Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/42

Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 260-264).

CHAPITRE XLII.


Voyant Newman déterminé à l’arrêter à tout prix, Nicolas ralentit le pas, et lui permit de le rejoindre.

— Je vais chez Bray, dit Nicolas ; je veux le voir, et, s’il y a encore en son cœur les moindres sentiments d’humanité et de tendresse paternelle, je suis sûr de les réveiller. — Gardez-vous-en bien, répondit Newman. — Alors, dit Nicolas, je suivrai ma première impulsion, et j’irai droit chez Ralph Nickleby. — Mais il sera au lit quand vous arriverez. — Je l’en arracherai. — Bah ! bah ! calmez-vous. — Vous êtes le meilleur de mes amis, reprit Nicolas après un moment de silence. J’ai résisté à bien des malheurs ; mais, je le déclare, le coup qui frappe cette jeune fille me réduit au désespoir, et je ne sais que faire.

En effet, la situation était embarrassante. Il était impossible de faire usage de ce qu’avait appris Newman dans son placard ; le pacte de Ralph et de Gride ne suffisait ni pour faire casser le mariage, ni pour y rendre Bray contraire. Quant au principal motif du mariage, Arthur Gride l’avait très-obscurément, énoncé, et les fumées du vin avaient empêché Newman de le comprendre.

— Plus le cas est grave, dit Newman, plus il nous faut de sang-froid et de raison. Où sont les deux frères ? — Ils sont absents pour une affaire pressante, et ne reviendront que dans une semaine. — Et leur neveu et le vieux commis ? — Ils ne peuvent rien pour nous. On m’a recommandé envers eux le plus profond silence à ce sujet, et je n’ai pas le droit de trahir la confiance qu’on m’a accordée. Un miracle peut seul empêcher ce monstrueux sacrifice. Le père insiste, la fille consent ; ces démons la tiennent dans leurs filets. La loi, l’argent, la puissance, tout est pour eux. Comment la sauver ? — Espérez, dit Newman en lui frappant sur le dos. Espérez ; remuez ciel et terre, ce sera toujours une consolation pour vous de savoir que vous avez fait tous vos efforts.

Nicolas avait besoin d’encouragement, car cette brusque nouvelle l’avait anéanti ; mais le dévouement sincère que lui témoignait Newman lui rendit un peu de fermeté.

— Vous me donnez une bonne leçon, dit-il, et j’en profiterai, Newman. Il est une démarche que je puis faire et tenter, et je m’en occuperai demain. — Laquelle ? Que prétendez-vous faire ? menacer Ralph ? voir le père ? — Non ; mais la fille, raisonner avec elle de cette odieuse union, lui montrer l’abîme où elle se précipite, la conjurer de s’arrêter. Peut-être n’a-t-elle point de conseiller, et peut-être parviendrai-je à l’impressionner, bien qu’il n’en soit plus temps. — Bravo, bravo ! dit Newman. — Et je le déclare, s’écria Nicolas avec l’enthousiasme d’un honnête homme, ma conduite n’est point dirigée par des considérations personnelles, mais par ma pitié pour elle, par mon horreur pour cet affreux projet ; et j’agirais de même si j’avais vingt rivaux, et que je fusse le moins favorisé de tous. — Je vous crois ; mais où allez-vous, maintenant ? — Chez moi. M’accompagnez-vous ? — Oui si vous marchez ; non, si vous courez. — Je ne puis marcher tranquillement ce soir. Il me faut du mouvement, de l’agitation. Je vous dirai demain ce que j’aurai fait.

Sans attendre une réponse, il s’éloigna d’un pas rapide, et se perdit bientôt dans la foule qui encombrait les rues.

— Il est violent parfois, se dit Newman, et cependant j’aime ses emportements. Je lui ai dit d’espérer ! Il a pour adversaires Ralph et Gride réunis, et il espérerait ! Oh ! oh !

Ce fut par un sourire mélancolique que Newman Noggs termina ce monologue, et ce fut en secouant tristement la tête et avec un air pensif qu’il retourna dans son grenier.

Le même jour, miss Morleena Kenwigs avait reçu une invitation de se rendre le lendemain, par un bateau à vapeur, dans l’île du Pâté-d’Anguilles, à Twickenham, pour y manger des crevettes et y danser en plein air aux accords d’un orchestre ambulant. Une voisine avait offert un billet à miss Morleena en l’invitant à accompagner ses filles, et madame Kenwigs, jalouse de soutenir le nom de sa famille, travaillait encore à la toilette de Morleena quand Newman Noggs rentra chez lui.

Occupée de plisser des collerettes, de repasser des robes et de s’évanouir par intervalles, madame Kenwigs n’avait pas remarqué que les tresses de cheveux de miss Morleena étaient, en quelque sorte, montées en graine, et qu’il fallait toute l’habileté du coiffeur pour reconstruire l’édifice de cette coiffure sans rivales. Cette découverte mit la bonne mère au désespoir. Elle déplorait la perversité de sa fille, quand les pas de Newman Noggs se firent entendre. Madame Kenwigs essuya ses larmes, courut après lui sur l’escalier, et le supplia de mener Morleena chez le coiffeur. Newman y consentit volontiers ; et peu de minutes après, ils étaient sur le chemin de la boutique.

Le coiffeur était en même temps barbier ; son établissement était des plus beaux, et les bustes en cire étalés aux carreaux faisaient l’admiration de tout le voisinage.

Le coiffeur repassait son rasoir pour raser un vieux client ; mais comme il savait que miss Morleena avait trois sœurs douées chacune de deux tresses de cheveux, il abandonna son client aux soins du garçon.

En ce moment un gros charbonnier se présenta la pipe à la bouche, et, se passant la main sur le menton, demanda quand on pourrait le raser.

Le garçon, auquel cette question était adressée, regarda le patron d’un air équivoque, et le patron regarda le charbonnier d’un air de mépris.

— Adressez-vous ailleurs, s’il vous plaît.

Le charbonnier fit la grimace, jeta les yeux autour de la boutique comme pour déprécier les pots de pommade et autres marchandises, ôta sa pipe de sa bouche, siffla, la remit, et s’éloigna.

Le vieux monsieur qu’on était en train de raser ne parut faire aucune attention à cet incident ; car, la face du côté du mur, il était plongé dans une rêverie douloureuse sans doute, à en juger par les soupirs qu’il poussait de temps en temps. Quant à Newman, il demeura absorbé par la lecture du journal jusqu’à ce qu’un petit cri perçant de Morleena lui fit lever les yeux et il reconnut, comme elle, dans le vieux monsieur, M. Lillywick le collecteur.

Les traits de M. Lillywick étaient bien changés. Si jamais un vieillard s’était fait un devoir de paraître en public fraîchement et proprement rasé, c’était certainement M. Lillywick. Si jamais collecteur avait eu un maintien de collecteur, et un air de dignité solennelle, c’était, sans aucun doute, M. Lillywick. Et maintenant, hélas ! il avait une barbe de plus de huit jours, et un jabot chiffonné qui rampait sur sa poitrine, au lieu de se dresser hardiment. Sa tournure annonçait tant de chagrin, tant d’abattement, tant de honte, tant d’humiliation, que si l’on avait pu concentrer en un seul corps les âmes de quarante propriétaires privés d’eau faute de payement de la taxe, ce seul corps aurait exprimé de moins douloureuses émotions.

Newman Noggs l’aborda, et M. Lillywick chercha à dissimuler un gémissement par une toux ; mais ce fut peine inutile.

— Qu’avez-vous ? dit Newman Noggs. — Ce que j’ai, Monsieur ! s’écria Lillywick. J’ai vidé le calice, Monsieur, et il ne m’en reste que la lie !

Ce discours, dont Newman attribua le style à des réminiscences dramatiques, n’était pas assez explicite, et Newman allait réitérer sa question quand M. Lillywick l’en empêcha.

Il suffit de savoir que le malheureux avait été abandonné par sa femme. Entré chez M. Kenwigs, il termina ainsi :

— Ce fut dans cette chambre que je vis pour la première fois Henriette Petowker, c’est dans cette chambre que je renonce à elle pour jamais.

Cette déclaration changea complètement la face des choses. Madame Kenwigs fut saisie d’horreur en songeant qu’elle avait pu nourrir dans son sein un serpent, une couleuvre, une vipère, un crocodile aussi méprisable qu’Henriette Petowker. M. Kenwigs déclara qu’il fallait qu’elle eût été bien perverse pour ne pas être corrigée par l’exemple des vertus de madame Kenwigs. Celui-ci se rappela avoir souvent répété à son mari qu’elle n’était pas satisfaite de la conduite d’Henriette, et s’étonna d’avoir pu s’aveugler un seul instant sur le compte d’une pareille créature. M. Kenwigs se souvint d’avoir eu des soupçons ; mais il n’était nullement étonné de l’aveuglement de sa femme, attendu qu’elle était pleine de chasteté, de franchise et d’innocence, et Henriette de fausseté, de bassesse et de perfidie.

Enfin les deux époux s’écrièrent que tout était pour le mieux, et conjurèrent le bon collecteur de ne pas s’abandonner à une douleur inutile, mais de chercher des consolations dans la société de ses parents, dont les bras et les cœurs lui étaient ouverts.

— Par affection pour vous, Susanne Kenwigs, dit monsieur Lillywick, et non par désir de me venger d’elle, car elle n’en vaut pas la peine, je placerai sur la tête de vos enfants, payable à l’époque de leur mariage ou de leur majorité, l’argent que je voulais leur laisser par testament. L’acte sera dressé dès demain, et M. Noggs sera l’un des témoins. Il entend ma promesse, et il en verra l’exécution. Accablée de tant de générosité, la famille Kenwigs se mit à sangloter ; et le bruit des sanglots ayant réveillé les enfants couchés dans la chambre voisine, M. Kenwigs s’y précipita, les apporta deux par deux entre ses bras, les jeta en bonnets de nuit et en chemises aux pieds de M. Lillywick, et leur enjoignit de le remercier et de le bénir.

Grâce à un bon souper, à une bonne pipe, à une demi-douzaine de verres de punch, le collecteur se montra bientôt résigné à son sort, et même presque satisfait d’être débarrassé de sa femme.