Calmann-Lévy (p. 251-276).



XI


— Comme on voit que tu m’aimes, Paul !

— Eh bien ! cela te surprend ?

Mon grand ami est assis en face de moi, à table. C’est le premier repas que nous prenons ensemble — et seuls — depuis mon retour. Je considère sa figure loyale, ses bons yeux gris, et, sous la moustache fauve, sa bouche un peu charnue ; sa bouche saine et tendre, dont les paroles sont toujours sincères, dont les baisers les plus sensuels gardent une douceur affectueuse qui tempère l’égoïsme du mâle. L’habitude m’avait accoutumée insensiblement à ce visage aimant. L’absence me l’a fait oublier pour un temps. Aujourd’hui, il me semble que je le contemple avec des yeux nouveaux — pas encore blasés de l’image familière — et la beauté morale de cette figure franche, généreuse, de ces regards pleins d’amour, m’apparaît, soudaine comme une révélation. Excellent garçon : je ne connais point d’être qui vaille sa simple et droite nature… Ah ! Nicole… Pourquoi chercher si loin ce qui t’attendait au logis ? L’éternelle sagesse de La Fontaine chante dans ma mémoire en ressouvenance de fables…

Et brusquement j’éclate en sanglots.

— Qu’est-ce que tu as, Nicole ?

Je hoquette :

— J’ai que je ne mérite pas que tu m’aimes.

— Es-tu folle ?

Inquiet, Paul se lève, jette sa serviette sur un compotier et vient s’agenouiller devant moi. Il écarte mes doigts, baise mes joues mouillées, entoure ma taille de son bras musclé. Il interroge d’une voix anxieuse :

— Es-tu souffrante, ma chérie ? Pourquoi pleures-tu ?

Il m’embrasse doucement ; ses lèvres sentent le champagne et le maryland. Je niche ma tête sous son menton :

— Je suis coupable envers toi, Paul ; et j’ai envie de tout te raconter pour me soulager…

— Hein ?

Oh ! ce sursaut, ce recul, ce regard d’homme — défiant, scrutateur, — qui s’efforce de retrouver sur son bien l’invisible trace d’une maraude… Paul, assombri, m’examine attentivement. Alors, hésitante, intimidée — telle une petite fille qui va, pour la première fois, à confesse — je narre, sans réticence, mon aventure avec Sylvie, le mois passé à Trouville… Quand j’ai fini, j’observe Paul, du coin de l’œil… lui qui s’était tant irrité le jour de ma visite chez Léon Brochard, quelle scène me réserve-t-il, après cet aveu d’une intrigue anormale où je me sais autrement fautive !… Il demande, brièvement :

— C’est tout ?

— Mais… oui !

— Ah ! mon pauvre petit, tu peux te vanter de m’avoir fait peur !

Paul rit de bon cœur, délivré de ses angoisses. Je relève le front, stupéfaite. Il ajoute, haussant les épaules :

— Voyons ! Ça n’est pas bien méchant… Je pensais que tu en avais commis de pires, au couvent.

— Je n’y ai jamais été mise.

Les hommes ont une manière bizarre de juger nos actes. Celui-ci n’est guère vicieux : cependant, il m’écoutait, une lueur de plaisir au fond des yeux ; il ne songe pas à la pointe de corruption que décelait ma confidence, à l’apport moral que j’engageai dans cette affaire sentimentale, mais il ne voit que le fait accompli : rien, ou presque rien. Nulle rivalité masculine à redouter (le seul point important). Et il traite cela comme une gaminerie de pensionnaire.

L’indulgence amusée de Paul m’effare. Je suis déconcertée, démoralisée.

Adam, lorsqu’il s’agit de dépraver Ève, tu t’y entends beaucoup mieux que le Malin…

Bernard explique, d’ailleurs, sa pensée :

— Tu comprends, Nicole, je te pardonnerais plutôt un faible pour cette jolie brunette à laquelle tu souriais, un jour, au Bois, qu’un flirt moins anodin… plus vexant… Son fiancé, par exemple… Ce Julien Dangel que je connais à peine et qui vient si souvent chez toi… Il te fait la cour, hein ?

— Oh ! Lui… Il se dit amoureux de moi… Mais, je serais incapable de fixer la nature des faveurs qu’il aspire à glaner sur mon passage… Décidément, le monde me dégoûte, Paul. Je voudrais me sauver dans un trou, y vivre seule avec toi et perdre le souvenir de toutes les âmes, à commencer par la mienne.

— Ta fièvre du mois dernier t’a laissé un peu de neurasthénie… Sois raisonnable… Nicole : songe à la position où m’a placé l’Affaire Colin. Nous ne devons pas nous sauver, pour le moment, parce qu’en effet, ce serait : se sauver… À certaines heures, le mot : départ, se prononce : fuite… Je réaliserai ton désir plus tard : j’accepte de filer — non de me défiler. On prétendrait que je suis l’exemple de Brochard en lâchant Colin au tournant dangereux… Je peux rester fidèle à mes amis, moi : je n’ai jamais été ministre. Patiente, ma Nicole…

Je me serre contre lui ; l’étreinte de ses bras protecteurs me réconforte à cet instant où je suis désemparée… Je l’aime mieux et je l’estime moins, en le découvrant plus proche de moi que je ne croyais, aussi blâmable, aussi facile… N’a-t-il point souri, lorsque j’ai rougi ? Maintenant, je ne me reproche rien à son égard : il ne s’est pas montré assez sévère pour bénéficier de mes remords. Mais, une grande tendresse me rapproche de cet égal. Nos cœurs faillibles d’êtres moyens battent à l’unisson d’une même faiblesse…

Paul questionne :

— À quoi penses-tu ?

Il est difficile de répondre franchement. Je me décide à dire la moitié de la vérité — ce qui est la meilleure manière de mentir — et je réplique :

— Je pense que les amants heureux sont bien à plaindre, parce qu’ils ne connaissent pas le degré de leur attachement. Il faut passer des heures pénibles pour se sentir profondément unis.

Paul m’attire à lui d’un geste affectueux, il est ému : j’ai glissé ma phrase ainsi qu’une pièce douteuse… Il n’en a pas vu le côté pile.

Un peu plus tard. Au salon. Nadine Ziska m’a rendu visite. Tandis que la danseuse papote avec sa grâce sautillante et pétillante d’oiseau bavard, Paul fume une cigarette, adossé à la cheminée, et nous examine tour à tour.

Perdue dans un long manteau de drap mastic, gantée de fauve, coiffée d’une aigrette de paradis aux tons de safran, ses cheveux châtains encadrant le visage d’ambre où s’allument les prunelles de topaze brûlée, Nadine a réussi, sans intention, la plus amusante symphonie de jaunes que l’on puisse imaginer.

Moi, je porte une robe ajustée, de ce noir mat qui fait souhaiter aux blondes d’être en deuil.

Nous sommes deux poupées précieuses, posées au milieu de la grande pièce comme deux figurines sur une étagère.

Mais le sourire de Nadine est crispé, forcé, presque grimaçant : c’est le rictus même qu’elle arbore en scène lorsqu’elle désarticule ses membres fragiles pour exécuter une figure, atroce d’efforts, qui semble toute légèreté, toute facilité aux yeux du public.

Paul s’aperçoit de cette gaieté factice. Il s’informe doucement :

— Pourquoi vous contraindre devant nous, petite Nadine ? Quelque chose vous tracasse… Dites-le carrément… Et si nous pouvons vous être utiles ?…

Nadine regarde avec méfiance cet ami de son amant. Prudente, elle évite une confidence :

— Rien ne me tracasse, rien du tout… Seulement, j’ai passé l’été à Aix ; je me suis décavée : j’ai dû rapporter à Paris ma tête de mauvaise joueuse… Eh bien ! et Nicole… C’est à elle, plutôt qu’il faudrait poser votre question… Voyez sa figure à l’envers… Qu’est-ce que tu as ?

J’imite l’attitude de Nadine et je riposte à côté :

— J’aurai vingt-quatre ans demain… Or, mes anniversaires m’apparaissent déjà comme un épouvantail de l’âge futur, une espèce de borne kilométrique annuelle je lis les distances qui me séparent encore de la première ride… Les hommes possèdent bien des dons : l’esprit, le talent, le caractère, le prestige de la gloire… Nous autres femmes, nous n’avons qu’une richesse véritable : notre jeunesse… On aimera toujours un vieil homme illustre : on ne s’éprend plus d’une femme aux cheveux gris. Chaque fois que revient la date de ma naissance, je passe par les transes d’un avare forcé de dilapider son trésor : dans la sacoche des années, avec un cuisant regret, je jette l’or pur de mon printemps… Voilà pourquoi, jeune Polonaise, je fais triste mine aujourd’hui : C’est une veille d’échéance.

Paul hoche la tête, désapprobateur :

— Tu nous juges durement, Nicole… Moi, je t’aimerai toujours autant, quel que soit ton âge.

— Toi !… Tu as quarante ans ; moi, vingt-quatre : la proportion est bonne, momentanément. Mais je parie que, dans quinze ans, tu me tromperas avec une apprentie de la rue de la Paix, pour laquelle tu dévaliseras tous les confiseurs…

Nadine éclate de rire.

Et dire qu’au fond, l’unique préoccupation de chacun, c’est l’Affaire Colin.

Paul consulte sa montre, s’excuse :

— Vous permettez ?… On m’attend à la Vie de Paris.

Nous restons seules, Nadine et moi. La jolie fille abandonne son masque d’insouciance. Les coudes aux genoux, les poings aux tempes, fourrageant ses boucles brunes, la danseuse bâille avec un miaulement de chatte énervée.

— Allons ! qu’est-ce qu’il y a ? Tu ne te défies pas de moi, j’imagine… Et ça soulage de parler de ses ennuis.

— Eh bien ! Il y a que Colin est en train de me lâcher, là !

— Bah ! C’est impossible : il t’aime, Landry.

La petite danseuse sourit d’un air de ruse malicieuse qui affine momentanément sa gentille frimousse un peu niaise. Elle répond subtilement. (En amour, les femmes les plus sottes deviennent soudain d’habiles psychologues ) :

— Il m’aime, certes ; mais, c’est un homme pratique avant tout, Landry. Pour l’instant, je lui suis devenue inutile, alors ça le rend moins accommodant. Comme il ne me demande plus rien, il se fâche si je lui demande quelque chose. Avec lui, c’est : donnant, donnant. Ses affaires l’empêchent de s’amuser : à quoi bon se soucier de celle qui l’amusait ? C’est une dépense superflue qu’il s’agit de rayer de son budget. L’autre jour, je l’avertissais d’une dette qu’on me réclame… Sais-tu ce qu’il m’a répondu : « Fiche-moi la paix avec tes affaires, j’ai assez des miennes. À quoi te servent tes appointements ? » Mes appointements !… Je touche vingt-cinq louis par mois… Dès qu’ils cessent d’avoir envie de vous, les hommes ne sont plus que des mufles.

Profonde vérité. Je m’égaye presque en songeant au nombre de petits effets qu’engendre la grande cause Colin.

Nadine fronce ses longs sourcils châtains ; son nez mince se creuse de petites rides, entre les yeux. Je m’efforce de la distraire :

— Dîne avec moi, chérie… Je te ferai boire du champagne dry… Et quand tu seras un petit peu grise, nous irons voir une pièce joyeuse dans un théâtre des boulevards…

Je veux divertir Nadine parce qu’une poupée qui rit est beaucoup mieux qu’une poupée qui pleure. La jolie danseuse applaudit ma proposition :

— Oh ! oui : quelle bonne idée… Au fait, la Comédie-Parisienne rouvre ce soir, avec son spectacle d’automne… Nous assisterons à la générale…

— Mais… nous n’avons pas de places…

— Si. Je connais quelqu’un — le rédacteur en chef d’un grand quotidien — qui est très gentil et qui m’en offrira si je vais les lui demander…

— Ah ! Ah ! Tu as des amis dans la presse, cachottière… Et il est joli garçon, ce journaliste ?

— Oui, na. C’est… c’est… ma fiche de consolation, dans la sale période que je traverse… Il est très bien… Aimable, généreux et si gai ! Je l’ai rencontré à Aix, cet été… Il y passait quinze jours de congé… Il m’a promenée, amusée ; il me retrouvait au baccara et me reconduisait à l’hôtel… Oh ! ce n’est pas un amant sérieux : un simple camarade, voilà tout : d’abord, il fait la cour à toutes les femmes, monsieur Yves…

— Tu dis : monsieur Yves ?

— Parfaitement.

— Le rédacteur en chef de…

— … de l’Agioteur… Qu’est-ce qui te prend, Nicole ?

Nadine me regarde, avec ses grands yeux étonnés de gamine éternellement candide malgré les pires aventures.

Je trépigne en face d’une telle inconscience :

— Comment, petite buse, tu connais monsieur Yves et tu ne le disais pas !

— Dame ! Je suis libre, je pense. Me crois-tu obligée de t’avertir chaque fois que je…

— Est-il question de ça ! Mais, malheureuse, oublies-tu donc que monsieur Yves est le rédacteur en chef de l’Agioteur, de l’Agioteur, entends-tu ! Le journal de Bouvreuil, l’ennemi de Landry Colin ?

— Et après ? Je ne peux pas lui en vouloir : ce n’est point sa faute, à ce pauvre Yves… Il fait ce que lui ordonne le patron.

— Tiens, tu es bornée !

La stupidité de Nadine me révolte ; puis, je réfléchis que je n’obtiendrai rien de la danseuse si je l’ahuris d’invectives. Je me calme. J’interroge avec une douceur persuasive :

— Réponds-moi, chérie… Quel genre d’homme est-ce, monsieur Yves ?

— Oh ! un charmant garçon… Bon vivant, beau parleur ; il n’a pas son pareil pour animer un souper… Un peu noceur, un peu buveur, par exemple… C’est comme dans la chanson : il aime l’amour, le vin et le tabac.

— Bien. Maintenant, écoute : te soucies-tu de conserver les faveurs de Landry Colin, ton hôtel de la rue Jouffroy et tes fournisseurs dispendieux ?

— Tu parles.

— Il n’y a qu’un moyen d’arriver à ce résultat : il faut que Landry, délivré de ses inquiétudes, retrouve le loisir de s’occuper de la jolie femme qu’il néglige momentanément.

— Hélas ! Si je l’avais, ce moyen…

— Bête ! Tu tiens peut-être une planche de salut entre tes mains et tu ne t’en doutes même pas ! S’il est tel que tu le dépeins, monsieur Yves doit avoir le renseignement facile, lorsqu’il se livre à la double griserie d’un carafon de vieux cognac et d’un sourire capiteux… D’ailleurs, les journalistes sont des gens délicieux qui conservent toute l’insouciance, la légèreté de notre belle race française… Ils valent bien mieux que les tripoteurs qui les emploient… Enfin, j’ai mon idée… Il y a quelque chose à faire, de ce côté… Je creuse un vague projet… Je ne sais si je dois nommer ceci une intuition, un pressentiment : mais, dès que tu as parlé de monsieur Yves, je me suis sentie toute fiévreuse, ainsi qu’au jeu des charades, quand on soupçonne une partie du mot sans l’avoir absolument deviné. Il me semble que j’approche d’un but entrevu à travers une espèce de brouillard…

— Nicole, je ne comprends rien…

— Ne cherche pas : tu attraperais une méningite. Contente-toi de m’obéir et tâche à ne point gaffer : il suffit que tu m’emmènes avec toi à la rédaction de l’Agioteur et que tu me présentes monsieur Yves…

— Ben ! Moi qui supposais que tu allais me reprocher sa connaissance !

— Au contraire, mon mignon. Et sache que ta tranquillité financière dépend du succès de notre entreprise… Fais tout ce que je te soufflerai… Ne t’étonne à aucun moment de mon attitude… Je t’expliquerai le reste en voiture. Partons.

Avez-vous jamais contemplé un goéland pêchant sous la tempête ?… Les ailes battues par la bourrasque, les plumes ébouriffées, il plonge aux creux des lames agitées, fouillant la mer écumante ; puis remonte à la surface, aveuglé, inondé, le bec vide et les membres las. Mais, la faim qui le harcèle le force à se précipiter de nouveau vers la proie peut-être illusoire ; il disparaît sous une autre vague… Il fend l’espace, au raz de l’eau ; toujours plus loin, toujours en vain…

Je me compare à l’oiseau cherchant sa pâture dans toutes les directions. Une piste imprévue s’offre à moi : incertaine, problématique… Qui sait ? Selon Nadine, ce monsieur Yves est un bavard. Or, la parole est l’arme redoutable qui nous défend, qui nous blesse, ou qui nous livre… Souvent, une phrase imprudente devient pour notre adversaire le sésame involontaire devant lequel s’ouvrent les portes de la citadelle !… Essayons.

— Si ces dames veulent s’asseoir un instant…

Le garçon de bureau nous introduit dans une pièce sommairement meublée où sommeillent deux vieillards chauves.

Après que la voiture nous eut déposées devant l’immeuble ruisselant d’électricité de l’Agioteur, dont la façade multicolore illumine une partie de la rue bruyante où perche ce journal financier, Nadine m’a guidée à travers des couloirs compliqués, avec l’assurance d’une visiteuse habituée à la maison ; de temps en temps, nous poussions une porte vitrée couverte d’indications (lettres dorées) : Administration : 1er étage. Direction : 2e étage. Annonces, Publicité : 3e étage.

Au bout de cinq minutes, un jeune rédacteur fringant fait irruption dans le salon d’attente, réveille les deux vieux messieurs, et leur confie cette nouvelle désolante :

— Monsieur Yves n’est pas au journal pour le moment… Nous ne savons à quelle heure il rentrera… Je crois qu’il est inutile que vous l’attendiez plus longtemps, messieurs.

— Il y a trois quarts d’heure que nous sommes là… C’est la quatrième fois que nous venons et on nous dit toujours la même chose…

Les vieux geignent d’un air navré. Apitoyé, le rédacteur conseille :

— S’il s’agit d’une communication particulière… Vous feriez mieux de lui écrire…

Résigné, l’un des vieillards prend son chapeau, l’autre insiste, comiquement piteux :

— Vous lui avez bien annoncé que je suis monsieur Graindon, de Montpezat (Ardèche) ? Il me connaît personnellement…

Pauvre petit monsieur naïf qui ne remarque pas le sourire ironique du jeune rédacteur le poussant doucement vers la sortie ! Le garçon de bureau réapparaît à la porte, nous invite à le suivre d’un geste déférent.

Première constatation : rien ne ressemble à la façon dont le rédacteur en chef d’un journal accueille une jolie femme, comme la manière dont la reçoit un ancien ministre. Pour un peu, je me croirais chez Léon Brochard.

Le garçon ouvre une portière capitonnée. Nadine passe la première ; je la suis, le cœur battant… J’ai posé mon enjeu sur une carte inconnue : vais-je retourner un atout ?

Un grand bureau clair, à deux fenêtres. Les lettres lumineuses traçant le nom de l’Agioteur, au dehors, traversent les volets d’une buée aveuglante. Des appliques électriques égaient les murs couverts d’esquisses, de gravures, d’estampes.

M. Yves s’avance vers nous.

Je le dévisage, d’un regard perçant : c’est un homme d’une quarantaine d’années ; grand, mince, vêtu élégamment — complet bleu marin, cravate mordorée — il porte le monocle comme feu Talleyrand, duc de Sagan, et coiffe ses cheveux cendrés en bandeaux aplatis à la Maurice Barrès ; ses yeux d’un bleu verdâtre, un peu faux, fuient perpétuellement, ne s’arrêtant sur rien ; sous la moustache fine, ses lèvres s’accusent à peine, étroites, décolorées ; le menton rasé est énergique, carré, volontaire.

Oh ! Oh ! Mais voilà un masque froidement impérieux qui ne répond guère au portrait de Nadine… Et que ce journaliste correct, sec, guindé, me rappelle peu notre brave Robert Valin, son laisser-aller, ses yeux égrillards et sa bouche sensuelle… Ma jeune Polonaise n’est guère perspicace : son rapport inexact m’a bernée d’une espérance inutile ! Jamais cet homme pincé ne trahira les secrets de son maître : je ne le vois point bavard, bon garçon, ami des franches lippées, moi… Sotte Nadine Ziska !

— Bonjour, ma petite chérie…

M. Yves s’approche de Nadine, lui pince familièrement les joues. La danseuse me désigne :

— Nicole, une amie à moi.

Pour mieux me regarder, le journaliste retire son monocle. Je puis apercevoir enfin l’eau verdâtre de ses prunelles. Il me fixe longuement, curieusement, me déshabillant du haut en bas ; puis, questionne d’une voix traînante :

— Nicole… Est-ce bien vous, mademoiselle, qui portez un nom de soubrette de jadis pour mener l’existence somptueuse d’une petite souveraine d’aujourd’hui ?

— Parfaitement, monsieur… C’est afin de prouver, qu’à trois siècles de distance, je n’ai fait que changer de servitude.

M. Yves persiste à vriller ses yeux dans les miens. Il poursuit, plus animé :

— On m’a dit que vous possédez un hôtel fastueux et beaucoup d’esprit… J’ai admiré l’hôtel un jour en passant avenue des Champs-Élysées… Je suis enchanté, ce soir, de pouvoir apprécier l’esprit…

Le voilà dégelé. Il commence à me produire une impression différente. Nadine se mêle à la conversation :

— Yves… Nous venons te demander deux fauteuils… Nous voulons aller à la générale de la Comédie-Parisienne.

M. Yves me jette un coup d’œil furtif, et propose presque timidement :

— J’ai une baignoire… Si vous acceptiez ma compagnie, je me permettrais de vous inviter à dîner : nous passerions la soirée ensemble ?

— Comment donc : es-tu bête ! Pourquoi fais-tu toutes ces manières ? s’exclame Nadine.

Je ne réponds pas immédiatement, tant j’ai peur de ne savoir dissimuler ma joie. Je finis par murmurer d’un accent étouffé :

— C’est convenu, cher monsieur.

Ce succès inattendu m’étonne. Nadine aurait-elle raison ? M. Yves se transforme graduellement ; ses yeux s’allument, sa voix s’échauffe, ses gestes deviennent frôleurs… Pourtant, je sens obscurément qu’il y a autre chose. J’ai dû toucher par hasard le ressort secret qui meut cette âme. Mais, quel est-il ?

On frappe à la porte. Un garçon de bureau entre, apportant divers papiers. M. Yves rajuste son monocle, examine chaque feuille, chaque carte, en déclarant d’un air excédé :

— Oh ! ces raseurs… Dites que je n’y suis pas. Je suis débordé, débordé… Pas une minute à moi. Quel sale métier !

Il décachette une lettre, la parcourt, le visage souriant ; puis, sur un ton de suprême nonchalance :

— La princesse de Tréhervé m’écrit pour me remercier d’avoir rendu compte de sa fête de bienfaisance, hier… Elle m’avait prié elle-même d’insérer l’article, d’ailleurs… C’est une femme charmante.

Toi, tu viens de te démasquer. La raie des cheveux, la cravate, le monocle et, parachevant le tableau, cette façon de prononcer : « La princesse… » J’ai trouvé le ressort. M. Yves, vous êtes un poseur : c’est par le snobisme qu’on vous prend.

À présent, je conçois le motif de son attention aiguisée dès que Nadine m’eut nommée : mon hôtel, mon prestige de femme richement entretenue, d’Aspasie moderne… Il n’en fallait pas plus pour éveiller le désir de ce dandy journaliste. Je recouvre une lueur d’espoir : M. Yves n’est plus que la moitié d’un homme intelligent.

Le voici tout à fait libre avec moi : il rit, plaisante, jure, débarrassé de sa froideur de commande. Il s’écrie, soudain :

— Fichtre ! J’allais oublier l’heure… Je dois remettre ces paperasses au patron… Attendez-moi, jeunes déesses.

Et file rapidement. J’écoute le bruit mat du vantail retombant sur lui. Je suis seule, ou presque… Penchée vers la glace de la cheminée, Nadine époussète consciencieusement le bout de son nez avec une houppette à poudre de riz : je n’existe plus à ses yeux. Les trois portes du cabinet sont bien fermées… Sournoise, je me rapproche de la grande table encombrée. Des lettres s’étalent, tout ouvertes ; des billets de théâtre ; des épreuves d’imprimerie ; la première page de l’Agioteur de demain, édition de Paris, encore humide, sentant l’encre fraîche ; les dépêches des agences spéciales, collées sur leur bande de papier rose… Et dire qu’au milieu de ce fouillis, se trouve peut-être un document important concernant l’Affaire Colin !… Il me naît un cœur d’espionne… Malgré moi, d’un doigt tremblant, j’écarte ces feuilles entassées, mélangées ; je cherche à déchiffrer le contenu d’un pli suspect… Un pas dans le couloir me fait tressaillir. Je saisis brusquement une revue qui traîne là, et je contemple, d’un air absorbé, son frontispice tricolore. M. Yves réintègre son bureau en poussant un « Ouf » de soulagement :

— Sacrebleu ! J’ai cru que le patron allait me garder jusqu’à demain matin… Il est d’une humeur, ce soir, monsieur Bouvreuil !

M. Bouvreuil… Comme ça me semble drôle d’entendre ce nom… Je suis chez lui, en somme… Ce peuple d’employés, ce rédacteur en chef, ces bureaux nombreux, cette grande maison étincelante dont la façade éclabousse Paris de ses lumières, tout ici appartient à cet homme, à l’Ennemi. Son comité d’actionnaires ? Quelle plaisanterie : voilà six mois que Landry Colin sape l’écorce sans parvenir à ébranler l’arbre. Je n’ai jamais mieux senti la puissance de Jules Bouvreuil qu’à cet instant : le spectacle du journal imposant où ma présence insolite m’étonne encore, m’a plus émue, volontiers, que l’arrestation même du banquier, ou les attaques réitérées depuis : ce qui prouve — hélas ! — qu’à mes yeux puérils de femme, les impressions extérieures priment le reste.

La voix de M. Yves coupe mes réflexions :

— Mesdames, je vous propose d’aller m’attendre chez Boris, rue Royale… Vous réclamerez le cabinet 22 : je l’ai retenu par téléphone… Et je vous rejoindrai dans dix minutes ; je préfère qu’on ne nous voie pas partir ensemble… Ah ! mademoiselle…

M. Yves m’entraîne à l’écart, m’avertit à demi-voix :

— Mademoiselle Nicole, je vous en préviens : moi, je suis un type dans le genre du Régent… Je m’amuse ; je m’amuse même énormément ; mais, ce n’est jamais au détriment des intérêts qui me sont confiés…

— Je ne comprends pas…

— Oh ! que si… Écoutez : je n’ignore point vos relations avec quelqu’un qui touche de près un adversaire de l’Agioteur

— Nadine est dans mon cas, ce me semble : à quel propos m’honorez-vous plus spécialement de cet aparté ?

— Je jugerais inutile de dire ceci à Nadine… Vous la connaissez, Nadine : une cervelle d’oiseau-mouche… Seulement, avec vous, chère amie, qui êtes une femme spirituelle, je craindrais, — me comparant toujours au Régent — d’être obligé de faire la fameuse réponse de Philippe à madame de Sabran… Alors, afin qu’il n’y ait point d’équivoque, passons un petit pacte, voulez-vous ?… Pour ne pas gâter une soirée charmante par des conversations épineuses, convenons de ne parler ni l’un ni l’autre de l’Affaire Colin… C’est entendu, hein ?

Bon ! Ça débute bien. Je dissimule ma déconvenue rageuse sous un sourire enjôleur.

On frappe de nouveau. Un garçon du bureau s’introduit timidement, tandis que M. Yves tempête :

— Allez-vous enfin me ficher la paix !

L’humble subalterne, sans se déconcerter, lui présente une carte de visite. Bourru, M. Yves la prend brusquement, y jette les yeux… et soudain, bondissant, nous bouscule, Nadine et moi, nous entraîne vers la porte et s’exclame bruyamment :

— Nom de Dieu !… Le sous-secrétaire d’État…… tez le camp, mes petites chattes !