d’un ton bizarre. Je tourne la tête : M. Yves me regarde ardemment ; ses lèvres tremblent, s’agitent, comme sur le point de parler : elles semblent mâcher, malaxer une phrase imprudente, pour l’empêcher de sortir. Je considère avec intérêt ce front d’homme qui réfléchit : le front est un rideau baissé derrière lequel roulent toutes les pensées que nous désirons passionnément connaître ; si les paupières se relèvent, si les yeux laissent déchiffrer leur énigme, le rideau toujours baissé abrite la véritable énigme de l’homme — son invisible regard.

D’une voix sincère qui annonce enfin la confidence, M. Yves me souffle dans le cou :

— Vous la jugez vraiment jolie, madame Bouvreuil ? C’est une des femmes les plus élégantes de Paris… Eh bien !…

Mais voici que cette petite sotte de Nadine l’interrompt pour dire impérativement :

— Yves, j’ai faim. Va nous chercher des bonbons. Pas au buffet, dans la rue… Ils sont bien meilleurs… Tu demanderas des chocolats fourrés à la vanille et des drops très acidulés.

Insupportable Nadine ! Les souvenirs de son enfance populaire (Il me semble la voir, gamine en cheveux, suçant une orange au poulailler du théâtre Montparnasse) lui inspirent le besoin de manger quelque chose à tous les entr’actes. M. Yves s’est levé, docile et grognon. Je suis tourmentée d’une irrésistible démangeaison de talocher la petite danseuse. Ça marchait si bien : M. Yves s’abandonnait. Maintenant le charme est envolé… La représentation s’achève, maussade. Je suis furieuse : j’ai pu écouter la pièce finale !

Troisième et dernier décor. Encore un cabinet particulier : cette fois, c’est un restaurant de nuit, place Blanche.

Nadine décortique des écrevisses tout en grignotant le reste de ses chocolats : de la bisque au praliné, pouah !

M. Yves a déjà bu le contenu d’une bouteille de champagne qu’il additionne de diverses mixtures alcooliques. Son visage blême s’empourpre graduellement ; ses yeux lancent des flammes vertes comme les émeraudes de madame Bouvreuil. Il bégaie amoureusement un tas de bêtises que j’accueille sans sourciller. Je suis forcée de boire pour le faire boire ; mais me découvrant un régime imaginaire, je mélange mon champagne d’eau de Vichy et l’horrible boisson qui en résulte me permet de conserver mon sang-froid entre ces deux fous ; car, Nadine s’enivre également, espérant dissiper ainsi les nausées que lui procurent ses crustacés au chocolat.

Une suave musique s’élève du rez-de-chaussée, enveloppante, caressante, assourdie. Elle scande, d’un rythme étrange de valse bohème, les danses lascives que la belle Myrtil exécute devant un public de choix. J’aime à me figurer la danseuse blonde renversant son corps à demi nu : je crois voir, devant mes yeux, la ligne délicate qui part de sa cheville cambrée, contourne le mollet musclé, pour s’aller perdre au creux de la croupe arrondie.

— À quoi penses-tu ? questionne Nadine à travers son ivresse.

— À cette Myrtil que nous avons regardée en bas, dans la première salle, quand nous sommes entrés… Elle est délicieusement faite : elle a l’air d’une fine statue de nacre rose… Elle danse avec une grâce…

— Si nous la priions de monter ? suggère M. Yves.

Mais Nadine se dresse d’un jet, aussi prompte qu’une vipère irritée. La jalousie professionnelle, l’émulation de l’artiste devant l’admiration qu’excite une rivale, lui inspirent une vive riposte :

— Myrtil !… Ça : une danseuse ! Vous n’y connaissez rien ni l’un ni l’autre. Toi, Nicole, pourvu qu’une femme soit jolie, adroite dans ses attitudes, tu prends plaisir à ses contorsions sans te rendre compte de la science qu’elle y apporte, du travail qu’elle s’est imposé… Toi, Yves, tu es comme tous les hommes : il suffit qu’une créature vous montre plus de chair que d’habitude et vous applaudissez à craquer vos gants… Mais, la danse de Myrtil, ça ne tient pas, ça ne se discute même pas entre gens de métier ! Elle est bonne pour les cabarets de nuit. C’est une belle blonde qui a les seins durs, les fesses solides, et qui est parvenue, à force d’application, à courber sa nuque à niveau des jarrets… Un point, c’est tout.

M. Yves devient taquin lorsqu’il est gris. Amusé par l’animation colère de la petite Ziska, il objecte d’une voix pâteuse :

— Myrtil est pourtant d’une souplesse !

— Parbleu ! C’est bien naturel : elle danse toute nue !

— Eh bien, fais-en autant, défie M. Yves.

Je pince Nadine : « Accepte, accepte, chérie… » Il m’est superflu d’insister : Nadine, cramoisie d’indignation, déboutonne déjà son corsage ; lance sa jupe dans le fond du cabinet à la pointe de son soulier ; arrache son pantalon d’un geste saccadé, en coiffe la tête de M. Yves — bonnet d’âne pour les vieux enfants point sages ; — délace son petit corset ; retire sa chemise : la tête disparaît sous la batiste enrubannée, les jambes se découvrent peu à peu, puis les aines sombres crayonnées d’ombre, le ventre mince, le torse fragile… Et Nadine, délivrée de sa chrysalide, saute sur la table où, parmi les verres, les assiettes, elle gigote et se trémousse — petite poupée d’or jaune — tel un Tanagra en ribote.

La pudeur est inconnue à cette Polonaise de Belleville ; elle se souvient vaguement, aussi, d’un conseil que je lui ai donné : de sa docilité envers moi dépend sa fortune future.

Maintenant, c’est une Danse Norvégienne de Grieg qui monte vers nous avec des sonorités aériennes, des sons filés de petite flûte, de légers frémissements de violons…

Et, sur cette musique vaporeuse, voluptueuse, vibrante : en bas, la danseuse blonde doit exhiber sa plastique incomparable. Ici, la danseuse brune improvise une fantaisie délirante qui participe, à la fois, de la csardas, du tango et du cake-walk.

Nadine incarne le charme divin du Mouvement : ses membres se tordent, serpentent ; ses muscles s’étirent ; sa nuque ambrée a des ondulations félines ; la vie même s’épand de son être, tressaille au creux de ses reins, tremble aux nerfs de ses chevilles, passe en ondes frissonnantes sur sa chair hérissée. Les fausses côtes se dessinent, bombant la peau tendue, au dessous des petits seins gonflés ; les épaules fléchissent ; le ventre s’offre. Une sueur de fatigue perle au front, au duvet des aisselles, luit au pli des cuisses, coule lentement le long de la croupe ployée.

Une odeur étouffante emplit l’étroite pièce surchauffée. Ça sent le musc, la peau moite, le vin répandu, le sexe et le bouquet fané. Un malaise m’incline sur le divan, défaillante, presque pâmée…

— Qu’est-ce que vous dites de ça, mes enfants ?

Nadine, triomphante, s’arrête avec la dernière mesure de la danse norvégienne. Puis, saisissant une serviette, elle bouchonne énergiquement son jeune corps ruisselant, avant de remettre sa chemise.

M. Yves, allumé, congestionné, transpirant d’ivresse et de désir, a suivi les évolutions de Nadine d’un regard lubrique pétillant de vice ; si ému, qu’il pouvait à peine parler, et encourageait la Polonaise d’onomatopées exultantes de hoquets exhilarants, en homme saoûl d’alcool et de convoitise.

Il se lève, attrape la petite danseuse, qui lui échappe et court s’enfermer dans le cabinet de toilette. (Car, dans cet asile exquisement perfectionné, il y a des lavabos particuliers attenant aux salons réservés.)

Restée seule avec M. Yves, mes pulsations plus rapides, mon énervement intuitif, m’annoncent l’action imminente. Je me sens trépidante. Et, tout à coup, cela se produit :

M. Yves titube vers moi, saisit mes mains qu’il immobilise entre ses pattes solides, et balbutie, obstiné comme un ivrogne :

— Nicole… Nicole… Je vous veux.

Je n’ai pas peur, mais je suis agacée : les choses tournent mal. Je cherche ma voix la plus mordante pour le cingler d’un coup de fouet :

— Vous allez vous exposer au ridicule d’un esclandre… Si vous ne me lâchez pas, j’ameute tout l’établissement… Et votre directeur, serait-il satisfait, monsieur Yves, d’apprendre votre aventure avec une amie intime du banquier Landry Colin ?

Malgré les fumées de Bacchus, le journaliste paraît touché de l’argument. Il médite ; puis déclare gravement :

— Le patron, je m’en fous… Mais que dirait Isabelle ?

— Isabelle !… C’est votre femme ?

— Non : c’est la sienne.

— Madame Bouvr…… !

Je m’interromps, stupéfaite. M. Yves s’est décidé à me laisser libre de mes mouvements ; tandis que je me rajuste de mon mieux, il assure machinalement son monocle d’une main tremblante et murmure — le champagne lui faisant vomir tous ses secrets :

— Oui, mon bijou, tu ne t’en doutais pas : Isabelle Bouvreuil. Eh bien, oui ! Elle est même d’une jalousie… C’est pour cela que je me cachais derrière le grillage, au théâtre… Hein ! C’est une autre conquête que Nadine ?… Tu ne me crois pas… Veux-tu des preuves ? Elle m’adore… D’abord, c’est une femme à béguins, la patronne… Quand elle a épousé Jules Bouvreuil, il ne possédait pas un sou et c’est la dot d’Isabelle qui a commencé sa fortune : elle l’a choisi, simplement parce qu’il avait un mètre quatre-vingts de hauteur de taille. Et sais-tu aussi pourquoi, dans l’intimité, j’ai surnommé Isabelle : la Duchesse de Ferrare ? Voici. C’est à la suite d’une confidence qu’elle m’a faite… Seulement, je te la répète sous le sceau du secret, car il n’y a que monsieur Bouvreuil et moi qui connaissions l’histoire, avec les deux intéressés, et il ne faut pas qu’elle s’ébruite jamais… Tu comprendras. Il y a trois ans, Isabelle rencontrait, chez une amie, le grand peintre Watelet… Tu as déjà vu Watelet ?

— Oui, il a exécuté mon portrait, voilà six mois.

J’ai répondu brièvement ; je retiens mon souffle tant j’appréhende que la moindre chose n’arrête le bavard grisé de vin, étourdi par le flot de ses propres paroles :

— Alors, tu as pu constater que Watelet est un bel homme, continue M. Yves. Madame Bouvreuil tomba amoureuse folle de ce grand gaillard râblé, chez qui les plus jolies femmes de Paris ont défilé, et pas seulement pour se faire peindre… Watelet est un malin : il affecta d’abord l’indifférence, en face des coquetteries d’Isabelle. Et te figures-tu ce que cette toquée s’avisa d’accomplir, afin de séduire entièrement son peintre ?… Sûre de sa beauté irréprochable (il y trois ans que cela s’est passé : à cette époque, Isabelle n’avait que trente-sept ans) elle lui proposa de lui servir de modèle et elle s’exhiba sous ses yeux, nue comme un ver ! Watelet, paraît-il, fut enthousiasmé : Isabelle révélait une académie splendide. Aussitôt, il se mit à l’œuvre ; les séances se renouvelèrent, le modèle recevant sans doute une rémunération de son goût ; bref, Watelet termina une étude magnifique d’Isabelle : Vénus couchée, qui par malheur était d’une ressemblance frappante… et désastreuse. Le patron apprit la chose — comment ? je l’ignore. — Il fit tout au monde pour entrer en possession du tableau, dans le but de détruire cette preuve d’adultère. Monsieur Bouvreuil tient à son honneur moins qu’à sa respectabilité ; de plus, les opinions cléricales qu’il affiche rendraient un divorce difficile (ne parlons point de la dot à restituer). Il offrit une somme rondelette à Watelet : malgré ses perpétuels embarras d’argent, l’artiste, se doutant du coup, l’envoya promener en le traitant de vandale. À l’idée de voir son œuvre brûlée ou lacérée, Watelet frémissait de rage. Le seul avantage que le patron put obtenir du peintre fut sa promesse de ne jamais exposer la Vénus couchée, de ne la montrer à personne et de la garder chez lui, soigneusement dissimulée. Voilà l’histoire que me conta Isabelle, durant les premiers temps de notre intimité… Cela te donne une idée du caractère de la femme… Souvent, au journal, un jour de tempête où le patron « m’engueule », ce souvenir m’aide à subir la bourrasque… L’œil soumis, l’échine pliée, je pense : « Allez toujours, monsieur Bouvreuil… Chacun supporte ses petites misères… Et vous ne crâneriez pas autant si c’était Watelet qui fût devant vous… » Car il est peureux, le patron, au fond… C’est amusant au possible, lorsqu’un hasard les place à côté l’un de l’autre, au Vernissage, de voir monsieur Bouvreuil adresser de lâches petits signes d’amitié au peintre Watelet, pour ménager, pour encourager, sa précieuse discrétion, son inestimable silence… Mais qu’est-ce que je disais donc ?… Ah ! oui, tu es certaine, maintenant, Nicole, que je n’ai pas que des grues pour maîtresses ?

ÀÀ bout de forces, épuisé par cette longue tirade, M. Yves ânonne, bégaie, divague… Il s’affaisse sur le divan, pantin désarticulé. Il me regarde d’un œil noyé de vague concupiscence.

Dieu ! que c’est laid, un homme saoûl ! J’entends Nadine ouvrir la porte du cabinet.

Ah ! j’en ai assez. Je ramasse mes jupes, à la hâte, j’enfile mon manteau, et je me sauve, — écœurée…