Nicolas Nickleby (traduction Lorain)/59
CHAPITRE XVII.
Ralph était assis tout seul dans la chambre solitaire où il avait coutume de prendre ses repas et de passer la soirée, quand des occupations lucratives ne l’appelaient pas dehors. Devant lui était servi son déjeuner intact. Sa montre était sur la table où ses doigts battaient la mesure dans un mouvement convulsif. L’aiguille avait depuis longtemps passé l’heure, où depuis des années, il avait l’habitude de la remettre dans son gousset pour descendre l’escalier d’un pas régulier, pour aller vaquer à ses affaires du jour ; mais elle avait beau l’avertir de son tic tac monotone, il n’y faisait pas plus attention qu’aux mets ou au carafon qui l’invitaient à manger et à boire ; il restait là, la tête appuyée sur sa main, et les yeux fixés tristement sur le parquet.
Pour se départir ainsi de ses habitudes constantes et invariables, lui qui était la régularité et la ponctualité mêmes dans la pratique régulière des affaires dont la richesse était toujours le but, il fallait bien que l’usurier ne fût pas dans son assiette ordinaire. Il fallait qu’il fût sous l’influence de quelque maladie de l’esprit ou du corps, et qu’elle fût bien sérieuse pour agir sur un homme comme lui. Au reste, on le voyait assez à sa figure égarée, son air abattu, ses yeux creux et languissants. Il les leva pourtant à la fin pour jeter autour de lui un regard vif et rapide, comme un homme qui s’éveille en sursaut et n’a pas encore eu le temps de se reconnaître.
« Qu’est-ce que j’ai donc là, dit-il, qui m’oppresse sans que je puisse m’en débarrasser ? Je ne suis pourtant pas douillet, et je ne me sens pas malade. Je ne suis pourtant pas un homme à faire des grimaces et des hélas, ou à me nourrir de chimères. Mais que voulez-vous qu’on fasse quand on n’a pas de repos ? »
Il pressa son front de sa main.
« Les nuits passent et se succèdent sans que je puisse avoir de repos. Si je m’endors, qu’est-ce que c’est qu’un sommeil troublé par des rêves obstinés qui font toujours passer sous mes yeux un tas de personnages odieux, les mêmes figures détestables, qui viennent à chaque instant se mêler de ce que je dis et de ce que je fais, et toujours pour me contrecarrer. Si je veille, quel repos puis-je avoir, incessamment poursuivi par ce spectre de je ne sais quoi, et c’est bien ce qu’il y a de pis. Il faut pourtant que j’en aie, du repos. Une nuit seulement de repos continu, et je me retrouverai sur mes pieds. »
En même temps, repoussant des mains la table, comme si la vue des mets lui faisait mal au cœur, il aperçut sa montre : elle marquait près de midi.
« Voilà qui est étrange, dit-il, midi, et Noggs n’est pas ici ! Quelque batterie au cabaret qui l’aura retenu. Je voudrais pour quelque chose, même pour de l’argent, quoique je vienne de faire une grosse perte, qu’il eût donné un coup de couteau à un homme dans une querelle de taverne, ou fait un vol avec effraction, ou filouté quelqu’un, ou commis tous les crimes qu’on voudra, pourvu qu’il n’en fût pas quitte à moins des galères avec un boulet au pied, pour me débarrasser de lui. Mais, ce qui vaudrait mieux encore, ce serait de le faire tomber dans quelque piège et de le tenter ici, par quelque moyen, pour qu’il me vole. Qu’il me prenne tout ce qu’il voudra, j’en serai bien aise, si cela me procure le plaisir de le livrer à la justice. Car c’est un traître, j’en mettrais ma tête à couper. Où ? quand ? comment ? je n’en sais rien, mais j’en suis sûr. »
Après avoir attendu encore une demi-heure, il envoya sa gouvernante chez Newman, pour savoir si c’est qu’il était malade, et pourquoi il n’était pas venu sans le prévenir. Elle lui rapporta pour nouvelle qu’il n’avait pas couché chez lui, et que personne ne savait ce qu’il était devenu.
« Mais, ajouta-t-elle, il y a en bas, monsieur, un gentleman que j’ai trouvé à la porte en arrivant, et qui dit…
— Qu’est-ce qu’il dit ? demanda Ralph avec colère. Ne vous ai-je pas répété cent fois que je ne voulais recevoir personne ?
— Il dit, reprit la servante tout intimidée par ses rebuffades, qu’il vient pour une affaire particulière qui n’admet pas de retard, et j’ai pensé que ce pouvait être pour…
— Pour quoi ? au nom du diable ! N’allez-vous pas aussi épier et surveiller les affaires qu’on peut avoir avec moi ? Dites.
— Ah ! ciel ! non, monsieur. Je vous voyais tourmenté, et je pensais que peut-être il venait vous parler de M. Noggs. Voilà tout.
— Elle m’a vu tourmenté ! marmotta Ralph. Ne voilà-t-il pas qu’ils vont se mettre tous à me guetter ? Où est-il, ce monsieur ? vous ne lui avez toujours pas dit, j’espère, que je ne suis pas encore descendu d’aujourd’hui ? »
Elle répondit qu’il était dans le petit cabinet, et qu’elle lui avait dit que son maître était occupé, mais qu’elle allait faire sa commission.
« C’est bon, dit Ralph, je vais le recevoir. Retournez à votre cuisine, et n’en bougez pas, vous m’entendez ? »
Ravie d’être congédiée, elle eut bientôt tourné les talons. Quant à Ralph, il se recueillit un moment, fit tout ce qu’il put pour reprendre son visage ordinaire, et descendit. Il s’arrêta un moment, pour se remettre, à la porte du cabinet, la main sur le loquet, et, en entrant dans le bureau de Newman, il se trouva en face de M. Charles Cheeryble.
Il n’y avait pas un homme au monde avec lequel il désirât moins se rencontrer en toute occasion ; mais, en ce moment qu’il reconnut en lui le patron et le protecteur de Nicolas, il aurait mieux aimé voir un spectre. Cependant, cette apparition inopinée lui rendit un service. Elle réveilla à l’instant toute son énergie. Elle ralluma dans son sein toutes les passions qui, depuis nombre d’années, y avaient établi leur repaire ; elle fit revivre toute sa haine, sa malice et sa rage. Elle ramena le ricanement sur sa lèvre, la menace sur son front. Elle ressuscita en lui, dans toute sa personne, ce même Ralph Nickleby que tant de gens avaient appris à connaître à leurs dépens pour ne l’oublier jamais.
« Ouf ! dit Ralph s’arrêtant à la porte, voilà, monsieur, un honneur auquel je ne m’attendais pas.
— Et dont vous vous passeriez bien, dit le frère Charles : je sais que vous vous en passeriez volontiers.
— Vous avez la réputation, répliqua Ralph, d’être la vérité même. Ce qu’il y a de sûr, c’est que vous dites là la vérité, et je ne vous contredirai pas là-dessus. C’est un honneur dont je me passerais volontiers, comme je ne m’y attendais guère. Vous voyez que je suis franc.
— En deux mots, monsieur… commença le frère Charles.
— En deux mots, monsieur, reprit Ralph en l’interrompant, pour abréger cette conférence, je vous prie de la finir avant de la commencer. Je devine le sujet dont vous allez m’entretenir, et je ne veux pas en entendre parler. Vous aimez la franchise, à ce qu’on dit, en voilà : voici la porte. Nous n’allons pas du même côté. Continuez votre chemin, s’il vous plaît, et laissez-moi tranquillement continuer le mien.
— Tranquillement ! répéta le frère Charles avec douceur, en regardant avec plus de pitié que de colère. Continuer son chemin tranquillement !
— Enfin, monsieur, vous ne voulez pas, je suppose, rester chez moi malgré moi, et sans doute vous n’avez pas la prétention de persuader un homme fermement décidé à se boucher les oreilles pour ne pas entendre un mot de ce que vous voulez dire.
— Écoutez, monsieur Nickleby, reprit le frère Charles toujours avec le même ton de douceur, mais aussi avec fermeté, si je viens ici, c’est contre mon gré, j’en suis plus fâché, plus désolé que personne. Je n’ai jamais mis les pieds dans cette maison, et, si vous voulez que je vous parle franchement, je ne m’y trouve pas à mon aise, je sens que je ne suis pas à ma place, et je n’ai pas envie d’y revenir jamais. Vous ne vous doutez pas du sujet qui m’amène : vous ne pouvez pas vous en douter, je le vois bien à votre accueil : vous changeriez bientôt de ton.
Ralph lui jeta un regard perçant, mais l’œil clair et limpide et la physionomie ouverte de l’honnête négociant rencontrèrent fièrement son regard, sans changer d’expression.
« Faut-il que je continue ? demanda M. Cheeryble.
— Oh ! mon Dieu ! comme il vous plaira, répondit Ralph sèchement. Voici des murs pour vous entendre, monsieur, un bureau, deux tabourets, ce sont des auditeurs très attentifs et dont vous n’avez pas à craindre qu’ils vous interrompent. Continuez, je vous prie ; faites comme chez vous ; je vais faire un tour, peut-être quand je reviendrai vous aurez fini tout ce que vous avez à dire, et qu’alors vous voudrez bien me céder la place. »
En même temps il boutonna son habit, passa dans le corridor et décrocha son chapeau. Le vieux gentleman suivit ses pas, et se disposait à ouvrir la bouche, quand Ralph lui fit de la main signe de se taire et lui dit :
« Pas un mot, entendez-vous bien, monsieur ? pas un seul mot. Tout vertueux que vous êtes, vous n’êtes pas un ange, après tout, pour vous permettre d’entrer chez les gens bon gré, mal gré, et leur ouvrir, quoi qu’ils en aient, les oreilles pour vous écouter. Prêchez à la muraille, si cela vous amuse, je vous le répète, mais à moi, non.
— Je ne suis pas un ange, Dieu le sait, répondit le frère Charles secouant la tête, je ne suis qu’un homme, avec mes erreurs et mes défauts ; mais il y a une qualité que tout le monde peut avoir, en communauté avec les anges, l’occasion heureuse d’exercer, quand ils le veulent,… la charité. C’est elle qui m’amène près de vous. Laissez-moi, je vous prie, vous en donner la preuve.
— Moi, repartit Ralph avec un sourire triomphant, je ne me pique pas de charité pour les autres, et je n’en attends de personne. N’en attendez pas non plus de moi, monsieur, pour le drôle qui en a imposé à votre crédulité enfantine ; il n’aura de moi que la haine.
— Qui ? lui ? implorer votre charité ! s’écria le vieux négociant avec chaleur, c’est à vous à implorer la sienne, monsieur, c’est plutôt à vous. Si vous ne voulez pas m’entendre, à présent que vous le pouvez encore, il faudra bien que vous m’entendiez plus tard, à moins que vous ne preniez les devants sur ce que j’ai à vous dire, et que vous ne vous arrangiez pour que nous n’ayons plus besoin de nous revoir jamais. Votre neveu est un noble jeune homme, monsieur, un honnête et brave jeune homme. Ce que vous êtes, vous, monsieur Nickleby, je ne veux pas vous le dire, mais ce que vous avez fait, je le sais. Maintenant, monsieur, quand vous sortirez pour l’affaire où vous vous êtes dernièrement engagé, et que vous trouverez des difficultés d’exécution qui vous embarrasseront, venez me trouver, monsieur, moi, mon frère et Tim Linkinwater. Alors nous vous expliquerons tout. Mais venez promptement, car après il pourrait bien être trop tard, et on pourrait vous l’expliquer avec plus de dureté et un peu moins de délicatesse : et surtout rappelez-vous, monsieur, que si je suis venu vous trouver ce matin, c’est par charité pour vous, et que je suis encore dans les mêmes dispositions, quand vous voudrez m’entendre. »
Après avoir prononcé ces mots avec beaucoup de gravité et d’émotion, le frère Charles mit sur sa tête son couvre-chef à larges bords, et, passant devant Ralph Nickleby sans rien ajouter, gagna lestement la porte et sortit. Ralph le regarda partir sans bouger, sans rien dire pendant quelque temps, et ne sortit de cette espèce de stupéfaction silencieuse que par un éclat de rire méprisant.
« Ne serait-ce pas encore, dit-il, un de ces rêves absurdes qui ont troublé mon sommeil toutes ces nuits-ci !… Par charité pour moi !… Ouf ! il faut que le vieil imbécile soit devenu fou. »
Malgré cela, tout en s’exprimant sur le ton de la dérision et du mépris, il était évident que, plus Ralph réfléchissait à la chose, plus il se sentait mal à son aise, plus il était en proie à une anxiété vague et craintive qui allait toujours croissant, à mesure que le temps se passait sans qu’il reçût des nouvelles de Newman Noggs. Après avoir attendu presque toute l’après-midi, tourmenté par des appréhensions et des pressentiments de divers genres, par le souvenir de l’avertissement que lui avait donné son neveu Nicolas à leur dernière rencontre, et dont la confirmation ne se montrait déjà que trop, sous une forme ou sous une autre, sans lui laisser un moment de repos, il sortit, et, sans se rendre bien compte des motifs, entraîné par son agitation et ses craintes, il se dirigea vers la demeure de Snawley. Ce fut sa femme qui vint lui ouvrir, et Ralph lui demanda si son mari n’était pas à la maison.
« Non, dit-elle d’un ton aigre ; certainement non, qu’il n’y est pas ; et je ne crois pas qu’il y soit de longtemps ; c’est bien plus fort.
— Est-ce que vous ne me connaissez pas ?
— Oh ! que si, que je vous connais bien… trop bien, peut-être, et lui aussi ; je suis bien fâchée de vous le dire.
— Allez donc l’avertir que je viens de le voir de l’autre côté de la rue, à travers la jalousie du premier étage, et que j’ai à lui parler d’affaires… Est-ce que vous ne m’entendez pas ?
— Je vous entends bien, répondit Mme Snawley, sans se mettre autrement en devoir d’exécuter sa requête.
— Je savais bien, se dit Ralph à lui-même en passant devant elle sans façon, que cette femme-là était une hypocrite, avec ses psaumes et ses citations de la Bible ; mais je ne m’étais pas encore aperçu qu’elle se prît de boisson.
— Arrêtez ! lui dit la douce moitié de M. Snawley en lui barrant le passage de sa personne, et une robuste personne encore ; vous n’entrerez pas, vous ne lui en avez déjà que trop parlé, d’affaires. Je lui disais bien où cela le mènerait de traiter et de manigancer quelque chose avec vous. C’est vous ou le maître de pension, à moins que ce ne soient tous les deux, qui avez forgé la lettre, rappelez-vous cela, et non pas lui ; ainsi, n’allez pas la lui mettre sur le dos.
— Allez-vous vous taire, vieille Jézabel ? dit Ralph en regardant avec crainte autour de lui.
— Pardienne ! je ne sais peut-être pas quand je dois parler ou me taire ! repartit la dame ; tâchez seulement, monsieur Nickleby, d’en faire taire d’autres.
— Chameau ! dit Ralph. Si votre mari a été assez bête pour vous confier ses secrets, sachez au moins les garder, démon que vous êtes.
— Ce ne sont pas tant ses secrets à lui que ceux d’autres personnes que je connais, répliqua-t-elle ; ce sont plutôt les vôtres. Vous n’avez pas besoin de me faire de gros yeux. Gardez-les pour une meilleure occasion, vous ferez mieux.
— Voulez-vous, encore une fois, dit Ralph réprimant de son mieux sa colère et lui serrant le poignet de ses griffes ; voulez-vous aller dire à votre mari que je sais qu’il est à la maison, et qu’il faut que je le voie ? Voulez-vous bien me dire aussi ce que signifie, de votre part et de la sienne, ce changement de ton à mon égard ?
— Non, répondit-elle en dégageant son bras avec violence ; je ne veux ni l’un ni l’autre.
— Alors, c’est un défi que vous me jetez, n’est-ce pas ?
— Oui, prenez-le comme cela. »
Ralph, en ce moment, leva la main pour la battre ; mais il se retint et se contenta, en s’en allant, de lui faire de la tête des menaces muettes, et de marmotter entre ses dents qu’elle s’en souviendrait.
En sortant de là, il alla tout droit à l’auberge où descendait M. Squeers, et demanda s’il y avait longtemps qu’on l’y avait vu. Il avait une espérance vague qu’il y serait revenu, après avoir bien ou mal terminé sa mission, et qu’il pourrait au moins le rassurer. Mais on n’avait pas vu M. Squeers depuis dix jours, et, tout ce qu’on put lui dire, c’est qu’il avait laissé ses effets et n’avait pas payé son compte.
Troublé de mille inquiétudes et de mille soupçons, et voulant s’assurer si Squeers avait vent de ce qui se passait chez Snawley, ou s’il n’était pas pour quelque chose dans ce changement inexplicable, Ralph se hasarda à aller le demander à son logement de Lambeth, pour avoir une entrevue avec lui dans cet endroit compromettant. Impatient de vérifier ses craintes, sans plus attendre, il s’y rendit sur-le-champ ; et, comme il s’était fait décrire auparavant les lieux, il connaissait assez bien les êtres de sa chambre pour grimper l’escalier et frapper doucement à sa porte.
Un coup, deux coups, trois coups, douze coups, personne. « Serait-il endormi ? Écoutons par la serrure ; il me semble que j’entends le bruit de sa respiration. » Mais non, il s’était trompé, il n’y avait personne. Il s’assied patiemment, pour l’attendre, sur une marche ébréchée, persuadé qu’il était sorti pour quelque petite commission, et qu’il ne pouvait tarder à rentrer.
Plus d’une fois des pas résonnèrent et firent craquer l’escalier. Son oreille crut reconnaître ceux de son complice, et alors il se relevait, tout prêt à lui adresser la parole quand il allait être monté ; mais chaque personne, l’une après l’autre, tournait sur le palier pour entrer dans quelque chambre voisine, sans arriver jusqu’à l’endroit où il croquait le marmot, et c’était pour lui autant de désappointements qui lui faisaient sentir de plus en plus sa solitude et redoublaient ses frissons d’inquiétude.
Il finit par perdre l’espérance de le voir revenir, et, descendant un étage, il demanda à un voisin s’il savait où pouvait être M. Squeers, qu’il désigna par un nom de guerre convenu. Le voisin le renvoya à un autre, celui-là à un troisième, qui lui apprit que la veille au soir, assez tard, il était sorti précipitamment avec deux hommes qui étaient revenus peu de temps après chercher aussi une vieille femme qui demeurait sur le même carré. Cette circonstance avait paru assez singulière au locataire pour piquer sa curiosité, mais il ne leur avait pas parlé, et ne s’en était plus occupé.
Il lui vint à l’idée qu’il était possible qu’on eût arrêté Peg Sliderskew pour vol, et M. Squeers par la même occasion, comme se trouvant dans ce moment-là avec elle, sous prévention de complicité. En ce cas, Gride devait le savoir, et il alla de ce pas chez Gride ; Il commençait à ressentir de vives alarmes ; n’y aurait-il pas quelque plan concerté pour amener sa déconfiture et sa ruine ?
Arrivé à la porte de l’usurier son compère, il trouva les fenêtres hermétiquement fermées ; les jalousies délabrées étaient baissées : tout était silencieux, triste, désert. Mais, comme c’était assez l’aspect ordinaire de la maison, il ne s’en émut pas. Il frappe, doucement d’abord, puis plus fort, puis d’un bras vigoureux : personne ne répond. Il écrit au crayon quelques mots sur sa carte, la glisse sous la porte et se dispose à partir, lorsqu’il entend soulever furtivement un châssis de fenêtre, lève la tête et ne fait qu’entrevoir la figure de Gride en personne, qui regardait avec précaution d’une croisée du grenier, par-dessus le parapet de la maison, mais qui, en reconnaissant son visiteur, disparaît à l’instant : pas assez vite pourtant pour que Ralph n’eût pas observé ce manège. « Descendez donc, » lui cria-t-il.
À la seconde sommation, Gride reparaît, mais avec de si grands soins pour se dissimuler, qu’on ne voyait sur l’horizon que ses traits anguleux et ses cheveux blancs par-dessus le parapet : on aurait dit une tête coupée tout exprès pour décorer l’entablement.
« Chut ! se mit-il à crier. Allez-vous-en… allez-vous-en.
— Descendez donc, répéta Ralph, en lui faisant signe d’en bas.
— Allez-vous-en, cria Gride en secouant la tête d’un air impatient et effaré. Ne me parlez pas ; ne frappez pas ; n’appelez pas l’attention sur ma maison, allez-vous-en.
— Je vous donne ma parole, dit Ralph, que je vais carillonner à votre porte, jusqu’à ce que tous les voisins soient sous les armes, si vous ne me dites pas ce que vous avez à vous cacher comme cela, chien de cafard.
— Je ne veux pas entendre ce que vous me dites… ne m’adressez pas la parole… ne me compromettez pas… allez-vous-en… allez-vous-en, répondit Gride.
— Descendez, je vous dis, répéta Ralph d’un ton courroucé. Allez-vous descendre ?
— N—o-n, » répondit Gride en grognant, et il retira sa tête. Ralph, planté là tout seul dans la rue, entendit refermer la croisée, doucement et furtivement encore comme on l’avait ouverte tout à l’heure.
« Comment se fait-il, se dit Ralph, qu’ils me font tous visage de bois, et qu’ils ont l’air de me fuir comme la peste ? Eux qui léchaient hier la poussière de mes souliers ! Serait-il vrai que le jour décline pour moi et que la nuit commence ! Je veux savoir ce que tout cela veut dire, à tout prix : il le faut. Je me sens en ce moment plus ferme, plus résolu, plus moi-même que je n’ai jamais été. »
Laissant donc là la porte, que, dans les premiers transports de sa rage, il voulait frapper à coups redoublés, pour forcer Gride, ne fût-ce que par crainte, à venir lui ouvrir, il se retourna du côté de la Cité, et, marchant d’un pied ferme au travers de la foule qui en encombrait les rues (c’était de cinq à six heures du soir), il se dirigea vers le comptoir des frères Cheeryble, et passa la tête par la cage de verre où il trouva Tim Linkinwater tout seul.
« Je m’appelle Nickleby, dit Ralph.
— Connu, répliqua Timothée en le regardant à travers ses lunettes.
— Quel est celui des associés de votre maison qui est venu me trouver ce matin ?
— M. Charles.
— Eh bien ! dites à M. Charles que je désire le voir.
— Vous allez voir, dit Timothée, sautant à bas de son tabouret avec agilité, vous allez voir non-seulement M. Charles, mais aussi M. Ned. »
Timothée n’en dit pas davantage, mais il fixa sur Ralph un regard froid et sévère, remua la tête d’un air qui voulait dire bien des choses, et disparut. Un moment après il revint introduire Ralph chez les deux frères et resta avec eux dans leur cabinet.
« C’est à la personne qui est venue me parler ce matin que je désire parler à mon tour, dit Ralph montrant du doigt le frère Charles, qui lui répondit tranquillement qu’il n’avait pas de secrets pour son frère Ned, pas plus que pour Tim Linkinwater.
— Moi, j’en ai, dit Ralph.
— Monsieur Nickleby, dit le frère Ned, le sujet dont mon frère était allé vous entretenir ce matin est de ceux que nous connaissons parfaitement tous les trois, et nous ne sommes pas les seuls, et malheureusement il y en aura bien davantage encore bientôt qui pourront le connaître. Si nous sommes allés chez vous ce matin, monsieur, c’était purement et simplement par délicatesse et par convenance. Nous trouvons que ce sentiment de délicatesse et de convenance serait maintenant déplacé ; et, si vous voulez que nous en conférions ensemble, il faut que ce soit avec nous trois, ou pas.
— À la bonne heure, messieurs ! dit Ralph dont les lèvres étaient retroussées par un frémissement de colère concentrée. Il paraît que, votre frère et vous, vous avez le don de parler par énigmes ; je suppose que votre commis, en homme bien avisé, aura étudié le même art avec le même succès pour mieux entrer dans vos bonnes grâces. Allons ! je veux bien vous passer cela.
— Vous passer cela ! cria Tim Linkinwater offensé pour la maison Cheeryble jusqu’à en devenir rouge comme le feu. Il veut bien nous passer cela ! Il veut bien passer cela à Cheeryble frères ! L’entendez-vous ? L’entendez-vous dire qu’il passera quelque chose à Cheeryble frères ?
— Timothée, dirent ensemble Ned et Charles, allons ! Timothée, allons ! du calme. »
Timothée, pour leur complaire, étouffa son indignation comme il put, et la laissa exhaler seulement à travers ses lunettes, en y joignant de temps en temps, comme soupape de sûreté, un petit rire hystérique qui paraissait l’aider puissamment à contenir son courroux.
« Comme personne ne m’offre un siège, dit Ralph regardant autour de lui, je vais en prendre un, car je suis las. Et, à présent, messieurs, je désire savoir… je demande à savoir, j’en ai le droit, ce que vous avez à me dire, qui puisse justifier le ton que vous prenez, et quelle est cette intervention indirecte que j’ai raison de supposer que vous vous permettez d’exercer dans mes propres affaires. Je vous dirai franchement, messieurs, que, bien que je me soucie peu de l’opinion publique, pour parler votre langue, cependant je n’ai pas envie de me résigner tranquillement aux attaques des mauvaises langues. Que vous soyez dupes de ce que l’on vous dit, ou que vous le preniez volontairement à votre propre compte, le résultat est le même pour moi. Dans l’un comme dans l’autre cas, vous n’espérez pas sans doute d’un homme comme moi trop de résignation et de patience. »
À voir le sang-froid et le sans-gêne avec lequel c’était dit, neuf personnes sur dix, qui n’auraient pas été au fait des circonstances, auraient dû croire, en effet, que c’était Ralph Nickleby qui était l’offensé. Il était assis, les bras croisés, plus pâle un peu que d’habitude, et toujours laid, mais tout à fait à son aise, peut-être même plus que les bons frères et surtout que le fougueux Timothée : tout prêt enfin à affronter la tempête.
« Très bien, monsieur, dit le frère Charles ; très bien, frère Ned, voulez-vous sonner ?
— Charles, mon cher frère, un instant, je vous prie, répondit l’autre. Peut-être vaudrait-il mieux, pour M. Nickleby comme pour notre cause, qu’il se tînt tranquille, s’il est possible, jusqu’à ce que nous lui ayons dit ce que nous avons à lui dire. C’est une chose que je voudrais bien lui faire comprendre.
— Vous avez raison, tout à fait raison, » dit le frère Charles.
Ralph sourit sans mot dire. On sonne ; la porte s’ouvre ; un homme entre en boitillant. Ralph se retourne, et se trouve en face de Newman Noggs. À partir de ce moment, le cœur est près de lui manquer.
« Cela commence bien, dit-il d’un ton d’amertume. Oh ! cela commence bien. Certainement vous êtes la crème des honnêtes gens ; je m’incline devant votre candeur, votre loyauté. Au reste, cela ne m’étonne pas ; je n’ai jamais été la dupe de ces charlatans de probité. Se liguer avec un homme de cette trempe, qui vendrait son âme, s’il en avait une, pour l’aller boire, et qui ne sait pas dire un mot sans que ce soit un mensonge ! Qui donc peut se flatter d’être en sûreté contre de pareils procédés ? Oh ! cela commence bien.
— Laissez-moi lui parler, cria Newman en se dressant sur la pointe du pied pour regarder par-dessus la tête de Timothée qui s’était interposé pour l’arrêter. Dites donc, vieux Nickleby, qu’est-ce que vous voulez dire par un homme de cette trempe ? Qui est-ce qui m’a fait ce que je suis ? Si j’avais voulu vendre mon âme pour l’aller boire, j’aurais mieux fait de me faire voleur, filou, de briser les portes, de forcer les serrures, d’aller dérober le sou de l’aumône dans la sébille du chien de l’aveugle, plutôt que de devenir votre souffre-douleur, votre bête de somme. Si je ne savais pas dire un mot, sans que ce soit un mensonge, je serais plus avant dans vos faveurs. Des mensonges ! Quand est-ce que vous m’avez vu faire des courbettes et des bassesses, je vous le demande ? Je vous ai servi fidèlement. Vous m’avez fait travailler plus qu’un autre, parce que j’étais plus pauvre. Vous m’avez fait endurer plus d’injures grossières qu’on n’en pourrait entendre dans un corps de garde, et je les ai méprisées comme je vous méprise. Et pourquoi ai-je subi tout cela ? Je me suis mis à votre service parce que j’étais fier, parce qu’au moins j’étais sûr de ne pas avoir chez vous de collègue, d’autre pâtira qui fût témoin de ma misère, et aussi parce que personne ne savait mieux que vous que j’étais un homme ruiné, que je n’avais pas toujours été ce que je suis, et que je serais mieux dans mes affaires, si je n’avais pas été assez fou pour tomber dans vos mains ou dans celles de quelques autres coquins comme vous. Pouvez-vous nier cela, hein ?
— Doucement, lui dit Timothée ; vous aviez promis de vous modérer.
— J’avais promis de me modérer ! cria Newman en l’écartant et en repoussant de sa main la main de Timothée pour le tenir à distance ; ne me parlez pas de ça. Et vous, Nickleby, n’ayez pas l’air de me narguer, ça ne se passerait pas comme ça. Je ne suis pas si bête que vous croyez. Vous parliez de ligue tout à l’heure. Qui est-ce donc qui a fait une ligue avec les maîtres de pension du Yorkshire, et qui avait pris la précaution de renvoyer son saute-ruisseau pour qu’il ne pût rien entendre, mais qui n’avait pas pensé que toutes ces précautions mêmes devaient exciter les soupçons, et l’engager à surveiller son maître le soir dans la ville, laissant à un autre le soin de surveiller le maître d’école ? Qui est-ce qui s’est ligué avec un père égoïste, pour lui faire vendre sa fille au vieil Arthur Gride ? Qui est-ce qui s’est ligué avec Gride, et tout cela dans le petit cabinet où il y a une armoire ? »
Ralph s’était jusque-là merveilleusement possédé, mais, pour le coup, on l’aurait menacé de le décapiter, qu’il n’aurait pu réprimer un tressaillement dont il ne fut pas maître.
« Ah ! cria Newman, vous ne me narguez plus maintenant, n’est-ce pas ? Et savez-vous qui est-ce qui a donné l’idée à votre victime que voici d’épier les actions de son maître, et de ne pas vouloir devenir aussi méchant ou pire que lui, en lui laissant faire le mal qu’il pouvait empêcher ? Eh bien ! c’est de voir les traitements cruels que ce maître impitoyable faisait souffrir à son propre sang ; c’est de voir ses desseins abominables contre une jeune fille, qui avait su intéresser même son misérable clerc, un banqueroutier, un ivrogne, comme vous l’appelez. C’est là ce qui lui a donné le courage de rester encore à votre service, dans l’espérance d’être utile à cette malheureuse, comme il l’avait déjà été à d’autres, dans plus d’une occasion. Sans cela il y a longtemps qu’il se serait donné la consolation de rosser son maître solidement, dût-il aller au diable (Il l’aurait fait comme il le dit, oui). Et notez bien ceci, que, si je suis ici à cette heure, c’est que ces messieurs l’ont exigé. Car, lorsque je suis venu franchement les trouver (je ne fais pas de ligues, moi), je leur ai dit que je voulais les aider à vous démasquer, à vous suivre à la piste, à achever ce que j’avais commencé dans l’intérêt de la justice, et qu’une fois la chose faite, j’irais vous chercher dans votre cabinet pour vous dire vos vérités en face, d’homme à homme, et comme un homme. À présent que j’ai dit ce que j’avais à dire, chacun son tour : et voilà ! »
Après cette belle péroraison, Newman Noggs, qui n’avait pas cessé, pendant toute sa harangue, de s’asseoir, de se lever, de se rasseoir, dans un mouvement perpétuel, avec des gestes et des soubresauts d’une grande variété, et que cet exercice violent, mêlé à son agitation intérieure, avait mis dans un état de fièvre et de transpiration violente, redevint, sans transition, roide, fixe, immobile, dévisageant Ralph Nickleby de toutes ses forces.
Ralph le regarda un instant, rien qu’un instant, puis fit signe de la main qu’il voulait parler, battit du pied sur le parquet et dit d’une voix étouffée :
« Continuez, messieurs, continuez. Je suis patient, comme vous voyez. Heureusement qu’il y a des lois pour se faire rendre justice. Je vous ferai payer tout cela. Faites attention à ce que vous dites : je vous forcerai bien de donner vos preuves.
— Les preuves sont toutes prêtes, reprit le frère Charles. Votre Snawley a fait hier au soir des aveux complets.
— Qu’est-ce que votre Snawley et ses aveux peuvent avoir de commun avec moi ? »
Au lieu de répondre à cette question, posée avec un aplomb imperturbable, le brave gentleman déclara que, pour lui montrer que tout ceci n’était pas un jeu, il était nécessaire de lui faire connaître, non seulement les accusations qui pesaient sur lui, mais les preuves qu’on en avait, et la manière dont on les avait obtenues. Une fois la glace rompue, le frère Ned, Tim Linkinwater et Newman Noggs, tous les trois à la fois, prirent à qui mieux mieux la parole. Enfin, après une scène de confusion générale, Ralph put apprendre distinctement :
Que Newman, ayant reçu la parole solennelle d’un tiers, qu’on ne pouvait pas produire, que Smike n’était pas le fils de Snawley, et qu’il était prêt à en prêter serment en justice, si c’était nécessaire, cette première révélation les avait amenés à douter de la valeur de la réclamation de paternité sur laquelle, sans cela, ils n’avaient aucune raison d’élever une contestation, tant qu’elle se fondait sur des témoignages et des pièces qu’ils n’avaient pas qualité pour désavouer. Que, soupçonnant dès lors l’existence d’un complot, ils n’avaient pas eu de peine à en faire remonter l’origine à la malignité de Ralph, secondée par l’avarice et l’esprit vindicatif de Squeers. Mais, comme prouver et soupçonner sont deux, un jurisconsulte éminent, renommé pour sa sagacité et sa pénétration dans ces sortes d’affaires, leur avait donné le conseil de procéder, dans leur résistance aux prétentions de la partie adverse, avec autant de mesure et de ménagements que possible ; de s’attacher à Snawley, la cheville ouvrière de toutes ces fausses allégations ; de tâcher de l’amener, si on pouvait, à se contredire et à se couper ; de le harceler par tous les moyens, de le prendre par la crainte, par la considération de sa sûreté personnelle, de le pousser à divulguer tout le plan prémédité, à livrer son instigateur et tout autre complice ; que tout cela avait été conduit avec beaucoup d’habileté ; mais que Snawley, qui n’était pas novice dans ces basses intrigues, avait réussi, par son esprit rusé, à déjouer toutes leurs tentatives, jusqu’au moment où une circonstance inespérée l’avait mis à leurs pieds, la veille au soir.
Et voici comment : quand on avait su de Newman Noggs que Squeers était revenu à Londres, et qu’il avait eu avec Ralph une conférence si secrète, que celui-ci avait cru prudent de renvoyer son clerc, pour qu’il n’en entendît rien, on mit le maître de pension en surveillance, dans l’espérance de tirer de ses démarches quelque lumière pour éclaircir l’intrigue supposée. Quand on vit qu’il n’entretenait plus aucune communication avec Ralph ni avec Snawley, on crut avoir fait fausse route. On cessa de le faire surveiller, et peut-être aurait-on entièrement renoncé à s’occuper de lui, si Newman Noggs ne l’avait pas aperçu un soir, par hasard, en conversation dans la rue avec M. Nickleby. Il les avait suivis, et, à sa grande surprise, il les avait vus entrer dans un grand nombre de maisons garnies, de bas étage, dans des espèces de tapis-francs, repaires de joueurs et de banqueroutiers, de la connaissance de Ralph. Là, il s’était assuré, après leur départ, qu’ils étaient en quête d’une vieille femme dont le signalement répondait exactement à celui de cette vieille sourde de Sliderskew. L’affaire paraissant prendre dès lors une tournure plus sérieuse, la surveillance reprit avec un redoublement de vigilance. On s’adressa à un agent de police secrète qui vint loger dans la même taverne que Squeers. C’est lui qui se mit avec M. Frank Cheeryble aux trousses de l’innocent instituteur qui ne s’en doutait guère, jusqu’au moment où il prit une chambre à Lambeth. Quand M. Squeers eut arrêté son logement, l’agent arrêta le sien juste en face, dans la même rue, d’où il put voir que M. Squeers et la Sliderskew étaient constamment en rapport l’une avec l’autre.
Quand on en fut là, on s’adressa à Arthur Gride. Le vol dont il avait souffert était déjà depuis longtemps connu, grâce à la curiosité des voisins et à quelques mots qui lui étaient échappés dans ses transports de douleur et de rage. Mais il avait positivement refusé d’autoriser ou de seconder l’arrestation de la vieille femme, et fut saisi d’une telle panique, rien qu’à l’idée d’être appelé à porter témoignage contre elle en justice, qu’il se mit lui-même au secret dans sa maison comme un reclus, sans vouloir plus communiquer avec âme qui vive. Là-dessus, on se consulta et on arriva à la presque certitude que Gride et Ralph, avec Squeers et Snawley comme instruments, s’occupaient de remettre la main sur les papiers dérobés dont ils craignaient la publicité, et qui, d’après certaines allusions recueillies par Newman dans son armoire, pouvaient bien intéresser Madeleine. On se résolut donc à faire arrêter Mme Sliderskew avant qu’elle s’en fût dessaisie, ainsi que Squeers, si l’on pouvait parvenir à le trouver mêlé à quelque manœuvre suspecte. En conséquence on avait obtenu un mandat de perquisition, et, quand tout fut prêt, on avait surveillé la fenêtre de Squeers, jusqu’à ce qu’il eût éteint sa chandelle à l’heure où on s’était assuré d’avance qu’il faisait sa visite habituelle à sa voisine. C’est alors que Frank Cheeryble et Newman Noggs avaient monté l’escalier à pas de loup pour venir les écouter à la porte et pour donner à l’agent le signal convenu, quand le moment serait arrivé. Leur arrivée en temps utile, leurs précautions pour tout entendre, la nature des révélations entendues, sont déjà connues du lecteur. M. Squeers, étourdi du coup de soufflet, avait été enlevé avec le titre volé, encore dans sa poche, et l’on s’était saisi de même de Mme Sliderskew. Snawley n’avait pas tardé à être informé de l’arrestation de Squeers, sans qu’on lui dît pourquoi ; et le brave homme, après avoir extorqué d’avance la promesse qu’il ne lui serait rien fait, avait déclaré que toute l’histoire de sa paternité de Smike n’était qu’un conte forgé par Ralph Nickleby qu’il compromit tout du long. Quant à M. Squeers, il venait, le matin même, de subir un interrogatoire secret devant le magistrat, et n’ayant pu expliquer d’une manière satisfaisante comment ce titre se trouvait en sa possession, pas plus que les raisons de son association avec Mme Sliderskew, il avait été cité à comparaître à huitaine.
Voilà toutes les découvertes qu’on exposa à Ralph avec tous ces détails circonstanciés. Quelle que fût l’impression secrète qu’il en ressentit, il ne laissa pas échapper un signe d’émotion, resta parfaitement tranquille sur sa chaise, les yeux baissés d’un air renfrogné sur le parquet et la main sur sa bouche. Quand il eut tout entendu jusqu’au bout, il releva précipitamment la tête pour prendre la parole ; mais, voyant que le frère Charles avait encore quelque chose à dire, il reprit sa première attitude.
« Je vous ai dit ce matin, reprit le bon gentleman en pesant la main sur l’épaule de son frère, que je venais vous voir dans un esprit de charité. Vous savez mieux que personne jusqu’où vous pouvez être engagé dans l’affaire, et inculpé par les révélations de l’homme qui est maintenant entre les mains de la justice. Mais il faut qu’elle ait son cours ; il faut une réparation à ce pauvre jeune homme, si doux, si inoffensif, si cruellement poursuivi. Ni mon frère, ni moi, nous n’avons plus le pouvoir de vous soustraire aux conséquences du procès. Tout ce que nous pouvons faire, c’est de vous avertir à temps, pour vous donner l’occasion de les éviter par la fuite. Nous serions fâchés de voir un homme de votre âge puni et déshonoré par votre plus proche parent ; nous ne voudrions pas lui voir oublier, à votre exemple, les liens de la nature et du sang. Nous vous prions tous (car je sais bien, frère Ned, que vous vous joindrez à moi pour cela, et vous aussi, Tim Linkinwater, malgré votre prétention d’être un chien obstiné, et votre air rechigné, là sur votre chaise), nous vous prions de quitter Londres, d’aller chercher un refuge dans quelque endroit où vous puissiez échapper aux suites de ces machinations odieuses, et vous aurez le temps, monsieur, de les expier et de revenir à de meilleurs sentiments.
— Est-ce que vous croyez par hasard, répondit Ralph en se levant, avoir si bon marché de moi ? Est-ce que vous croyez qu’il suffit de dresser une centaine de plans plus ou moins habilement combinés, de suborner une centaine de témoins, de me lâcher dans les chambres une centaine de mâtins, de me débiter une centaine de harangues, dans votre style doucereux, pour m’émouvoir ? Je vous remercie toujours de m’avoir dévoilé vous-même vos projets pour que je me prépare à les confondre. Vous ne savez pas à qui vous avez affaire. Vous verrez ! Rappelez-vous bien que je ne fais pas plus de cas de vos belles paroles et de vos trahisons que de la boue de mes souliers, que je ne vous crains pas, que je vous défie, que je me moque de vous, que je vous mets à pis faire. »
C’est ainsi qu’ils se séparèrent cette fois, mais Ralph n’était pas au bout de ses peines.