Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/41

Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 254-260).

CHAPITRE XLI.


L’aspect de la vieille maison où demeurait Arthur Gride était propre à inspirer les idées les plus fantastiques. Elle était, comme lui, jaune et ridée. Des chaises maigres, des tables osseuses, dures et froides comme des cœurs d’avare, étaient rangées tristement le long de ses murs sombres. Des armoires, sèches et usées à force de garder les trésors de l’usurier, tremblotaient sans cesse, comme par crainte des voleurs, et, s’enfonçant en des coins reculés, où elles ne jetaient point d’ombre sur le sol, elles paraissaient éviter les regards curieux. Une grande horloge faisait entendre un tic-tac sourd et plaintif, et le bruit de son aigre sonnerie ressemblait au cri d’un vieillard prêt à périr d’inanition.

Là, point de sofa pour inviter au repos. Les fauteuils qu’on y voyait avaient un air soupçonneux et embarrassé, serraient timidement les bras et se tenaient sur leurs gardes. Quelques-uns, qui n’avaient que les os et la peau, semblaient vouloir faire sauver les intrus par leur farouche physionomie. Les lits n’étaient faits que pour l’insomnie et les songes pénibles ; et quand le vent soulevait les tentures poudreuses, on eût dit qu’elles tremblaient qu’on aperçût les richesses enserrées dans de mystérieux cabinets.

Dans la plus triste chambre de cette maison résonnèrent un matin les accents de la voix tremblante du vieux Gride. Il fredonnait une vieille chanson, jusqu’à ce qu’un violent accès de toux l’obligeât de cesser et de poursuivre en silence son occupation.

Cette occupation consistait à ôter un à un, d’une garde-robe rongée de vers, une masse informe de vêtements râpés ; il les exposait à la lumière, les soumettait à une minutieuse inspection, les pliait avec soin, et les partageait en deux tas. Avant d’examiner chaque article de toilette, il ne manquait jamais de fermer la porte de la garde-robe, et d’en tourner la clef.

— Voici, dit-il, un habit couleur de tabac. Suis-je bien en habit couleur de tabac ?

Le résultat de ses réflexions parut défavorable ; car il mit l’habit de côté, et monta sur une chaise, pour en chercher un autre.

— Ah ! si je prenais mon habit vert-bouteille ; je l’ai acheté pour rien chez un fripier, et il y avait un shilling dans la poche de côté. Dire que le fripier ne s’en doutait pas ; mais moi j’ai bien senti la pièce en examinant le drap. Cet habit vert-bouteille m’a porté bonheur ; la première fois que je l’ai mis, lord Mallowford fut brûlé dans son lit, et tous les post-obit échurent[1]. Je me marierai donc en habit vert-bouteille. Peg, Peg Sliderskew, je mettrai l’habit vert-bouteille.

Cet appel, répété deux ou trois fois à haute voix, fit apparaître dans la chambre une vieille aux yeux chassieux, courte, mince et hideuse, qui, essuyant sa face ridée avec son sale tablier, demanda du ton dont parlent ordinairement les sourds :

— Est-ce vous qui m’avez appelé, ou est-ce l’horloge qui a sonné ? Mon oreille devient si dure que je ne sais jamais à quoi m’en tenir ; mais quand j’entends du bruit, je sais qu’il doit venir de vous, car personne n’entre ici. — C’est moi, Peg Sliderskew, dit Arthur Gride en se frappant la poitrine pour rendre la réponse plus intelligible. — Vous ! eh bien ! que voulez-vous ? — Je veux me marier en habit vert-bouteille. — Il est trop bon pour servir à vos noces, maître, reprit Peg Sliderskew après un rapide examen du costume. N’en avez-vous pas de plus mauvais ? Pourquoi ne vous mariez-vous pas avec vos hardes de tous les jours ? — C’est que je veux être aussi bien que possible. — Aussi bien que possible ! Allez, que vous soyez en habit gris, vert-bouteille, bleu-de-ciel, ou marron, votre fiancée ne vous trouvera ni mieux ni plus mal, soyez-en sûr.

Là-dessus, Peg Sliderskew prit l’habit préféré entre ses bras décharnés, et ricana au point que les larmes lui vinrent aux yeux.

— Vous êtes de bonne humeur, Peg ? dit Arthur d’assez mauvaise grâce. — Il y a de quoi, reprit la vieille femme. Mais ça ne durera pas, je vous en avertis, si l’on veut m’imposer des lois. Votre vieille femme de charge, Peg Sliderskew, ne souffrira point, vous le savez, qu’on la traite de haut en bas ; et quand elle vous quittera, ce sera votre ruine. — Vous ne me quitterez jamais, dit Arthur, que ce mot de ruine épouvantait. — Ainsi, raccommodez mon habit vert-bouteille avec de la soie noire. Procurez-vous-en un écheveau, et achetez des boutons neufs. À propos, j’ai une idée qui vous charmera, je crois ; comme je n’ai encore rien donné à ma future, et que les jeunes filles sont sensibles aux petits présents, vous nettoierez un beau collier que j’ai là-haut, et je le lui donnerai le matin de ses noces ; je le mettrai moi-même autour de son cou, et je le reprendrai le lendemain.

Madame Sliderskew parut approuver hautement ce plan ingénieux, et exprima sa satisfaction par diverses contorsions.

— Elle est presque sorcière, se dit Arthur Gride resté seul ; mais elle est très-frugale et très-sourde. Sa nourriture ne coûte rien, et il lui serait entièrement inutile d’écouter aux portes. C’est une femme charmante… pour ce que j’en veux faire ; une femme de charge très-discrète, et qui vaut son pesant… de cuivre.

Après avoir ainsi exalté les mérites de sa domestique, le vieil Arthur reprit ses refrains et remettait en place les habits, quand le bruit de la sonnette le fit tressaillir.

Il acheva à la hâte de fermer l’armoire ; mais il n’avait pas besoin de se presser, car la discrète Peg ne s’apercevait qu’on sonnait que lorsque, levant les yeux par hasard, elle voyait le fil de fer de la sonnette danser au plafond de la cuisine. Cependant Peg parut bientôt après, suivie de Newman Noggs.

— Ah ! monsieur Noggs, s’écria Arthur Gride en se frottant les mains. Mon cher ami, quelles nouvelles m’apportez-vous ? — Une lettre de M. Nickleby ; j’attends la réponse. — Voulez-vous prendre…

Newman leva les yeux, et se lécha les lèvres.

— Une chaise ? dit Arthur Gride. — Non, merci.

Arthur ouvrit la lettre d’une main tremblante, en dévora avidement le contenu, et la relut tant de fois, en poussant d’extatiques exclamations, que Newman crut nécessaire de lui rappeler qu’il était là.

— J’attends la réponse. — Ah ! c’est vrai ; oui, je l’avais presque oublié. Je vais écrire un mot ; je suis un peu… un peu troublé, monsieur Noggs. La nouvelle est… — Mauvaise ? — Non, monsieur Noggs, excellente. Asseyez-vous ; je vais chercher une plume et de l’encre, et écrire un mot de réponse. Je ne vous retiendrai pas longtemps, je sais que vous êtes un trésor pour votre maître, monsieur Noggs. Il parle quelquefois de vous en termes dont vous seriez étonné, et je dis toujours comme lui.

Gride, dans son empressement, avait laissé tomber la lettre. Curieux de connaître le résultat du projet qu’il avait involontairement découvert, Newman lut rapidement ce qui suit :

« Gride,

» J’ai revu Bray ce matin, et, comme vous l’aviez demandé, j’ai proposé de fixer le mariage à après-demain. Il ne s’y oppose pas, et tous les jours sont indifférents à sa fille. Nous irons ensemble ; venez me trouver à sept heures du matin. Je n’ai pas besoin de vous recommander l’exactitude..

» Jusque-là ne faites pas de visites à la jeune fille. Vous avez été la voir trop souvent : elle désire peu votre présence ; modérez pendant quarante-huit heures votre ardeur, et laissez-la avec son père. Vous ne servez qu’à détruire ce qu’il fait.

» Tout à vous,

 » Ralph Nickleby. »

Les pas de Gride se firent entendre au-dehors. Newman remit la lettre à terre, la foula du pied pour l’y maintenir, regagna sa chaise, et prit un air d’indifférence et de distraction. Arthur Gride aperçut la lettre, la ramassa, et, s’asseyant pour écrire, regarda Newman Noggs, qui contemplait la muraille avec une fixité si remarquable, qu’Arthur en fut tout alarmé.

— Voyez-vous quelque chose de particulier, monsieur Noggs ? demanda Arthur. — Je ne vois qu’une toile d’araignée, dit Newman. — C’est là tout ? — Non ; il y a une mouche dedans. — Il y a ici beaucoup de toiles d’araignée, lui fit observer Arthur Gride. — C’est comme chez nous ; et beaucoup de mouches s’y laissent prendre aussi.

Newman parut enchanté de sa repartie, et, à la vive souffrance des nerfs d’Arthur Gride, il fit craquer les articulations de ses doigts avec un bruit pareil à celui d’une décharge de mousqueterie. Cependant Arthur parvint à achever sa lettre, et la remit à l’étrange messager.

— Voilà, monsieur Noggs.

Newman la mit dans son chapeau, et allait décamper, quand Gride, dont le ravissement ne connaissait plus de bornes, lui fit signe de revenir, et lui dit :

— Voulez-vous… voulez-vous prendre une goutte de quelque chose ?

Newman n’aurait pas voulu boire fraternellement avec Gride le vin le plus exquis du monde ; mais, pour le punir autant que possible, il accepta l’offre immédiatement.

Arthur Gride ouvrit donc l’armoire, et prit une bouteille poudreuse et deux verres à patte excessivement petits sur une planche chargée de verres de Flandre, de cruches hollandaises au cou de cigogne, et d’autres curiosités.

— Vous n’avez jamais goûté de ça ? dit Arthur ; c’est de l’eau d’or, de l’eau d’or. Je l’aime à cause de son nom. De l’eau d’or !

La rapidité et l’indifférence avec lesquelles Newman fit disparaître sa ration d’eau d’or produisit une vive impression sur le vieillard, qui le contempla la bouche ouverte et comme éperdu. Sans se déconcerter toutefois, Newman laissa Gride savourer à loisir sa liqueur, ou la remettre dans la bouteille, et partit après avoir grandement outragé la dignité de Peg Sliderskew, qu’il heurta au passage sans lui adresser la moindre excuse.

— Vous avez été longtemps, dit Ralph quand Newman fut de retour. — C’est lui qui a été longtemps. — Bah ! Donnez-moi son billet, s’il en a écrit un ; sinon, rendez-moi sa réponse verbale. Ne sortez pas ; j’ai un mot à vous dire.

Newman tendit la lettre, et prit un air d’innocence et de vertu pendant que son patron la lisait.

— Il me promet de venir, murmura Ralph en déchirant le billet, à quoi bon écrire pour cela ! Noggs, dites-moi, s’il vous plaît, quel est l’homme que j’ai vu avec vous dans la rue hier au soir ? — Je ne sais. — Faut-il vous rafraîchir la mémoire ? dit Ralph d’un ton menaçant. — Je vous dis, répliqua hardiment Newman, que je ne le connais pas du tout ; il est venu ici deux fois et vous a demandé, vous étiez sorti, il est revenu, vous l’avez mis à la porte. Il a donné le nom de Brooker. — Je le sais. Eh bien ? — Eh bien ! il a rôdé autour d’ici et m’a suivi dans la rue. Il me persécute tous les soirs, et me presse de le mettre en rapport avec vous. Il dit qu’il veut vous voir face à face, qu’il faut que vous l’écoutiez. — Et que lui répondez-vous ? demanda Ralph fixant sur son commis un œil perçant. — Que cela ne me regarde pas, qu’il n’a qu’à vous attendre dans la rue ; mais mes remontrances sont inutiles. Il dit qu’il veut être tête à tête avec vous, dans une chambre fermée à clef, où il pourra vous parler sans crainte, et que vous changerez bientôt de ton.

— Quelle audace ! — Voilà tout ce que je sais ; je vous répète que je ne le connais pas. Pourquoi m’interroger ? Vous l’avez vu ; vous le connaissez sans doute ? — Oui, reprit Ralph ; c’est un vagabond, un fainéant, un déporté libéré, un scélérat qu’on a lâché la corde au cou, un escroc qui a osé me tendre des piéges. La première fois qu’il vous arrêtera, livrez-le à la police, comme ayant tenté d’escroquer de l’argent par des mensonges et des menaces. Après quelque temps de prison, je parie qu’il ira chercher d’autres gens à duper. — J’entends. — Faites cela, et je vous récompenserai. Maintenant, vous pouvez vous retirer.

Newman se hâta de profiter de la permission, et alla méditer dans son bureau jusqu’au soir. La nuit venue, il courut se mettre en embuscade auprès de la pompe pour y attendre Nicolas ; car Newman était fier à sa manière, et ne pouvait se résoudre, avec ses humbles vêtements, à se présenter aux frères Cheeryble comme ami de leur protégé.

Il était à son poste depuis quelques minutes, lorsque Nicolas arriva.

— Je suis charmé de vous voir, dit-il ; je songeais à vous tout à l’heure. — Et moi à vous, répondit Newman. Je n’ai pu m’empêcher de venir ce soir ; je crois que je suis sur le point de découvrir quelque chose. — Quoi donc ? dit Nicolas souriant de cette singulière communication. — Je l’ignore, dit Newman ; c’est un secret qui concerne votre oncle, mais que je n’ai pas encore pu dévoiler, quoique j’aie de forts soupçons dont il est actuellement inutile de vous faire part pour ne pas vous exposer à des désappointements. — Moi ! s’écria Nicolas. — Vous-même. J’ai idée que ce secret vous intéresse. J’ai déterré un homme qui en sait plus qu’il n’en veut dire, et il a déjà lancé quelques mots pour m’intriguer ; mais il faut agir avec la plus grande circonspection, le vieux renard nous guette.

Nicolas essaya inutilement d’en savoir davantage. Seulement Newman lui expliqua comment, surpris par Ralph avec l’inconnu, il avait dérouté le susdit Ralph par une fausse naïveté.

Nicolas, qui connaissait les penchants qu’attestait suffisamment le nez de son ami, conduisit Newman dans une taverne écartée, et, en passant en revue les événements qui avaient signalé leurs relations, ils parlèrent des amours de Nicolas.

— Ça me rappelle, dit Newman, que vous ne m’avez jamais dit le nom de la jeune personne. — Madeleine, dit Nicolas. — Madeleine, cria Newman. Quelle Madeleine ? Son autre nom… son autre nom ? — Bray, dit Nicolas étonné. — C’est elle ! s’écria Newman. Fâcheuse aventure ! Pouvez-vous rester aussi tranquille et laisser cet infâme mariage s’accomplir sans essayer de la sauver ? — Quel mariage ? que voulez-vous dire ? êtes-vous fou ? — Êtes-vous aveugle, sourd, muet, inanimé ? dit Newman. Savez-vous que dans un jour, grâce à votre oncle Ralph, elle va épouser un homme aussi méchant que lui, et pire s’il est possible ? savez-vous que dans un jour on va la sacrifier à un misérable voué au diable depuis sa naissance ? — Prenez garde à ce que vous dites, répliqua Nicolas. — Pourquoi ne m’avez-vous pas dit son nom ? nous aurions eu au moins le temps de la réflexion !

Il ne fut pas facile d’obtenir des renseignements de Newman. Dès que Nicolas eut entendu le funeste récit, pâle et tremblant de tous ses membres il s’élança hors de la maison.

— Arrêtez-le ! cria Newman courant à sa poursuite. Il va faire un coup de tête ; il va tuer quelqu’un ! Arrêtez-le !

  1. Billets que font à des usuriers les héritiers d’une personne vivante, et qui sont payables à sa mort. Cette sorte de convention est défendue par les codes français.