Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/32

Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 193-198).

CHAPITRE XXXII.


Un soleil ardent avait brûlé toute la journée le pavé de Snow hill, et les têtes de Maure qui gardaient l’entrée de l’hôtellerie dont elles étaient l’enseigne. Dans l’un des plus petits salons de l’hôtel, dont la fenêtre ouverte laissait pénétrer en épais nuages les exhalaisons salutaires de l’écurie, une table bien garnie présentait le coup d’œil le plus attrayant ; on y remarquait un cruchon de bière, de larges quartiers de bœuf rôti et bouilli, une langue, un pâté de pigeon, un poulet froid, et autres menus comestibles.

M. John Browdie, les mains dans ses poches, contemplait nonchalamment cet étalage gastronomique. De temps à autre, il chassait les mouches du sucrier avec le mouchoir de poche de sa femme, plongeait dans le pot au lait une cuiller qu’il portait à sa bouche, coupait une petite croûte de pain et un mince morceau de viande, et les avalait en deux bouchées comme une couple de pilules. Toutes les fois qu’il badinait ainsi avec les vivres, il tirait sa montre, et déclarait d’un ton pathétique qu’il ne pouvait attendre deux minutes de plus.

— Mathilde !… dit-il à sa femme couchée sur un canapé et dans un état de somnolence. — Eh bien ! John. — Eh bien ! John, repartit le mari avec impatience, est-ce que vous n’avez pas faim, ma fille ? — Pas beaucoup. — Pas beaucoup ! répéta John levant les yeux au plafond ; peut-on dire ça quand nous avons dîné à trois heures, et goûté avec de la pâtisserie, ce qui augmente la faim au lieu de l’apaiser ? — Voici quelqu’un qui vous demande, dit le garçon en entrant. Êtes-vous chez vous, Monsieur ? — Je voudrais y être ; il y a deux heures que j’aurais pris le thé. J’avais dit à votre camarade de se mettre en sentinelle, et de lui dire, sitôt qu’il le verrait, que nous étions morts d’inanition. Ah ! ah ! vous voilà ! votre main, monsieur Nickleby ! ce jour est l’un des plus beaux de ma vie ; comment va votre famille ?

La cordialité de son salut fit oublier la faim à John Browdie, et il serra à plusieurs reprises la main de Nicolas, en lui frappant violemment sur les doigts dans les intervalles, pour ajouter à la chaleur de la réception.

— Ah ! la voilà, dit John remarquant que les yeux de Nicolas s’arrêtaient sur Mathilde, la voilà… mais vous devez avoir de l’appétit. Mangez, mon garçon, mangez.

Jamais homme ne fut plus diverti que John Browdie. Il ricana, il cria, il s’étouffa, mangea en riant, devint rouge et noir, toussa, s’étrangla, fit peur à sa femme, et s’arrêta hors d’haleine et la larme à l’œil. Mais, en cet état d’épuisement, il répétait encore d’une voix faible : C’est parfait !

— C’est la seconde fois, dit Nicolas, que nous sommes à table ensemble, et ce n’est que la troisième fois que je vous vois ; et pourtant je crois me trouver avec de vieux amis. — J’éprouve la même chose, dit le paysan. — Et moi aussi, ajouta sa jeune épouse. — J’ai les plus fortes raisons pour vous accorder toute mon amitié, dit Nicolas, car, sans la bonté de votre cœur, mon cher ami, sans votre bienveillance, que je n’étais pas en droit d’attendre, je ne sais trop ce que je serais devenu.

— Parlez d’autre chose, grommela John Browdie. — Eh bien ! dit Nicolas en souriant, je vais chanter la même chanson sur un autre air. Je vous remerciais cordialement dans ma lettre d’avoir fait évader le pauvre Smike, au risque de vous attirer des désagréments ; mais je ne puis vous exprimer à quel point lui et moi vous savons gré de l’avoir pris en pitié. — Ah ! s’écria madame Browdie, dans quel état j’étais ce soir-là ! — Est-ce qu’ils vous soupçonnent d’avoir facilité son évasion ? demanda Nicolas à John Browdie. — Pas le moins du monde. Je restai couché longtemps après la brune sur le lit du maître d’école, et personne n’approcha de la chambre où j’étais. Bon ! me dis-je, il marche passablement vite, et s’il n’est pas chez lui maintenant, il n’y sera jamais. Vous pouvez venir quand il vous plaira, je suis prêt à vous recevoir. Quand je dis vous, je veux parler du maître d’école. — Je comprends. — Squeers monta sur ces entrefaites. — Allez doucement, dis-je en moi-même, ne vous pressez pas. Il arrive à la porte, tourne la clef, et ne trouve point de serrure. — Holà ! s’écrie-t-il. — Criez encore, me dis-je, vous n’avez pas à craindre de réveiller personne. — Holà ! reprend-il un moment après, ne m’irritez pas davantage, Smike, ou je vous romprai tous les os du corps. Tout d’un coup il demande de la lumière ; on vient ; grand remue-ménage. Je demande qu’est-ce qu’il y a ? — Il est sauvé, dit-il tout bouleversé ; n’avez-vous rien entendu ? — J’ai entendu fermer la porte de la rue, il n’y a pas longtemps ; j’ai entendu quelqu’un courir de ce côté. Et je lui donne une fausse indication. — Aidez-moi ! s’écrie-t-il. — Volontiers. Et nous partons, tournant le dos à Smike. — Avez-vous été loin ? — Loin ! j’ai couru avec lui pendant plus d’un quart d’heure. — Il fallait voir le maître d’école, tête nue, dans l’eau et la boue jusqu’aux genoux, trébuchant contre les haies, roulant dans les fossés, criant comme un fou ; j’ai failli en mourir de rire.

Ce seul souvenir excita chez John une gaieté contagieuse qui se communiqua à ses auditeurs.

— Ce maître d’école est un méchant homme, reprit John en s’essuyant les yeux. — Je n’en puis supporter la vue, ajouta sa femme. — C’est pourtant par vous que nous le connaissons, ma chère. — Je n’ai pu m’empêcher de fréquenter Fanny Squeers, qui était ma camarade de pension. — Vous avez eu raison, reprit John ; il faut vivre en paix avec ses voisins, conserver ses anciennes connaissances, et ne pas se quereller si l’on peut l’éviter. N’est-ce pas, monsieur Nickleby ? — Certainement, et vous avez agi d’après ce principe le jour où je vous rencontrai à cheval après notre mémorable soirée. — Sans doute ; mes actions sont toujours conformes à mes paroles. — C’est ce qu’il faut. Miss Squeers loge avec vous, d’après ce que vous m’avez dit dans votre billet ? — Oui, répondit John ; c’est la demoiselle d’honneur de Mathilde, et elle a un drôle de genre, elle peut s’en flatter. Elle ne paraît pas pressée de se marier. — Fi donc, John ! dit madame Browdie, qui, toutefois, étant mariée elle-même, goûtait intérieurement cette saillie. — Heureux celui qui l’épousera ! reprit John. — Vous voyez, monsieur Nickleby, dil Mathilde, que c’est parce qu’elle est absente que John vous a invité à prendre le thé ce soir avec nous, car il n’eût pas été agréable de vous trouver ensemble, après ce qui s’est passé… — Sans aucun doute, interrompit Nicolas. — Surtout, reprit madame Browdie d’un air de finesse, après ce que nous savons de vos amours passés. — Je vous soupçonne, dit Nicolas, de m’avoir joué un mauvais tour dans cette affaire. — C’est vrai ! dit John Browdie passant ses gros doigts dans les cheveux bouclés de sa femme, dont il paraissait très-fier. Elle a toujours été maligne comme un… comme une… — Comme quoi ? dit Mathilde. — Comme une femme. Je ne puis trouver de meilleure comparaison. — Vous parliez de miss Squeers, dit Nicolas dans l’intention de mettre un terme à certaines privautés conjugales qui rendaient la position d’un tiers assez embarrassante. — Oh ! oui, reprit madame Browdie. — John vous a invité pour ce soir, parce qu’elle avait résolu de prendre le thé chez son père. Et pour que nous soyons sûrs d’être seuls avec vous, il s’est engagé à l’aller chercher. — C’est parfaitement arrangé, dit Nicolas ; mais je suis fâché de vous causer tant d’embarras.

— Vous ne nous en causez point, repartit madame Browdie. John et moi avions le plus vif désir de vous voir. Savez-vous, monsieur Nickleby, que je crois fermement que Fanny Squeers était éprise de vous ? — Je lui en ai beaucoup d’obligation, mais je n’ai jamais aspiré au bonheur de produire aucune impression sur son cœur virginal. — Vous plaisantez ; mais, sérieusement, savez-vous que Fanny elle-même m’a donné à entendre que vous lui aviez fait des propositions, et que vous alliez vous unir à elle par des liens solennels ? — Vraiment, Madame ! s’écria une perçante voix de femme ; moi, je vous ai donné à entendre que j’allais m’unir à un assassin qui a versé le sang de mon père ! Mais j’aurais été éprise d’un être immonde que je ne voudrais pas toucher avec des pincettes, de peur de me salir ! Le croyez-vous, Madame ? le croyez-vous ?

À ces mots, miss Squeers ouvrit la porte, et découvrit aux yeux des convives étonnés non-seulement sa personne symétriquement ornée des chastes vêtements blancs ci-dessus décrits (toujours les mêmes, quoiqu’un peu plus sales), mais encore son frère et son père, le couple des Wackfords.

— Il faut en finir, poursuivit miss Squeers, il faut en finir ; j’ai trop aimé cet être à deux faces, cette vipère, cette sirène ! J’ai trop longtemps supporté sa fausseté, sa bassesse, sa perfidie, les artifices qu’elle emploie pour s’attirer les hommages des esprits vulgaires, artifices qui me font rougir pour mon… pour mon… — Pour mon sexe, lui suggéra M. Squeers, dont on pouvait dire avec raison qu’il regardait la société d’un mauvais œil. — Je suis lasse d’honorer de mon patronnage une aussi vile créature. — Ne dites pas de pareilles sottises, interrompit madame Browdie s’avançant en dépit des efforts de son mari pour la retenir.

Miss Squeers ne répondit qu’en toisant son ancienne amie de la tête aux pieds, et en levant le nez en l’air avec un ineffable dédain. Quelques épithètes injurieuses lui échappèrent ; elle se mordit les lèvres, et de profonds soupirs démontrèrent que ce qu’elle éprouvait était inexprimable.

Durant cette conversation, le jeune Wackford, voyant qu’on ne faisait pas attention à lui, et sentant s’éveiller ses inclinations prédominantes, s’était approché à pas furtifs de la table, et avait dirigé de légères escarmouches contre les aliments. Il avait promené ses doigts sur le bord des plats, ratissé avec des croûtes la superficie du beurre, empoché des morceaux de sucre. N’éprouvant aucun obstacle, il s’était permis une collation assez copieuse, et creusait en ce moment le pâté.

Ces manœuvres n’avaient point échappé à M. Squeers, qui, tant que l’attention de la société avait été fixée sur d’autres objets, s’était applaudi de voir son fils s’engraisser aux dépens de l’ennemi. Mais le calme semblait provisoirement rétabli ; le petit Wackford allait être pris en flagrant délit, et son père, feignant de le remarquer pour la première fois, lui donna un soufflet qui fit retentir les tasses et les assiettes.

— Vous mangez les restes des ennemis de votre père ! s’écria-t-il, et vous ne craignez pas d’en être empoisonné, fils dénaturé ! — Ça ne lui fera pas de mal, dit John, qui parut enchanté de voir un homme intervenir dans la dispute ; laissez-le manger ; je voudrais que tous vos élèves fussent ici, je leur donnerais quelque chose pour restaurer leurs malheureux estomacs, dussé-je y dépenser mon dernier sou !

Squeers le regarda avec la plus malicieuse expression dont il fût capable, et il avait en ce genre une capacité très-étendue ; puis il lui montra le poing.

— Allons, allons, maître d’école, ne faites pas de bêtises ; car je n’aurais qu’à remuer le doigt pour vous renverser. — C’est vous, n’est-ce pas, qui avez prêté secours à mon élève fugitif ? — Moi !… eh bien ! oui, c’est moi ; après ? — Vous l’entendez, mon enfant, dit Squeers prenant sa fille à témoin ; il en convient ! — Je dirai plus, s’écria John, si un autre de vos élèves se sauvait, je recommencerais ; si vingt de vos élèves se sauvaient, je recommencerais vingt fois. Je dirai plus, maintenant que je suis échauffé, je vous dirai que vous êtes un vieux coquin : et bien vous prend d’être vieux, car je vous aurais écrasé quand vous êtes venu conter à un honnête homme comment vous vous étiez emparé de ce pauvre diable. — Un honnête homme ! s’écria Squeers ironiquement. — Oui, un honnête homme, qui n’a à se reprocher que d’avoir mis les pieds sous la même table que vous. — Des injures, dit Squeers d’un air de triomphe. J’ai deux témoins ; nous vous tenons, Monsieur. Ah ! je suis un coquin ! (M. Squeers tira son portefeuille, et consigna le fait dans une note.) Très-bien, ce mot vous coûtera vingt livres aux prochaines assises, Monsieur. — Aux assises ? vous feriez mieux de n’en pas parler. Les maîtres d’école d’Yorkshire ont eu souvent des démêlés avec la justice, et c’est un sujet sur lequel il est prudent de vous taire.

M. Squeers, blême de colère, secoua la tête d’une manière menaçante, donna le bras à sa fille, prit le petit Wackford par la main, et battit en retraite vers la porte.

— Je ne crains rien, répondit Nicolas en haussant les épaules. — Nous verrons, répliqua Squeers avec un regard diabolique ; maintenant partons. — Je quitte à jamais cette société, dit miss Squeers avec hauteur, l’air qu’elle respire est un poison pour moi. Pauvre M. Browdie, je le plains ; on l’abuse ! Ô artificieuse Mathilde !

Après cette dernière explosion de majestueux emportement, miss Squeers sortit de la chambre. Elle avait soutenu sa dignité jusqu’au bout ; mais on l’entendit sangloter dans le corridor.

John Browdie, la bouche ouverte, promena un moment ses regards de sa femme à Nicolas. Sa main tomba par hasard sur le cruchon de bière, il le prit ; sa figure disparut un instant derrière, puis il le tendit à Nicolas et sonna.

— Alerte, garçon ! dit-il précipitamment, préparez-nous quelques grillades pour le souper ; un bon plat, copieux, pour dix heures. Apportez de l’eau-de-vie, de l’eau et des pantoufles, les plus grandes de la maison. Dieu merci ! nous n’aurons pas à sortir aujourd’hui pour aller chercher personne, et nous passerons tranquillement la soirée.

Et il se frotta les mains.