Traduction par Paul Lorain.
Hachette (tome 1p. 57-81).

CHAPITRE VI.

Où l’accident en question donne occasion à deux messieurs de conter des histoires d’un genre bien différent.

« Hu ! ho ! cria le conducteur, qui fut sur pied en une minute, et qui courut à la tête des chevaux de devant. Y a-t-il ici quelqu’un de ces messieurs pour me donner un coup de main ? Veux-tu te tenir tranquille, sacrée rosse ! Hu ! Ho !

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Nicolas en se frottant les yeux.

— Bah ! ce qu’il y a. Il y en a assez pour cette nuit, répliqua le conducteur. Le diable emporte la rousse avec son œil vairon ! chienne de jument, je crois qu’elle a perdu la tête ; nous voilà bien avec la diligence par terre. Ici, s’il vous plaît, un coup de main. Sapristi, je crois que j’ai tous les os cassés.

— Voilà ! cria Nicolas se relevant sur ses pieds. Me voilà. Je ne suis qu’un peu étourdi, ce n’est rien.

— Tenez-les bien ! cria le conducteur, pendant que je coupe les traits. Maudites bêtes. Bien travaillé, mon garçon ; lâchez-les à présent. N’ayez pas peur, ils sauront bien retrouver l’écurie. »

Et, en effet, ils ne furent pas plutôt dégagés qu’ils retournèrent bien vite, d’un pas délibéré, à l’écurie qu’ils venaient de quitter, à moins d’un mille de là.

« Savez-vous sonner de la trompe ? demanda le conducteur, occupé à détacher une des lanternes.

— Mais, je crois que oui, dit Nicolas.

— En ce cas, prenez-la donc, elle est là par terre, et faites-moi le plaisir de sonner un air à réveiller un mort, pendant que je vais calmer ces gens-là qui beuglent à l’intérieur. Allons ! allons ! pas tant de bruit, ma petite dame. »

En même temps, il se mit à ouvrir la portière qui faisait face au firmament, pendant que Nicolas, saisissant la trompe, éveillait les échos à la ronde, en exécutant sur cet instrument un des exercices les plus extraordinaires qui jamais aient frappé des oreilles mortelles. L’effet n’en fut pas moins prodigieux, non-seulement sur les voyageurs qu’il réveilla encore tout abasourdis de leur chute, mais encore sur les habitants d’alentour qui comprirent ce cri d’alarme. Car on vit des lumières briller à distance, et les gens se mettre en mouvement.

L’un d’eux vint au galop, avant que tous les passagers fussent encore réunis, et, informations prises, on reconnut que la dame de l’intérieur n’avait que sa lampe de cassée, plus heureuse que le monsieur qui s’était cassé la tête ; les deux voyageurs de la banquette de devant en étaient quittes pour des yeux pochés ; le coupé avait le nez en sang ; le cocher, une contusion à la tempe ; M. Squeers, un coup de portemanteau dans les reins ; quant aux autres, pas le moindre mal, grâce à la mollesse de la couche de neige sur laquelle ils avaient été versés. Tous ces résultats constatés, la dame fit mine de se pâmer, mais, à l’idée de se voir porter sur les épaules de quelques messieurs dévoués jusqu’au cabaret le plus voisin, elle se ravisa prudemment et se mit à marcher à pied, comme tout le monde.

En arrivant au rendez-vous, ils se trouvèrent dans une maison isolée qui n’offrait pas beaucoup de commodités pour s’y loger, toutes ses ressources d’appartements consistant dans une salle publique avec du sable pour tout parquet, une chaise ou deux pour mobilier. Cependant, un gros fagot, jeté au feu avec une bonne provision de charbon de terre, changea bientôt la face des choses, et pendant qu’ils effaçaient à grande eau toutes les traces effaçables de leur dernier accident, la chambre s’était échauffée et éclairée ; agréable contraste avec le froid et les ténèbres du dehors.

« À propos, monsieur Nickleby, dit Squeers qui s’était accommodé d’un coin bien chaud auprès de la cheminée, vous avez très bien fait d’arrêter les chevaux : je n’y aurai pas manqué moi-même si j’étais arrivé à temps, mais c’est égal, vous avez bien fait, vous avez très bien fait, très bien.

— Si bien, dit le gentleman de bonne mine qui n’avait pas l’air de goûter le ton protecteur de M. Squeers, que, si on ne les avait pas tenus d’une main ferme comme ils l’ont été, il ne vous resterait à l’heure qu’il est pas grande cervelle pour en faire usage dans votre classe. »

Cette observation mit tout le monde sur le chapitre de la promptitude et de l’énergie qu’avait déployées Nicolas, et il fut accablé de compliments et de félicitations.

« Certainement, remarqua M. Squeers, je suis charmé, pour ma part, de n’avoir rien attrapé. Chacun est bien aise d’échapper au danger. Mais si quelqu’un des enfants dont je suis responsable avait eu du mal, si le malheur avait voulu que je ne pusse rendre l’un de ces petits garçons à ses parents en bon état de santé comme je les ai reçus, combien j’en aurais souffert dans mes sentiments ! Ah ! j’en aurais perdu la tête.

— Sont-ils tous frères, monsieur ? demanda la dame qui avait apporté dans la voiture sa lampe de Davy, je veux dire sa lampe de sûreté.

— Ils le sont bien dans un sens, madame, répliqua Squeers en plongeant la main dans les poches de son paletot pour en retirer des prospectus, car ils sont tous soumis au même régime d’affection tendre et paternelle. Mme Squeers et moi nous sommes pour chacun d’eux un père et une mère. Monsieur Nickleby, passez ces prospectus à madame, et offrez-en aussi à ces messieurs : peut-être connaîtraient-ils quelques familles qui seraient bien aises de profiter des avantages de l’établissement. »

M. Squeers prit alors une pose sentimentale, car il ne laissait jamais échapper une occasion de faire des annonces gratuites : il plaça les mains sur ses genoux, les yeux fixés sur ses élèves avec toute la bénignité qu’il pouvait mettre dans ses traits, pendant que Nicolas, rouge de honte, lui obéissait en passant des prospectus à la ronde.

« J’espère, madame, que votre chute ne vous a pas fait de mal ? dit le gentleman de bonne mine, en s’adressant à la dame aux embarras, comme s’il voulait charitablement détourner la conversation.

— Pas de mal corporel, répondit la dame.

— Ni intellectuel, je suppose ?

— C’est un sujet si pénible pour ma sensibilité, reprit-elle avec une émotion visible, que vous me ferez plaisir si vous voulez bien, en vrai gentleman, ne plus y faire allusion.

— Diable ! dit le gentleman de bonne mine qui paraissait encore plus réjoui que d’habitude, je voulais seulement m’informer…

— J’espère bien qu’on ne poussera pas plus loin les informations, dit la dame, ou je me verrais obligée de me mettre sous la protection de ces autres messieurs. (À l’aubergiste.) Envoyez, je vous prie, quelqu’un faire le guet à la porte, pour voir s’il passe un coupé vert dans la direction de Grantham, afin qu’il l’arrête ici. »

Cette recommandation parut faire beaucoup d’effet sur tous les gens de la maison, et, quand la dame, pour faire mieux reconnaître au garçon d’auberge le coupé vert qu’elle attendait, eut dépeint le cocher sur le siège comme ayant un galon d’or à son chapeau, et le valet de pied par derrière comme portant probablement des bas de soie, la bonne hôtesse redoubla d’attentions.

Il n’y eut pas jusqu’au voyageur du coupé de la diligence qui ne s’y laissât prendre, et, de l’air le plus respectueux, il lui demanda immédiatement s’il n’y avait pas une excellente société dans le voisinage ; la dame répondit qu’il ne se trompait pas, et cela d’un air qui laissait suffisamment entendre qu’elle marchait en tête de cette excellente société.

« Puisque le conducteur est parti à cheval pour se procurer à Grantham une autre voiture, dit le brave gentleman de bonne mine quand tout le monde eut pris place autour du feu en silence, et puisque nous avons à passer ici au moins une couple d’heures, je propose un bol de punch chaud : qu’en dites-vous, monsieur ? »

Cette question s’adressait à l’intérieur qui s’était cassé la tête, un monsieur de très bon air, habillé en grand deuil. Quoiqu’il ne fût guère qu’entre deux âges, ses cheveux étaient déjà gris, sans doute par suite de quelque chagrin ou de quelque affliction qui l’avait blanchi avant l’âge. Il accueillit tout de suite la proposition, et se montra prévenu en faveur des manières bonnes et franches de celui qui l’avait faite.

Ce dernier voulut servir lui-même à la compagnie le punch quand il fut prêt, et, en le distribuant à la ronde, il mit sur le tapis les antiquités d’York, qui lui paraissaient aussi familières qu’au monsieur à tête grise. Quand il vit la conversation languir, il se retourna avec un sourire du côté de son nouveau compagnon et lui demanda s’il savait chanter.

« Certainement non, dit le gentleman en souriant à son tour.

— C’est bien dommage, reprit l’autre, est-ce qu’il n’y a personne ici capable de chanter une petite chanson pour aider à passer le temps ? »

Les voyageurs, l’un après l’autre, se déclarèrent incapables ; ils en avaient bien du regret ; mais ils ne savaient rien par cœur… et ainsi de suite.

« Peut-être que madame ne nous refusera pas ? dit le président avec un grand air de respect, mais avec un clin d’œil plein de malice. Nous aurions tant de plaisir à entendre quelque morceau du dernier opéra envoyé dans la ville voisine. »

La dame ne se donna pas la peine de répondre, elle se contenta de remuer la tête d’un air de mépris, et d’exprimer encore une fois son étonnement de ne pas voir arriver le coupé vert : alors quelques voix s’élevèrent pour demander au président lui-même de faire un petit effort de mémoire en faveur de la société.

« Ah ! que je voudrais le pouvoir, dit le brave monsieur, car, dans un cas comme celui-ci, où des personnes étrangères l’une à l’autre se trouvent réunies d’une manière imprévue, on devrait, selon moi, contribuer autant que l’on peut à l’agrément général du petit cercle impromptu !

— Plût à Dieu, dit la tête grise, que votre maxime fût toujours mise en pratique !

— J’aime à vous entendre parler ainsi, reprit l’autre. Eh bien ! si vous ne pouvez pas chanter, vous pouvez toujours bien nous conter une histoire, peut-être ?

— Bon ! j’allais vous le demander à vous-même.

— Volontiers, mais après vous.

— Allons ! dit la tête grise prenant gaiement son parti, je le veux bien. Je crains seulement que la tournure de mes idées ne soit pas propre à égayer beaucoup les heures que vous avez à passer ici. Mais ce sera votre faute, vous l’avez exigé, vous en porterez la peine. Puisque nous passions tout à l’heure de la cathédrale d’York, elle sera pour quelque chose dans le sujet de mon histoire que nous intitulerons, s’il vous plaît :

LES CINQ SŒURS D’YORK.

La complaisance du gentleman fut accueillie par tous les voyageurs avec un murmure d’approbation dont la dame aux embarras profita pour boire incognito pendant ce temps-là un bon verre de punch. « Écoutez bien :

« Il y a longtemps, bien longtemps, — car le XVe siècle n’avait pas alors plus de deux ans, et le roi Henri IV était sur le trône d’Angleterre, — habitaient dans la vieille cité d’York cinq jeunes filles, cinq sœurs, les héroïnes de mon conte.

« Elles étaient toutes les cinq d’une beauté rare. L’aînée pouvait avoir vingt-quatre ans, la seconde un an de moins, la troisième était plus jeune d’un an que la seconde : même distance entre la quatrième et la troisième. Elles étaient grandes de taille, d’un port noble et élégant, des yeux de flamme, une chevelure de jais. Pas un mouvement qui ne respirât la grâce et la dignité : il n’était bruit que de leurs attraits dans tout le pays à la ronde.

« Mais si les quatre aînées avaient tant de charmes, combien ils étaient surpassés par la splendeur de la sœur cadette, une jeune beauté de seize ans ! Ces teintes vermeilles qui dorent les fruits nouveaux comme d’une fleur veloutée, ou bien encore les couleurs vives d’un parterre printanier, ne sont pas plus exquises que l’heureux mélange des roses et des lis sur sa charmante figure, ou le bleu profond de ses yeux. La vigne, dans toute la souplesse de ses contours élégants, n’a pas plus de grâce que les boucles de sa noire chevelure qui se jouaient en grappes légères autour de son front.

« Ah ! si tous nos cœurs ressemblaient à ceux qui battent si doucement dans le sein de la jeunesse et de la beauté, la terre n’aurait rien à envier au ciel. Si seulement nos cœurs, laissant flétrir nos corps au souffle pernicieux du temps, pouvaient conserver leur jeunesse et leur fraîcheur premières, nos peines et nos souffrances en seraient bien plus légères. Mais non, la faible image de l’Éden qu’ils portent empreinte dans la jeunesse s’altère par le frottement cruel de nos luttes du monde, et bientôt s’efface tout à fait, ne laissant trop souvent à sa place qu’un vide douloureux.

« Le cœur de cette belle fille bondissait de joie et de bonheur. Un dévouement tendre pour ses sœurs et un amour ardent de toutes les belles créations de la nature étaient pour elle la source des plus pures sensations. Sa voix joyeuse, son rire folâtre étaient la plus douce musique qui pût animer leur maison. Elle en était la lumière et la vie. Qu’étaient-ce auprès d’elle que les fleurs les plus brillantes de leur jardin ? Les oiseaux, dans leur volière, chantaient par émulation en entendant sa voix, et se taisaient de dépit, vaincus par la douceur de ses accents. Alice, chère Alice ! Quel être vivant, dans la sphère de tes séductions enchanteresses, pouvait échapper à ton empire !

« Vous chercheriez en vain aujourd’hui l’endroit où demeuraient ces sœurs ; leurs noms mêmes ont disparu et les antiquaires poudreux vont jusqu’à les traiter de fables. Mais elles habitaient une vieille maison de bois, même alors déjà vieille, avec des chevrons avancés sous les toits et des balcons suspendus, de chêne grossièrement sculpté, au milieu d’un verger délicieux, clos de murs rustiques d’où un bon archer aurait pu faire voler sa flèche par-dessus le clocher de l’abbaye de Sainte-Marie. Car la vieille abbaye était alors dans tout son lustre, et les cinq sœurs qui vivaient dans ses beaux domaines payaient tous les ans la rente convenue aux moines noirs de Saint-Benoît dont la communauté possédait cette terre.

« Par une belle et splendide matinée de l’agréable saison de l’été, un de ces moines noirs franchissait le portail de l’abbaye et dirigeait ses pas vers la maison des belles sœurs. Au-dessus de sa tête le ciel était bleu ; la terre était verdoyante sous ses pas ; la rivière brillait au soleil comme un torrent de diamants ; les oiseaux, à couvert dans l’ombre des arbres, faisaient retentir leurs chants alentour ; l’alouette prenait son essor bien haut au-dessus des blés ondoyants, et le bourdonnement incessant des insectes remplissait l’air ; tout semblait heureux et souriant. Mais lui, l’homme de Dieu, il continuait sa marche d’un air mélancolique, les yeux fixés sur la terre. La beauté du monde n’est qu’un souffle, et l’homme n’est qu’une ombre. Quel intérêt l’un ou l’autre pouvait-il inspirer à un saint prédicateur ?

Ainsi donc, les yeux fixés sur le sol, ou, s’il les relevait quelquefois, c’était pour ne pas tomber dans les pierres du chemin, le religieux s’avança lentement jusqu’à ce qu’il rencontrât une porte de derrière qui ouvrait sur le verger des sœurs, y passa et la ferma soigneusement. Le bruit des douces voix, animée par une causerie mêlée de rires joyeux, frappa ses oreilles dès le premier pas ; et, levant les yeux plus haut que n’était son humble habitude, il découvrit près de là les cinq sœurs assises sur le gazon. Alice était au milieu ; elles étaient toute occupées à leur ouvrage de broderie ordinaire.

« Dieu vous garde, mes belles filles ! » dit le frère, et elles étaient bien belles en effet. Un moine même pouvait aimer en elles le chef-d’œuvre des mains de son Créateur.

« Les sœurs saluèrent le saint homme avec le respect dû à son ministère, et l’aînée l’invita à prendre place près d’elles sur un banc de mousse. Mais le bon frère branla la tête et préféra se laisser tomber sur une pierre nue, marque d’humilité dont les anges lui surent sans doute très bon gré.

« Vous étiez bien gaies, jeunes filles, dit le moine.

« Vous savez, répliqua l’aînée, comme cette chère Alice est enjouée ! et, en disant cela, elle passait ses mains dans les tresses de cheveux de la jeune fille souriante.

« Aussi, poursuivit Alice, quelle joie et quel bonheur la nature éveille en nous, quand on la voit brillante de l’éclat du soleil ! » et Alice rougissait devant le regard sinistre du solitaire.

« Il ne répondit rien ; il pencha seulement la tête avec gravité, et les sœurs continuèrent leur tâche en silence.

« Toujours à gaspiller des heures précieuses, » dit-il enfin, se retournant en même temps du côté de la sœur aînée ; « toujours à gaspiller des heures précieuses dans ce travail futile. Hélas ! hélas ! est-il possible que ces courts instants que Dieu nous a permis de puiser au vaste et sombre torrent des âges, ces gouttelettes de l’éternité, vous les répandiez ainsi d’un cœur frivole ?

« Mon père, dit la jeune fille, suspendant un moment, ainsi que ses sœurs, sa tâche commencée, nous avons fait nos prières du matin ; nos aumônes quotidiennes ont été distribuées aux pauvres qui sont venus frapper à notre porte : nous avons visité les paysans malades du voisinage ; nous avons fini notre tâche aujourd’hui. J’espère que vous ne trouverez pas à blâmer le travail dont nous nous occupons maintenant.

« Voyez, dit le frère, lui prenant son ouvrage des mains, un mélange compliqué de couleurs brillantes sans objet et sans but, à moins que vous ne le destiniez un jour à quelque vaine parure, pour flatter l’orgueil de votre sexe capricieux et fragile. Les jours se succèdent dans cette occupation insensée, et vous n’en avez pas fait la moitié. L’ombre de chaque jour perdu s’allonge sur nos tombes, et le ver est là qui triomphe en nous regardant ; il voit approcher sa proie. Ah ! mes filles, n’y a-t-il pas moyen de mieux employer les heures qui passent ? »

« Les quatre sœurs baissèrent les yeux, humiliées des reproches du saint homme ; mais Alice leva les siens et les fixa doucement sur le frère.

« Notre chère mère !… dit-elle, que le ciel garde en paix son âme !

« Amen ! cria le frère d’une voix profonde.

« Notre chère mère, reprit Alice défaillante, était encore vivante quand nous avons commencé ce long travail, et elle nous a recommandé, quand elle ne serait plus, de le continuer gaiement et sans scrupule, dans nos heures de loisir : elle nous disait que si nous passions ensemble ces heures dans la joie innocente permise à notre âge, ce seraient les plus heureuses et les plus paisibles de notre vie, et que si, plus tard, nous entrions dans le monde, pour nous mêler à ses épreuves et à ses soucis ; si, cédant à l’attrait de ses tentations et nous laissant éblouir par son éclat, nous oubliions jamais ces devoirs d’affection, ces nœuds sacrés qui unissent les enfants d’une même mère, tendrement aimée, un simple regard jeté sur l’antique travail entrepris en commun dans nos jeunes années réveillerait en nous le doux souvenir des temps passés, et attendrirait nos cœurs par des sentiments d’affection et d’amour.

« Alice dit la vérité, mon père, » dit la sœur aînée avec une certaine fierté, et elle reprit son ouvrage ; ses sœurs imitèrent son exemple.

« Chaque sœur avait devant elle un canevas d’une grandeur peu ordinaire ; le dessin en était varié à l’infini, le modèle et les couleurs étaient uniformes pour chacune d’elles. Elles se penchèrent gracieusement sur leur ouvrage, pendant que le moine, le menton appuyé sur ses mains, promenait ses regards de l’une à l’autre en silence.

« Ah ! qu’il vaudrait bien mieux, dit-il enfin, éviter toutes ces pensées et tous ces périls, en allant, dans l’abri tranquille d’un cloître, vouer votre vie à Dieu. Le bas âge, l’enfance, la fleur de la vie, ou la vieillesse, se touchent et se pressent avec tant de rapidité ! Songez comme cette poussière humaine est vite emportée vers la tombe, et, tenant vos yeux fermement attachés toujours sur ce but inévitable, chassez le nuage qui s’élève entre vous du sein des plaisirs du monde et qui trompent les sens de ceux qui se donnent à lui. Le voile, mes filles, le voile !

« Jamais, mes sœurs, s’écria Alice. Non, non, n’échangez pas l’air et la lumière du ciel, la fraîcheur de la terre, et toutes les belles créatures qui l’animent pour le cloître glacé, pour la cellule sombre. Les bienfaits de la nature, voilà les vrais biens de ce monde ; nous pouvons, sans crainte de faire mal, les savourer ensemble. La mort est triste, oh ! oui ; mais nous mourons au moins avec la vie autour de nous. Quand nos cœurs froids par la mort cesseront de battre, qu’il y ait des cœurs encore chauds près du nôtre. Que notre dernier regard embrasse l’horizon que Dieu a donné à l’azur du ciel, au lieu de se briser contre des murs de pierre ou des grilles de fer. Chères sœurs, si vous m’en croyez, vivons et mourons dans l’enceinte de ce jardin riant : fuyons seulement le séjour terrible et triste du cloître ; ce sera déjà le bonheur. »

« Les pleurs ruisselaient des yeux des jeunes filles, quand Alice, épuisée par ce mouvement passionné, se cacha la face dans le sein de sa sœur.

« Courage, Alice, prends courage, dit l’aînée en baisant son beau front. Jamais, jamais le voile ne jettera son ombre sur tes yeux ; vous le ferez si vous voulez, mes sœurs, mais Alice et moi jamais. »

« Les sœurs, d’un accord unanime, protestèrent de leur intention de rester unies ensemble ; elles étaient convaincues que la paix et la vertu peuvent habiter aussi hors des murs du couvent.

« Mon père, dit l’aînée se levant avec dignité, vous avez entendu notre dernière résolution. Le même acte pieux qui a enrichi de nos biens l’abbaye de Sainte-Marie, nous laissant orphelines sous sa sainte tutelle, a interdit toute contrainte contre notre inclination et nous a laissé la liberté de vivre selon notre choix. Qu’il n’en soit plus parlé, je vous prie. Mes sœurs, voici midi bientôt, retirons-nous jusqu’à ce soir. » Puis la jeune fille se leva, fit une révérence au solitaire et se dirigea vers la maison, prenant Alice par la main ; les autres sœurs suivirent ses pas.

« Le saint religieux, qui avait souvent auparavant soulevé la même question, mais sans jamais recevoir un refus si positif, marchait aussi derrière elles à quelque distance, baissant les yeux vers la terre et remuant ses lèvres sans doute en récitant quelque prière. Au moment où les sœurs montaient le perron, il hâta le pas et leur cria d’arrêter.

« Arrêtez, dit-il en levant en l’air la main droite et lançant tour à tour à Alice et à sa sœur aînée un regard de colère, arrêtez ! Je vais vous apprendre ce que c’est que ces souvenirs que vous voudriez faire passer avant l’éternité, et que vous vous flattez de réveiller un jour de leur néant, à l’aide de ces jouets d’enfant. La mémoire des choses terrestres est empoisonnée plus tard dans le cours de la vie, par des déceptions amères, l’affliction, la mort ; les traits s’altèrent, le chagrin flétrit la beauté. Un jour viendra que le regard que vous abaisserez sur ces bagatelles insignifiantes rouvrira des plaies profondes dans le cœur de quelqu’une d’entre vous, et ira lui arracher l’âme.

« Quand il viendra ce jour (et rappelez-vous-le bien, il viendra), détachez-vous de ce monde que vous aviez embrassé, cherchez au cloître ce refuge que vous aviez méprisé. Vous ne trouverez pas la cellule plus froide que le feu des attachements mortels, quand il s’éteint au souffle du malheur et de l’adversité, vous irez pleurer là les rêves de votre jeunesse. Cet arrêt n’est pas de moi, dit le frère adoucissant sa voix à la vue des jeunes filles qui reculaient d’effroi, c’est le ciel qui le prononce. Que la bénédiction de la sainte Vierge soit avec vous, mes filles ! »

« À ces mots il disparut par la porte du verger, et l’on ne vit plus de tout le jour les sœurs qui avaient regagné la maison à la hâte.

« Mais la nature n’a pas cessé de sourire, parce qu’un prêtre a tonné d’un air menaçant, et le lendemain le soleil brillait de tout son éclat, puis le lendemain encore, et toujours ; et, les cinq sœurs, profitant de la fraîcheur du matin et de la paix du soir, se promenaient ensemble, travaillaient ensemble, trompaient ensemble les heures par une conversation joyeuse dans leur verger tranquille.

« Le temps se passait, rapide comme le récit d’un conte, plus rapide même que bien des contes, j’ai peur que le mien ne soit du nombre. La maison des cinq sœurs était toujours à sa place, et les mêmes arbres projetaient toujours leur ombre agréable sur la pelouse du verger. Les sœurs aussi y étaient encore, aussi aimables, aussi gracieuses, mais il y avait eu du changement dans leur demeure. Quelquefois on y entendait le bruit d’une armure, et les rayons de la lune tombaient sur des casques d’acier ; ou bien on voyait accourir, tout couverts de sueur, à la porte, des coursiers pressés de l’éperon, et une forme féminine se glisser empressée, pour savoir plus tôt les nouvelles qu’apportait le messager haletant. Il y eut une nuit un grand train de dames et de chevaliers qui logèrent dans l’enceinte des murs de l’abbaye, et qui partirent le lendemain, emmenant sur leurs haquenées deux des charmantes sœurs. Depuis ce temps les cavaliers commencèrent à se montrer moins souvent, et, quand il en venait par hasard, il semblait qu’ils n’apportaient plus que de tristes nouvelles. Enfin, ils ne reparurent plus du tout. Seulement on voyait le soir, de temps en temps, après le coucher du soleil, quelque paysan harassé s’approcher avec précaution de la porte et s’acquitter à la hâte de son message clandestin. Une fois, c’était au milieu de la nuit, un vassal fut envoyé promptement à l’abbaye, et, au point du jour, on entendit dans la maison des sœurs des cris de douleur et des gémissements : puis il y régna un silence de mort : plus de chevaliers ni de dames, plus de courriers ni d’armures, tout avait disparu.

« Il y avait dans le ciel des ténèbres lugubres, et le soleil venait de se coucher irrité, laissant en teintes sombres sur les nuages sinistres les dernières traces de sa colère, quand le moine noir, qui nous est déjà connu, marchait d’un pas lent, et les bras croisés sur sa poitrine, à un jet de pierre de l’abbaye. Il était tombé un brouillard malsain sur les arbres et les arbrisseaux ; et le vent, commençant à rompre le calme lourd qui avait régné toute la journée, poussait de temps en temps comme un profond soupir, avant-coureur certain des ravages qu’apportait l’orage dans ses flancs. La chauve-souris décrivait dans l’air chargé de vapeurs des courbes fantastiques, et le sol se couvrait de petits êtres que leur instinct appelait hors de son sein pour aller se nourrir et s’engraisser dans une goutte de pluie.

« Les yeux du frère n’étaient plus abaissés sur la terre. Il les portait au loin, arrêtant çà et là ses regards comme si la tristesse et la désolation de ce tableau trouvaient dans ses pensées un écho rapide. Il s’arrêta encore cette fois à la porte des sœurs pour traverser le verger.

« Mais ses oreilles n’y furent plus frappées par des éclats de rire, ni ses yeux par la beauté des cinq sœurs. Tout était silencieux et désert. Les arbres avaient leurs branches courbées ou brisées, la pelouse de gazon n’était plus qu’une herbe longue et dure. On voyait qu’il y avait longtemps, bien longtemps que des pieds humains n’avaient passé par là.

« Avec l’air d’indifférence distraite d’un homme accoutumé à ne point s’émouvoir des vicissitudes du temps, le moine pénétra, et entra dans une salle basse et sombre. Il y trouva quatre sœurs assises ensemble. Leurs robes noires faisaient encore paraître plus blanches leurs pâles figures, sur lesquelles le temps et le chagrin avaient empreint de profonds ravages : elles avaient encore une grande noblesse dans leur traits, mais la fraîcheur et la primeur de la beauté avaient disparu.

« Et Alice, où était-elle ? Dans le ciel.

« Le moine, le moine lui-même, ne fut pas entièrement insensible à leur malheur. Car il y avait longtemps qu’il n’avait vu les sœurs, et il pouvait reconnaître sur leur visage flétri des sillons profonds tracés plutôt par le chagrin que par la main du temps. Il s’assit en silence et leur fit signe de continuer leur entretien.

« Ils sont là, mes sœurs, dit l’aînée d’une voix tremblante, je n’ai jamais eu le courage d’y jeter les yeux depuis, et aujourd’hui je me reproche ma faiblesse. Qu’avons-nous à craindre des souvenirs qu’ils peuvent réveiller en nous ? Ils ne peuvent que nous rappeler les anciens jours, ce sera encore dans notre affliction un plaisir solennel. »

« Elle lança un coup d’œil au moine en finissant, et, ouvrant une armoire, elle en tira les cinq tissus brodés ; depuis longtemps l’ouvrage avait été terminé. Son pas était ferme, mais sa main tremblant en prenant le dernier, et, quand la douleur de ses sœurs éclata en les voyant, ses pleurs comprimés se firent un passage, et elle s’écria en sanglotant :

« Que Dieu lui donne sa bénédiction ! »

« Le moine se leva et s’avança vers elles : « C’est là, dit-il à voix basse, le dernier objet qu’elle a touché avant de tomber malade.

« Hélas ! oui, » dit la sœur aînée versant des larmes amères.

« Le moine se tourna vers la seconde sœur.

« Ce beau cavalier qui plongeait ses yeux dans tes yeux et respirait ton haleine, les premières fois qu’il t’a vue appliquée à ce passe-temps frivole, est enterré maintenant dans la plaine dont il a rougi la terre de son sang. Des débris d’armure autrefois d’un bronze éclatant, aujourd’hui rongés par la rouille, pourrissent sur le sol, et leur poussière se mêle à celle de ses os qui pourrissent aussi dans la fange. »

« Elle poussa des gémissements en se tordant les mains.

« Et vous, continua le frère en se tournant vers les deux autres sœurs, les intrigues de cour vous ont tirées de votre paisible demeure pour passer à des scènes de luxe et de splendeur. Ce sont aussi des intrigues et l’ambition turbulente de rivaux orgueilleux et cruels qui vous ont renvoyées ici, filles et veuves à la fois, proscrites et déshonorées. Est-ce vrai ? »

« Les sanglots des deux sœurs furent leur unique réponse.

« À quoi sert, dit le moine avec un regard de dédain, de perdre le temps à ces colifichets qui ne sont bons qu’à ressusciter les pâles fantômes des vaines espérances conçues dans votre jeunesse ? Ensevelissez-moi tout cela sous des exercices répétés de mortification et de pénitence ; dépouillez-vous de toutes ces chimères, et que le couvent leur serve de tombeau. »

« Les sœurs demandèrent trois jours pour se décider, et, ce soir-là, elles étaient disposées à croire que le voile était le meilleur linceul pour ensevelir leurs joies passées. Quand le matin revint éclairer le verger, les arbres étaient courbés par l’orage et laissaient traîner à terre leurs branches, mais c’était encore le même verger qu’elles avaient aimé. L’herbe était haute et rude, mais on y voyait encore la place où elles s’étaient si souvent assises ensemble, du temps qu’elles ne connaissaient que de nom la peine et le chagrin. Elles y retrouvaient toutes les promenades et tous les coins favoris qu’Alice était heureuse de parcourir autrefois, et elles avaient près d’elles, dans la nef de la cathédrale, une large dalle de pierre où elle reposait en paix.

« Iraient-elles, en se rappelant combien son jeune cœur s’alarmait à la seule pensée des murs d’un cloître, s’agenouiller sur sa tombe dans un costume qui glacerait même ses cendres ? Et quand elles se prosterneraient dans leurs prières, quand toute l’armée céleste viendrait pour les entendre, iraient-elles lui présenter la face d’un ange dans un cadre lugubre de tristesse et de deuil ? Non.

« Elles s’adressèrent au loin à des artistes de grand renom, et, s’étant prémunies d’une sanction de l’Église pour leur œuvre pieuse, elles firent exécuter, en cinq vitraux des plus riches couleurs, une copie fidèle de leur ancienne broderie. On les plaça dans une large fenêtre jusqu’alors privée de tout ornement, et, quand le soleil faisait briller ses rayons, dont la vue causait jadis sa joie, les dessins qui lui étaient si familiers, s’illuminant de leurs couleurs originelles, versaient un torrent d’éclatante lumière sur la dalle où elles semblaient réchauffer encore le nom d’Alice.

« Tous les jours les sœurs, pendant plusieurs heures, passaient et repassaient sans bruit dans la nef ou tombaient à genoux auprès de la pierre tumulaire. Plusieurs années après, on n’en vit plus que trois à la place accoutumée, puis deux seulement, puis au bout d’un long temps une seule pauvre vieille courbée par les ans. À la fin, elle aussi disparut, et sur la pierre on lisait cinq noms.

« Cette pierre elle-même s’est usée, elle a été remplacée par d’autres, tout comme les générations qui sont nées et qui sont mortes depuis ce siècle-là. Le temps a amorti sur le verre l’éclat des couleurs, mais le même torrent de lumière inonde encore la tombe oubliée dont il ne reste plus trace. Et jusqu’à ce jour on montre à l’étranger, dans la cathédrale d’York, une vieille fenêtre qu’on appelle les Cinq sœurs. »


« Voilà une histoire bien mélancolique, dit le gentleman à face réjouie, en vidant son verre.

— C’est une histoire de la vie, et la vie n’est qu’une suite de chagrins pareils, répliqua l’autre d’un ton poli, mais grave et triste.

— Il y a des ombres dans les meilleurs tableaux, mais il y a aussi des lumières, quand on veut y regarder de près, dit le gentleman de bonne humeur. Avec tout cela, la plus jeune sœur de votre conte a toujours eu le cœur content.

— C’est qu’elle est morte de bonne heure, dit l’autre d’une voix douce.

— Elle serait peut-être morte plus tôt encore, si elle avait été moins heureuse, reprit le premier avec sentiment. Croyez-vous que ses sœurs, qui l’aimaient si tendrement, eussent été moins affligées si sa vie n’avait été que peine et tristesse ? Si quelque chose, au contraire, est capable d’émousser les pointes aiguës de la douleur, après la perte d’un objet si cher, c’est, selon moi, cette pensée : ceux que je pleure, en se livrant ici à une innocente félicité et en aimant autour d’eux toutes choses, se sont préparés d’avance pour un monde plus pur et plus heureux. Soyez bien sûrs que, si le soleil se donne la peine d’éclairer cette terre si riche et si belle, ce n’est pas pour qu’on lui réponde par des grimaces de mauvaise humeur.

— Vous pourriez bien avoir raison, dit le gentleman qui venait de raconter l’histoire des Cinq sœurs.

— Comment ! repartit l’autre ; et qui pourrait en douter ? Prenez tous les sujets de chagrin et de regret qu’on peut avoir, et voyez combien il s’y mêle de plaisir secret. Il est vrai que la mémoire d’un plaisir passé peut devenir douloureuse…

— Elle ne l’est que trop, reprit l’autre.

— Elle l’est, c’est vrai. Le souvenir d’un bonheur irréparable est un chagrin, mais un chagrin qui n’est pas sans douceur. Malheureusement, il est inséparable du bien que nous regrettons et de bien des actions qui nous laissent un fond de repentir amer. Et pourtant, dans la vie la plus agitée, j’en suis fermement convaincu, on retrouve encore tant de rayons de soleil pour dorer le passé, qu’il n’y a peut-être pas un mortel, à moins qu’il ne se soit volontairement voué au désespoir, qui acceptât de sang-froid un verre d’eau du Léthé, s’il le trouvait sous sa main.

— C’est encore un point où il est possible que vous n’ayez pas tort, dit le gentleman à tête grise après un moment de réflexion. Je suis disposé à penser là-dessus comme vous.

— Oui, continua l’autre ; le bien, après tout, l’emporte ici-bas sur le mal, quoi qu’en puissent dire les faux sages. Si nos affections causent nos peines, nos affections font aussi notre consolation et notre joie ; et la mémoire, même chargée de tristesse, est encore le lien le meilleur et le plus pur entre ce monde et un monde meilleur. Mais, allons, je vais vous conter à mon tour une histoire d’un autre genre. »

Après un court silence, le joyeux gentleman fit circuler le punch, et, jetant un coup d’œil malin sur la mijaurée, qui semblait dans une crainte mortelle qu’il n’allât conter quelque chose d’inconvenant, il commença ainsi le conte du

BARON DE GROGZWIG.

« Le jeune baron de Koëldwethout, de Grogzwig, en Allemagne, avait autant de droits qu’on peut en avoir à s’intituler baron. Il va sans dire qu’il habitait un château ; naturellement aussi, c’était un vieux château : quel baron allemand a-t-on jamais vu habiter dans un château moderne ? Ce vénérable bâtiment avait des particularités étranges, dont celle que je vais dire n’était pas la moins émouvante et la moins mystérieuse ; à savoir que, quand il faisait du vent, il grondait dans les cheminées, ou même poussait des hurlements dans les arbres de la forêt voisine. Puis aussi, quand il y avait clair de lune, elle s’ouvrait un passage à travers les crevasses des murs et éclairait, a giorno, quelques coins des vastes salles et des longs corridors, laissant le reste dans une morne obscurité. J’ai lieu de croire qu’un des ancêtres de M. le baron, se voyant à court d’argent, avait planté sa dague dans les flancs d’un gentleman égaré qui vint un soir lui demander son chemin, et c’est à ce fait qu’on attribuait l’origine de ces particularités miraculeuses. Pour moi, j’ai peine à le croire, parce que l’ancêtre de M. le baron, qui était un aimable homme, fut très fâché, après coup, d’avoir été si prompt, et, prenant de force quantité de pierres et de bois de charpente qui appartenait à un baron voisin moins fort que lui, en construisit une chapelle expiatoire, et, par conséquent, reçut du ciel une quittance en bonne forme pour solde de tout compte.

« À propos de l’ancêtre de M. le baron, cela me rappelle que M. le baron avait une généalogie très respectable. Je suis désolé de ne pas être en mesure d’énumérer tous les ancêtres qu’il avait, mais je sais qu’il en avait beaucoup plus que tous les gentilshommes de son temps, et je regrette seulement qu’il n’eût pas vécu du nôtre, parce qu’il en aurait eu encore davantage. C’est une circonstance très fâcheuse pour les grands hommes des siècles passés, qu’ils soient venus au monde si tôt, parce qu’un individu qui est né il y a trois ou quatre cents ans ne peut pas raisonnablement s’attendre à avoir autant de parents que s’il était né de nos jours. Celui-ci, par exemple, notre contemporain, quel qu’il soit, et ce peut être un savetier ou quelque mauvais chien de l’espèce la plus vulgaire, peut avoir un arbre généalogique plus étendu que le noble le plus noble d’alors, et je regarde cela comme une grande injustice.

« C’est bel et bon, mais revenons au baron de Koëldwethout, de Grogzwig. C’était un beau brun, avec des cheveux bien noirs, et de grandes moustaches. Il allait à la chasse en habit vert pomme, en bottes rousses, un bugle en sautoir comme un conducteur des Messageries royales. Quand il donnait du bugle, vingt-quatre autres gentilshommes d’un rang subalterne, en drap vert pomme un peu moins fin, en bottes rousses à grosses semelles, accouraient à l’instant et galopaient tout le long du chemin, la pique au poing (vous savez, ces piques vernies qui composent les grilles de nos jardins) pour aller chasser le sanglier, ou, par occasion, pour débusquer un ours : dans ce dernier cas, le baron commençait par le tuer, avant de prendre sa graisse pour en lisser ses moustaches.

« Le baron de Grogzwig menait donc joyeuse vie, et ses compagnons la menaient plus joyeuse encore.

« Ils buvaient, tous les soirs, le vin du Rhin, et, même quand ils tombaient sous la table, ils gardaient près d’eux leurs bouteilles et demandaient leurs pipes. Jamais on n’a vu de jolis lurons, pour faire du tapage, des farces et des folies, comme la bande joviale de Grogzwig.

« Mais les plaisirs de la table, ou, si l’on veut, les plaisirs sous la table, demandent un peu de variété, surtout quand on est réuni tous les jours à souper, toujours vingt-cinq, toujours les mêmes, à discuter les mêmes questions, à raconter les mêmes histoires. Le baron s’ennuyait donc et sentait le besoin de quelque émotion nouvelle. Il se mit à quereller ses gentilshommes, et, pour se distraire, à en mettre tous les jours après dîner deux ou trois à la porte à coups de pied dans les reins. Il goûta d’abord quelque plaisir à ce divertissement ; mais il le trouva fade et monotone au bout de quelques semaines, et finalement, poussé à bout, il se creusa la tête pour inventer quelque amusement nouveau.

« Un soir, après une journée de chasse où il avait surpassé Nemrod ou Gérard, après avoir massacré un bel ours de plus et l’avoir rapporté en triomphe au château, le baron de Koëldwethout s’assit d’un air maussade au haut bout de la table, les yeux fixés sur le plafond fumeux de la salle avec un mécontentement visible. Il avala force rasades ; mais, plus il en avalait, plus il devenait grognon. Les gentilshommes qui, par une dangereuse préférence, étaient honorés de son voisinage à sa droite et à sa gauche, imitaient à ravir ses nombreuses rasades et son air rechigné.

« Je vais, s’écria tout à coup le baron, frappant du poing sur la table, et, de l’autre main, se frisant la moustache, boire à la santé de la baronne de Grogzwig ! »

« Les vingt-quatre convives vert pomme devinrent tout pâles, à l’exception de leurs vingt-quatre nez, qui ne changeaient jamais de couleur.

« J’ai dit à la santé de la baronne de Grogzwig, répéta le baron, promenant ses regards à la ronde sur ses pensionnaires.

« À la santé de la baronne de Grogzwig ! » crièrent en chœur les vert pomme ; et leurs vingt-quatre gosiers absorbèrent vingt-quatre pintes impériales d’un bon vieux tokay si délicieux, qu’ils en léchèrent leurs quarante-huit lèvres en clignant de l’œil.

« La belle fille du baron de Swillenhausen ! dit Koëldwethout, qui voulut bien expliquer son toast. Nous allons la demander en mariage à son père avant demain soir. S’il refuse notre déclaration, nous lui couperons le nez. »

« Un murmure rauque fut poussé par la société : chacun toucha d’abord la poignée de son sabre, puis, après, le bout de son nez, avec un ensemble effrayant.

« C’est une belle chose à voir que la piété filiale ! Si la fille du baron de Swillenhausen avait prétexté des engagements de cœur, ou qu’elle fut tombée aux pieds de son père et les eût détrempés de ses larmes amères, ou qu’elle se fût seulement trouvée mal, ou qu’elle eût touché le vieux gentilhomme par des sensibleries frénétiques, il y avait cent à parier contre un qu’on aurait jeté le château de Swillenhausen par la fenêtre ; je voulais dire qu’on aurait jeté le baron par la fenêtre et démoli son château. Mais la demoiselle se tint coite, lorsqu’un messager vint, le lendemain matin de bonne heure, apporter la requête de Von Koëldwethout. Elle se retira modestement dans sa chambre pour voir par la croisée arriver son prétendant et sa suite. Elle ne se fût pas plutôt assurée que le cavalier aux grandes moustaches était son futur, qu’elle courut trouver son père, pour lui dire qu’elle était prête à se sacrifier à son repos. Le vénérable baron pressa sa fille sur son cœur, et versa presque une larme de joie.

« Il y eut ce jour-là grand gala au château. Les vingt-quatre vert pomme de Koëldwethout échangèrent des serments d’amitié éternelle avec les douze vert pomme de Von Swillenhausen, et promirent au vieux baron de boire son vin jusqu’à ce qu’il n’en restât plus de quoi entretenir leur trogne. Pourtant, quand le moment de partir fut arrivé, chacun en donna le signal par une bonne tape appliquée sur le dos de son camarade, et le baron Von Koëldwethout se mit gaiement en route avec ses compagnons.

« Pendant six mortelles semaines, les sangliers et les ours furent en vacances. Les maisons de Koëldwethout et de Swillenhausen célébrèrent leur union ; les piques se rouillèrent, et le bugle du baron s’enroua faute d’exercice.

Ce fut là un temps bien heureux pour les vingt-quatre chevaliers. Mais, hélas ! leurs jours de gloire et de bonheur prirent leurs bottes de sept lieues et disparurent en un clin d’œil.

« Mon ami, dit la baronne.

— Mon amour, dit le baron.

— Ces vilains tapageurs…

— Qui donc cela, madame ? » dit le baron tressaillant de surprise.

« La baronne lui montra, de la fenêtre où ils étaient ensemble la cour où les vert pomme, sans se douter de leur sort, prenaient en bas un coup d’étrier copieux pour se préparer à courir un sanglier ou deux.

« Mon train de chasse, madame, dit le baron.

— Congédie-les, mon amour, murmura-t-elle.

— Les congédier ! s’écria le baron, ne pouvant en croire ses oreilles.

— Pour l’amour de moi, mon cœur.

— Pour l’amour du diable, madame, » répondit le baron.

« Sur quoi la baronne poussa un grand cri, et tomba évanouie aux pieds du baron.

« Que vouliez-vous qu’il fît ? Il sonna la femme de chambre de la baronne, il envoya chercher le docteur. Puis, se précipitant dans la cour, il chassa à grands coups de pied les deux vert pomme qui avaient cette spécialité, donna sa malédiction à tous les autres à la ronde, les envoya faire… n’importe quoi. Je voudrais savoir mieux l’allemand pour lui mettre dans la bouche une expression plus délicate.

« On n’attend pas de moi que j’aille décrire les moyens à l’aide desquels certaines dames réussissent par degrés dans leur ménage à donner le croc-en-jambe à leur époux ; je garde mon opinion pour moi ; je n’en dois compte à personne. J’aurais le droit, après tout, de penser qu’un membre du parlement, par exemple, ne devrait pas être marié. Car, sur quatre membres qui le sont, il y en a trois qui se croient obligés de voter selon la conscience de leur femme (quand elles ont de ces sortes de choses) et non selon la leur. Qu’il me suffise de dire, quant à présent, que la baronne Von Koëldwethout, par un moyen ou par un autre, acquit un grand empire sur le baron Von Koëldwethout, et que, petit à petit, brin à brin, jour par jour, d’année en année, le baron perdait du terrain et se voyait sournoisement démonté de quelque vieux dada du bon temps de sa jeunesse, car il commençait à devenir un gros papa d’environ quarante-huit ans. Plus de festin, plus de gala, plus de train de chasse, plus de chasse, plus rien enfin de ce qu’il aimait par goût ou par habitude ; et ce lion féroce, ce cœur d’acier fut décidément muselé et mené en laisse par sa propre dame, dans son propre château de Grogzwig.

« Encore si ses infortunes s’étaient bornées là ! Mais, un an après ses noces, un joli petit baronnet fit son entrée dans le monde, et l’on tira en son honneur je ne sais combien de feux d’artifice, on vida je ne sais combien de douzaines de bouteilles de vin. L’année suivante, ce fut le tour d’une petite baronnette, et ainsi de suite, tous les ans, à tour de rôle, un baronnet, une baronnette, un jour même, tous les deux à la fois, si bien que le baron se trouva à la tête d’une famille de douze enfants. À chacun de ces anniversaires, la vénérable baronne Von Swillenhausen tombait dans des transports de sensibilité nerveuse en voyant compromettre le repos et la santé de sa chère fille, la baronne de Koëldwethout, et, si jamais on ne s’aperçut que la bonne dame ait, par quelque dévouement personnel, contribué au rétablissement de l’accouchée, elle ne s’en faisait pas moins un devoir de se montrer aussi agacée qu’elle le pouvait dans le château de Grogzwig, passant son temps à faire des observations critiques sur la tenue intérieure de la maison du baron, et surtout à déplorer le triste sort de sa fille infortunée. Si par hasard le baron de Grogzwig, passablement ennuyé de ces jérémiades, perdait patience et s’émancipait jusqu’à faire entendre que sa femme n’était pas plus malheureuse que toutes les autres femmes de baron, la baronne Von Swillenhausen prenait tout le monde à témoin qu’il n’y avait qu’elle dans ce monde qui s’intéressât aux souffrances de sa chère petite ; aussi ses parents et ses amis tombaient d’accord que, sans aucun doute, elle faisait deux fois plus de tapage que son gendre, et qu’il n’y avait pas de sans-sueur comparable à cette brute de baron de Grogzwig.

« Le pauvre baron supporta tout cela tant qu’il put, et quand il ne put plus résister à ses ennuis, il en perdit l’appétit et la bonne humeur, et alors il se laissa tristement aller à son abattement. Mais il n’était pas au bout de ses peines, et de nouveaux chagrins vinrent accroître sa mélancolie. Ses affaires n’étaient plus si florissantes. Il avait fait des dettes. Les coffres de Grogzwig s’épuisaient, quoique la famille de Swillenhausen les eût crus inépuisables : et c’était juste au moment où la baronne allait enrichir sa noble famille d’un treizième rejeton que Von Koëldwethout fit la triste découverte qu’il n’avait plus rien dans sa bourse.

« Qu’est-ce que je vais donc faire ? dit le baron. Si je me tuais ! »

« C’était une fameuse idée. Le voilà donc qui prend un couteau de chasse sur le buffet voisin ; il le repasse sur sa botte, et fait une fausse attaque à sa gorge.

« Hein ! dit le baron s’arrêtant en chemin, peut-être qu’il n’est pas assez bien aiguisé. »

« Le baron lui redonne le fil, et présente encore l’instrument à sa gorge qui n’y mettait pas beaucoup de bonne volonté. Au même instant, sa main reste suspendue en entendant un grand vacarme parmi les baronnets et baronnettes, qu’on élevait à l’étage supérieur dans une tour dont les fenêtres étaient garnies en dehors d’une grille de fer pour les empêcher de tomber de là dans le fossé.

« Si j’étais garçon, dit le baron en soupirant, j’en aurais déjà fini cinquante fois sans qu’on vînt m’interrompre.

« — Holà ! qu’on me porte un pot de vin et une grande pipe dans la petite chambre voûtée derrière le salon. »

« Un domestique, plein de docilité, exécuta l’ordre du baron en moins d’une demi-heure, et Von Koëldwethout, averti que tout est prêt, se rendit à grands pas dans la chambre voûtée, dont les lambris d’un bois sombre reluisaient de l’éclat des flammes du foyer. Les bûches étaient empilées dans l’âtre ; la pipe et la bouteille étaient placées sur la table ; c’était, en somme, un cabinet très confortable.

« — Laisse la lampe, dit le baron.

« — Vous ne voulez plus rien, milord ? demanda le domestique.

« — Si ; je veux être seul. »

« Le domestique ne se le fit pas dire deux fois, et le baron mit le verrou.

« Je vais fumer encore une pipe, dit le baron, et puis bonsoir. »

« Mettant donc le couteau sur la table en attendant qu’il en fît usage, et sablant une bonne rasade, le seigneur de Grogzwig se rejeta en arrière dans son fauteuil, les jambes étendues devant le feu, et poussa quelques bouffée de tabac.

« Il se mit à penser à toutes sortes de choses : à ses ennuis présents, à son bon temps de célibat, à ses chevaliers vert pomme, depuis bien des années dispersés je ne sais où. Cependant on savait que l’un d’eux avait eu le malheur d’être pendu, l’autre décapité, quatre autres s’étaient tués à force de boire. Les sangliers et les ours lui trottaient dans la tête, lorsqu’au moment où il portait son verre à ses lèvres pour lui dire un dernier mot, il leva les yeux, et s’aperçut, à sa grande surprise, qu’il n’était pas seul.

« Non, il n’était pas seul. Il y avait là, vis-à-vis de la cheminée, une figure hideuse et qui était assise, les bras croisés, avec des yeux creux et sanglants, la figure ridée, une face cadavéreuse d’une longueur démesurée, encadrée dans une masse de gros vilains cheveux noirs tressés en natte. Le monstre portait une tunique de bleu foncé, demi-deuil ; le baron remarqua même, en la regardant de plus près, qu’elle était décorée tout du long d’une garniture de poignées de cercueil, en guise d’agrafes ; ses jambes aussi étaient recouvertes de plaques à bière, en guise de cuissards, et il avait sur l’épaule gauche un petit manteau couleur tête de nègre, qui avait bien l’air d’avoir été taillé dans un poêle mortuaire. Il ne s’occupait pas du baron, mais il tenait les yeux fixés sur le feu.

« — Eh bien ! dit le baron frappant du pied pour éveiller son attention.

« — Eh bien ! répliqua l’étranger portant ses yeux sur le baron, mais sans tourner la tête ni se déranger de sa place. Après ?

« — Après ? répondit le baron sans s’effrayer le moins du monde de la voix creuse et des yeux ternes de son hôte, ce serait plutôt à moi à vous dire : Après ? Par où donc êtes-vous entré ?

« — Par la porte.

« — Qui êtes-vous donc ?

« — Un homme.

« — Je ne crois pas cela, dit le baron.

« — Alors ne le croyez pas, dit la figure.

« — C’est ce que je fais, » repartit le baron.

La figure regarda quelque temps le baron qui ne baissait pas les yeux et finit par lui dire d’un ton familier :

« — Tenez, je vois bien qu’il n’y a pas à vous attraper, je ne suis pas un homme.

« — Qu’êtes-vous donc alors ? demanda le baron.

« — Un génie, répliqua la figure.

« — C’est singulier, on ne croirait pas cela à vous voir, reprit le baron d’un air méprisant.

« — Je suis le génie du désespoir et du suicide, dit le fantôme, à présent vous savez à quoi vous en tenir. »

À ces mots le génie se retourna du côté du baron, pour faire la conversation, et ce qu’il y eut de très particulier, c’est qu’il défit son manteau, et, prenant un pieu qu’il avait au travers du corps, il le tira avec force, et le mit sur la table avec des manières aussi aisées que si c’était sa canne.

« — À présent, dit la figure, montrant des yeux le couteau de chasse, allez-vous faire quelque chose pour moi ?

« — Pas encore, répondit le baron : il faut d’abord que je finisse ma pipe.

« — En ce cas, dépêchez-vous.

« — Vous êtes donc bien pressé ?

« — Tiens, si je le suis ! repartit la figure, il se fait tant d’affaires maintenant dans ma partie, en France et en Angleterre, que tout mon temps est diantrement occupé.

« — Buvez-vous un coup ? dit le baron touchant la bouteille du bout de sa pipe.

« — Cela m’arrive plus de neuf fois sur dix, et fameusement encore, répondit la figure sèchement.

« — Quoi, jamais modérément ? demanda le baron.

« — Jamais, répliqua la figure, en frissonnant, ce n’est bon qu’à mettre en gaieté. »

« Le baron jeta encore un coup d’œil sur son nouvel ami auquel il trouvait un air on ne peut plus singulier, et finit par lui demander s’il prenait une part active dans le genre d’opérations auxquelles il faisait allusion.

« — Non, répliqua la figure d’une manière évasive, mais j’y assiste toujours.

« — Seulement pour juger le coup, je suppose ? dit le baron.

« — Justement cela, répondit la figure, badinant avec son pieu, dont elle examinait la pointe. Dépêchez-vous d’avoir fini, voulez-vous ? parce qu’il y a un jeune gentleman affligé d’une trop grande fortune et sans occupation, qui attend après moi, à ce que je peux croire.

« — Un homme qui va se tuer parce qu’il a trop d’argent ! s’écria le baron qui n’en pouvait plus de rire ; ha ! ha ! en voilà une bonne. » C’était la première fois depuis longtemps que le baron riait de si bon cœur.

« — Je vous en prie, dit la figure d’un ton suppliant et d’un air épouvanté, ne recommencez pas, hein !

«  — Pourquoi pas ? demanda le baron.

« — Parce qu’il n’y a rien qui me fasse plus de mal : soupirez tant qu’il vous plaira, par exemple, pour cela, ça ne me fait que du bien. »

« Le baron soupira machinalement au mot de soupir : la figure, reprenant tout son entrain, lui passa le couteau de chasse avec la politesse la plus engageante.

« — C’est égal, c’est une drôle d’idée, dit le baron, tâtant le fil de la lame, un homme qui se tue parce qu’il a trop d’argent !

« — Peuh ! dit le spectre, étourdiment, ce n’est pas plus drôle qu’un homme qui se tue parce qu’il n’en a pas. »

« Le génie se compromit-il sans y penser par ces paroles imprudentes, ou bien croyait-il le baron si bien décidé qu’il pouvait lui dire tout ce qui lui passait par la tête, je n’en sais rien ; mais ce que je sais bien, c’est que le baron s’arrêta tout court, et ouvrit de grands yeux, comme un homme qui se sent illuminé d’une idée nouvelle.

« — Au fait, certainement, dit Von Koëldwethout, il n’y a pas de maux sans remède.

« — Excepté un coffre vide, cria le génie.

« — Bon ! mais qui est-ce qui dit qu’on ne peut pas encore le remplir ? dit le baron.

« — Des femmes acariâtres, fit le génie en grognant.

« — Oh ! si ce n’est que cela, on peut les mettre à la raison.

« — Treize enfants, cria le génie à tue-tête.

« — Ils ne peuvent pas tous mal tourner, » dit le baron.

« Il était visible que le génie devenait féroce, en entendant le baron lui tenir tête sur tous ces points. Cependant il essaya de tourner la chose en plaisanterie et lui demanda quand il aurait fini de rire, qu’il lui en serait très obligé.

« — Mais je ne ris pas du tout ; je n’ai jamais parlé plus sérieusement, continua le baron.

« — À la bonne heure, j’aime à vous entendre parler comme cela, dit le génie, d’un air consterné, parce qu’une plaisanterie, voyez-vous, sans figure de rhétorique, c’est ma mort. Allons ! venez ; quittez vite ce monde insipide.

« — Je ne sais pas, dit le baron, jouant tranquillement avec son couteau : je ne sais pas. Certainement ce monde est insipide, je vous l’accorde, mais je ne crois pas que le vôtre soit beaucoup plus amusant, car vous ne m’avez pas du tout l’air personnellement d’être fort à votre aise. Et j’y songe, quelle garantie me donnez vous que je gagnerai au change, après tout ? tiens ! s’écria-t-il en se levant avec vivacité, je n’avais pourtant pas encore pensé à cela !

« — Dépêchons-nous, cria la figure, grinçant des dents.

« — Passe au large, dit le baron, je ne veux plus me laisser ennuyer plus longtemps, je vais réformer tout cela ; je tâterai encore du grand air et de la chasse aux ours ; et si cela ne va pas bien, je parlerai comme il faut à la baronne, et je couperai la tête au Swillenhausen. » Là-dessus le baron retomba dans son fauteuil et poussa un éclat de rire si franc et si bruyant qu’il en ébranla toute la chambre.

« Le spectre recula de quelques pas, regardant d’abord le baron avec un air terrifié, puis à la fin, il empoigna son pieu, se le plongea avec violence au travers du corps, poussa un hurlement effrayant et disparut.

« Von Koëldwethout ne le revit jamais. Une fois bien décidé à exécuter son projet, il eut bientôt mis à la raison la baronne et les Swillenhausen, et vécut encore de longues années. Il n’était pas bien riche, à ce qu’on dit, mais il n’en fut pas moins heureux. Il laissa une nombreuse famille qui avait été soigneusement dressée à la chasse des sangliers et des ours sous sa direction personnelle. Pour moi, je conseille à tous ceux qui se sentiraient ennuyés et tristes pour de pareilles misères, comme il y en a, de bien étudier la question sous ses deux faces, en ayant soin de regarder la meilleure avec un verre grossissant ; et, s’ils n’en restaient pas moins tentés de s’en aller sans demander de congé, qu’ils commencent toujours par fumer une grande pipe et boire une bonne bouteille de vin : ils ne peuvent rien faire de mieux que de mettre à profit l’excellent exemple du baron de Grogzwig. »


« Messieurs et mesdames, la voiture est prête, s’il vous plaît, » dit un nouveau conducteur en ouvrant la porte.

Cette nouvelle fit dépêcher le punch en toute hâte et prévint toute discussion sur le conte précédent. On remarqua que M. Squeers tirait à part le gentleman à tête grise et lui adressait une question à laquelle il paraissait attacher un grand intérêt : c’était à l’occasion des cinq sœurs d’York. On sut après qu’il désirait savoir combien les couvents du Yorkshire prenaient alors à leurs pensionnaires.

On se remit en route. Nicolas dormit jusqu’au lendemain matin, et quand il s’éveilla, il ne retrouva plus, à son grand regret, ni le baron de Grogzwig, ni l’historien des cinq sœurs ; ils avaient quitté la diligence.

Le jour se passa assez peu agréablement, et le soir, vers six heures, Nicolas, M. Squeers et les petits garçons, avec leur bagage commun, furent descendus ensemble à l’hôtel George-and-New, Greta-Bridge.