Traduction par Paul Lorain.
Hachette (tome 2p. 447-451).

CHAPITRE XXXIII.

Conclusion.

À l’expiration de son deuil, Madeleine donna à Nicolas sa fortune et sa main. Le même jour, à la même heure, Catherine devint Mme Frank Cheeryble. On aurait bien voulu réunir dans la même cérémonie un troisième couple, Tim Linkinwater et miss la Creevy, mais ils s’y refusèrent, et ce ne fut qu’une quinzaine de jours après qu’ils s’en allèrent un beau matin, avant le déjeuner, et, quand on les vit revenir joyeusement ensemble, on apprit qu’ils venaient de se marier tout tranquillement.

L’argent dont Nicolas se trouva possesseur du chef de sa femme fut placé sous la raison Cheeryble frères, dont Frank était devenu l’associé. Peu d’années après, la maison de commerce continuait sous les noms réunis de « Cheeryble et Nickleby, » de sorte que Mme Nickleby eut le bonheur de voir réaliser ses prédictions anticipées.

Les deux frères se retirèrent. Qui pourrait douter qu’ils fussent heureux, entourés, comme ils l’étaient, de l’image d’un bonheur général, leur ouvrage, dont ils vécurent assez pour augmenter encore la douceur ?

Tim Linkinwater eut la condescendance, après bien des supplications et des reproches de son mauvais caractère, d’accepter enfin un intérêt dans la maison. Mais il ne voulut jamais souffrir que son nom parût comme associé, ce qui ne l’empêcha pas de persévérer dans l’accomplissement ponctuel et régulier de ses devoirs à son bureau.

Il habitait avec sa femme dans son ancienne maison, et il continua d’occuper la même chambre où il couchait depuis quarante-quatre ans. En vieillissant, la petite la Creevy n’en fut que plus gaie et plus avenante, et leurs amis se demandaient toujours, sans avoir jamais pu résoudre la question, quel était le plus heureux de l’homme ou de la femme ; de Tim Linkinwater assis avec un sourire de béatitude dans son fauteuil, au coin du feu, ou de la petite dame vive et pimpante, jasant, riant, toujours en mouvement dans sa chambre ou ailleurs.

Dick, le vieux merle, passa du bureau à un bon petit coin bien chaud du salon de compagnie. Au-dessous de sa cage étaient accrochées deux miniatures de la main de Mme Linkinwater. L’une était son portrait, l’autre celui de Timothée : tous deux le sourire à la bouche pour faire fête aux visiteurs. La tête de Timothée était poudrée comme un gâteau d’amandes, et ses lunettes étaient imitées avec une exactitude rigoureuse ; aussi, les étrangers, au premier coup d’œil, ne se trompaient point sur la ressemblance, ce qui leur faisait naturellement deviner que le pendant devait être sa femme, et les enhardissait à la nommer sans hésiter. Jugez si Mme Linkinwater était fière alors de son ouvrage, qu’elle rangeait parmi les portraits les mieux réussis qui eussent jamais fait honneur à son pinceau. Timothée, comme on pense bien, les avait en profonde estime ; car, pour cela comme pour le reste, ils étaient toujours du même avis. Aussi, s’il y eut jamais un heureux couple dans le monde, on peut bien dire que c’était celui de M. et Mme Linkinwater.

Ralph étant mort intestat, sans laisser d’autres parents que ceux avec lesquels il était resté pendant sa vie sur le pied d’une inimitié déclarée, c’est à eux que revenait légalement sa fortune par droit d’héritage ; mais ils ne purent supporter la pensée de s’enrichir avec de l’argent mal acquis : ils auraient eu peur qu’il ne leur portât malheur. Ils ne réclamèrent rien, et les richesses qu’il s’était donné tant de mal à amasser en toute sa vie, au prix de tant de vilaines actions, finirent par aller s’engouffrer dans les caisses de l’État, sans que personne y gagnât rien.

Arthur Gride fut poursuivi pour détention illégitime du testament, soit qu’il l’eût fait voler à son profit, soit qu’il l’eût acquis ou recélé par des moyens qui n’étaient guère plus honnêtes. Grâce à l’esprit inventif de l’avoué chargé de son affaire et à certains vices de nullité, il trouva moyen d’échapper à une condamnation mais ce ne fut que pour tomber de Charybde en Scylla. Car, peu d’années après, sa maison fut pillée la nuit par des voleurs qu’avait attirés le bruit de sa richesse, et on le trouva étranglé dans son lit.

Mme Sliderskew passa les mers presque à la même époque que M. Squeers, et ne les repassa jamais. Brooker mourut repentant. Sir Mulberry Hawk vécut à l’étranger quelques années encore, fêté, courtisé, caressé, sans rien perdre de sa réputation d’homme à la mode ; finalement il revint dans son pays pour s’y voir coffrer dans la prison pour dettes ; il y périt misérablement, fin ordinaire de tous ces personnages à grand fracas.

Le premier soin de Nicolas, quand il fut devenu un riche et brillant négociant, fut d’acheter l’ancien manoir de son père. Par la suite des temps, à mesure qu’il vit grandir autour de lui une troupe de charmants enfants, il agrandit la maison et arrondit le domaine ; mais il respecta toutes les chambres d’autrefois ; il n’en détruisit pas une, pas plus qu’il ne déracina les arbres qui avaient ombragé son enfance. Rien de ce qui rappelait à son esprit une circonstance du passé ne fut sacrifié ni changé.

À une portée de fusil, était une autre retraite, animée aussi par la voix charmante de nombreux enfants. C’était là qu’était Catherine, avec bien des petits soins et des occupations nouvelles, entourée d’une famille nouvelle aussi, une foule de figures fraîches et rondelettes, appelant son doux sourire par leurs caresses ; l’un d’eux lui ressemblait au point que la grand’maman croyait encore la voir dans sa première enfance. Pour elle, c’était toujours la même Catherine, douce et bonne, aussi tendre pour son frère, aussi aimante pour tous les siens, autour d’elle, qu’on l’avait connue dans sa jeunesse.

Mme Nickleby, tantôt avec sa fille, tantôt avec son fils, accompagnant l’un ou l’autre à Londres, dans les moments où les deux familles y étaient appelées par leurs affaires, y résidait avec eux, toujours soucieuse de sa dignité personnelle, toujours mettant beaucoup de solennité et d’importance dans le récit des observations dues à sa longue expérience, surtout en ce qui concerne la conduite et l’éducation des enfants. Mais il fallut bien du temps pour la résoudre à recevoir à merci Mme Linkinwater. Il y a des gens qui doutent encore si jamais elle lui pardonna tout à fait.

Il y avait aussi un gentleman à tête grise, un brave et paisible gentleman, qui, l’hiver comme l’été, habitait un petit cottage tout près de la maison de Nicolas, et se chargeait, en son absence, de donner un coup d’œil à ses intérêts. Son plaisir et son bonheur, c’était de réunir autour de lui les enfants, de redevenir enfant avec eux, pour diriger leurs jeux. Tout ce petit peuple ne pouvait se passer de Newman Noggs.

Autour de la tombe de Smike, le gazon vert, sous les pieds si petits et si légers de cette troupe innocente, ne courbait seulement pas la tête d’une seule de ses pâquerettes. Tout le printemps et tout l’été, des guirlandes de fleurs toujours fraîches, tressées par des mains d’enfants, reposaient sur la pierre funèbre, et toutes les fois qu’ils allaient les remplacer avant qu’elles ne fussent flétries, pour lui faire plus de plaisir, à ce qu’ils croyaient, leurs yeux se remplissaient de larmes et ils parlaient doucement, tout bas, tout bas, de feu leur pauvre cousin.




fin.


TABLE DES MATIÈRES
contenues dans le deuxième volume.