Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/31

Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 187-193).

CHAPITRE XXXI.


Encore une fois hors des griffes de son ancien persécuteur, Smike n’avait pas besoin d’être stimulé davantage pour déployer toute l’énergie dont il était susceptible. Porté sur les ailes de la peur, il lui semblait que la voix trop connue de Squeers retentissait à ses oreilles. Ce ne fut que lorsque le calme et l’obscurité d’une grande route le rappelèrent au sentiment des objets extérieurs, lorsque le ciel étoile l’avertit de la marche rapide du temps, que, haletant et couvert de poussière, il s’arrêta pour écouter et regarder autour de lui.

Tout était silencieux. Dans le lointain, une lueur éclatante, qui s’épanouissait dans le ciel, marquait la place où gisait l’immense capitale. Smike eut vaguement l’idée puérile de faire dix ou douze milles dans la campagne et de retourner chez lui par un long détour, tant il appréhendait de suivre seul les rues où il risquait de rencontrer son formidable ennemi ; mais bientôt il rebroussa chemin, et, prenant la grande route, non sans crainte ni méfiance, revint à Londres avec presque autant de célérité qu’il en avait mis à quitter la résidence temporaire de M. Squeers.

Au moment où il rentra dans les quartiers de l’Ouest, la plus grande partie des boutiques étaient fermées. Il ne restait dans les rues qu’un petit nombre de ceux qui avaient été tentés de se promener après la chaleur du jour, et ils allaient rentrer. Smike prit de temps en temps des informations, et à force de questions réitérées il atteignit enfin la demeure de Newman Noggs.

Newman avait passé la soirée à chercher dans tous les coins et recoins de la ville la personne même qui frappait à la porte. Pendant que Nicolas faisait de son côté de semblables perquisitions, Newman soupait seul et tristement, quand le coup incertain et craintif de Smike retentit à ses oreilles. Attentif à tous les bruits, dans son état d’inquiétude et d’attente, Newman descendit les degrés quatre à quatre, poussa un cri de surprise et de joie, entraîna son hôte bienvenu dans l’allée, puis en haut de l’escalier, et ne prononça pas une parole avant de le tenir en sûreté dans son grenier, et d’avoir fermé la porte sur eux. Puis il remplit une grande jatte d’un mélange de genièvre et d’eau, la porta à la bouche de Smike, comme on présenterait une médecine aux lèvres d’un enfant réfractaire, et lui commanda de la boire jusqu’à la dernière goutte.

Newman devint pâle en voyant que Smike avait à peine la force de goûter du bout des lèvres la précieuse mixture ; il allait porter la jatte à sa propre bouche quand Smike se mit à raconter ses aventures. Newman s’arrêta à moitié chemin, et il écouta sa jatte à la main.

Les changements qui s’opérèrent sur la face de Newman pendant cette narration furent assez étranges à voir. Quand Smike en vint à parler des coups qu’il avait reçus dans le fiacre, Newman déposa la jatte sur la table, arpenta la chambre avec la plus grande agitation, s’arrêtant parfois brusquement pour écouter avec plus d’attention. Quand John Browdie parut en scène, Newman se laissa lentement tomber sur une chaise, se frotta les mains sur les genoux avec une vitesse qui croissait à mesure que le récit approchait de sa conclusion, et finit par faire entendre un éclat de rire composé de ha ! ha ! bruyants et sonores. Puis sa physionomie s’assombrit, et il demanda avec l’anxiété la plus vive s’il était probable que John Browdie et Squeers en étaient venus aux coups.

— Je ne crois pas, répondit Smike. Squeers ne s’est aperçu de ma fuite que lorsque j’étais bien loin.

Newman se gratta la tête d’un air de désappointement, éleva encore une fois la jatte, et s’en administra le contenu tout en souriant à Smike par-dessus le bord.

— Vous resterez ici, dit Newman, vous êtes fatigué, harassé. Je leur dirai que vous êtes de retour. Ils avaient presque perdu la tête à cause de vous. M. Nicolas… — Que Dieu le bénisse ! s’écria Smike. — Amen ! reprit Newman. Il n’a pas eu une seule minute de repos ni de tranquillité, pas plus que la vieille dame et miss Nickleby.

Dans son enthousiasme, il allait continuer, quand, jetant les yeux sur lui, il s’aperçut que Smike s’était couvert la figure avec ses mains, et que des larmes glissaient entre ses doigts.

Un moment auparavant les yeux du jeune homme avaient étincelé d’un feu inaccoutumé, et tous ses traits avaient brillé d’une animation qui le rendait tout différent de lui-même.

— Bien, bien, murmura Newman. J’ai été touché plus d’une fois de ce qu’une pareille nature eût été en proie à tant de tribulation ; ce pauvre garçon… Oui, oui, il sent cela aussi, il en est attendri, il se rappelle ses propres malheurs. Ah ! voilà ! Oui, c’est cela !… Hum !

Le but de ces réflexions entrecoupées était d’expliquer l’émotion qui les avait suggérées. Les considérant comme suffisamment claires ; Newman Noggs demeura quelque temps à contempler Smike dans une altitude de rêverie. Puis il renouvela la proposition d’aller lui-même calmer l’inquiétude de la famille, pendant que Smike se coucherait. Mais Smike s’y refusant et alléguant son vif désir de revoir ses amis, ils sortirent ensemble.

La nuit était avancée ; Smike, épuisé de fatigue, se traînait péniblement, et ce ne fut qu’une heure avant le lever du soleil qu’ils atteignirent leur destination.

En entendant leurs voix si connues à la porte, Nicolas, qui avait passé une nuit blanche à chercher les moyens de retrouver son protégé perdu, sauta à bas du lit et les accueillit avec transport. Le plaisir et l’indignation s’exprimèrent d’une manière si bruyante que le reste de la famille fut bientôt éveillé, et Smike fut reçu cordialement, non-seulement par Catherine, mais aussi par madame Nickleby.

D’abord Nicolas fut disposé à croire que son oncle avait été complice de cette tentative hardie, qui avait failli réussir ; mais, après de plus mûres considérations, il fut convaincu que M. Squeers seul en avait toute la responsabilité. Déterminé à s’assurer, s’il le pouvait, par John Browdie, de la manière dont la chose s’était passée, il se rendit à ses occupations journalières. En route, il examina différents moyens de punir l’instituteur d’Yorkshire. Tous ces moyens étaient fondés sur les principes les plus rigoureux de la justice, et n’avaient d’autre inconvénient que celui d’être complètement impraticables.

— Voilà une belle matinée, monsieur Linkinwater, dit Nicolas en entrant au bureau. — Ah ! répondit Tim, parlez donc de la campagne. Que dites-vous de ce jour, pour un jour de Londres ? — Il est un peu plus brillant hors de la ville. — Plus brillant ? répéta Tim Linkinwater ; il faudrait le voir de la fenêtre de ma chambre à coucher. — Il y a des giroflées doubles au no 6, dans la cour ? demanda Nicolas. — Oui, répondit Tim ; et elles sont plantées dans un pot fêlé, sur la gouttière. Le printemps dernier, on y voyait des hyacinthes qui fleurissaient dans… Mais vous allez rire. — De quoi ? — Des vases où elles fleurissaient ; c’étaient de vieilles bouteilles de cirage. — Je n’y vois rien de risible.

Tim parut encouragé par le ton de cette réponse à s’expliquer davantage. Il planta derrière son oreille une plume qu’il venait de tailler, ferma son canif avec un craquement aigu, et dit :

— Les fleurs du no 6 appartiennent à un enfant bossu, contrefait, alité, et semblent être les seuls plaisirs de sa triste existence. Combien y a-t-il d’années que je l’ai remarqué pour la première fois, faible enfant, se traînant sur une paire de petites béquilles ! Il y a peu de temps, sans doute ; mais si ce temps me paraît court en songeant à autre chose, je le trouve long, très-long quand je songe à ce malheureux. Il est triste de voir un petit enfant difforme, séparé des autres enfants, qui sont actifs et joueurs, et, contemplant de loin les jeux auxquels il lui est interdit de prendre part ; ce spectacle m’a souvent fort ému. — Il faut avoir bon cœur, dit Nicolas, pour accorder à de pareilles choses une attention que requièrent les tracas multipliés de chaque jour. Vous disiez… — Que les fleurs appartenaient à ce pauvre enfant, voilà tout. Lorsqu’il fait beau temps, et qu’il peut se traîner hors de son lit, il approche une chaise de la croisée, s’assied, et passe la journée à les regarder, à les arranger. Nous nous sommes fait d’abord des signes, puis nous avons entamé la conversation. Au commencement, quand je lui parlais le matin et lui demandais comment il se portait, il souriait et répondait : Mieux. Mais à présent il secoue la tête, et s’incline davantage vers ses plantes. Ce doit être pénible de ne voir, pendant tant de mois consécutifs, que les toits sombres et les nuages qui passent ; mais il a beaucoup de patience. — N’y a-t-il dans la maison personne pour le secourir ou pour le consoler ? — Son père y demeure, je crois, et d’autres gens aussi ; mais personne ne semble prendre soin du pauvre estropié. Je lui ai demandé bien souvent si je ne pouvais rien faire pour lui ; sa réponse est toujours la même : Rien. Dernièrement sa voix s’est affaiblie, mais je vois qu’il me fait encore la même réponse. Maintenant il ne peut plus quitter son lit, qu’on a placé près de la fenêtre, et où il passe tout le jour regardant tantôt le ciel, tantôt ses fleurs, qu’il essaye encore de cultiver et d’arroser de ses mains débiles. Le soir, quand il voit ma chandelle, il tire son rideau, et ne le referme que lorsque je suis couché. La certitude que je suis là semble lui tenir lieu de société ; et il m’arrive souvent de rester une heure et plus à ma fenêtre pour qu’il voie que je veille encore. Quelquefois je me lève la nuit pour regarder la triste et sombre lumière qui éclaire sa petite chambre, et je me demande s’il est éveillé ou endormi. La nuit ne tardera pas à venir où il s’endormira pour ne jamais se réveiller sur la terre. Nous n’avons jamais échangé une poignée de main, et cependant je le regretterais comme un vieil ami. Croyez-vous qu’il y ait dans la campagne des fleurs susceptibles de m’intéresser autant ? Cent espèces de fleurs choisies, appelées des noms latins les plus barbares, me donneraient-elles en se flétrissant sous mes yeux la moitié de la douleur que j’éprouverai quand ces vieux pots et ces vieilles bouteilles seront enlevés comme d’inutiles objets ? Vous parlez de la campagne ! Ne savez-vous pas que c’est à Londres seulement que je puis avoir une pareille vue sous la croisée de ma chambre à coucher ?

Après cette question, Tim se retourna, et feignant d’être absorbé dans ses comptes, profita pour essuyer ses yeux à la hâte d’un moment où il supposait que Nicolas regardait d’un autre côté.

Soit que ce matin-là les comptes de Tim fussent plus embrouillés qu’à l’ordinaire, soit que sa sérénité habituelle eût été troublée par ses souvenirs, il arriva que Nicolas, après avoir exécuté quelque commission, ayant demandé si M. Charles Cheeryble était seul, Tim répondit affirmativement sans la moindre hésitation.

— Alors, dit Nicolas, je vais lui porter cette lettre.

Et il se dirigea vers la chambre et frappa à la porte. On ne répondit point. Il frappa de nouveau, mais sans plus de succès.

— Il n’y est pas, se dit Nicolas ; je mettrai la lettre sur sa table.

Nicolas entra, et retourna promptement sur ses pas en voyant, à sa grande surprise, une jeune dame à genoux aux pieds de M. Cheeryble. M. Cheeryble la conjurait de se lever, et priait une troisième personne, qui semblait être la domestique de la jeune dame, de l’aider à persuader celle-ci.

Nicolas balbutia une excuse, et allait se retirer précipitamment, quand la dame, tournant un peu la tête, lui montra les traits de la jeune fille qu’il avait vue au bureau de placement lors de sa première visite. Il reconnut dans la domestique celle qui l’accompagnait également à cette époque ; et partagé entre son admiration pour la jeune dame et le trouble que lui causait cette rencontre inattendue, il demeura immobile, égaré, muet, éperdu.

— Ma chère dame, ma chère dame, s’écria le frère Charles dans une agitation violente, de grâce, pas un mot de plus, je vous en supplie. Levez-vous, miss… nous ne sommes pas seuls.

À ces mots, il releva la jeune dame, qui s’avança en chancelant vers une chaise et s’évanouit.

Nicolas s’élança :

— Elle se trouve mal, Monsieur !

— Pauvre fille, pauvre fille ! cria Charles. Où est mon frère Edwin ? Mon cher Edwin, venez ici !

Edwin se précipita dans la chambre.

— Qu’y a-t-il ? ah !… quoi !… — Silence ! silence ! pas un mot, Edwin ! Sonnez la femme de charge, mon cher frère ; vous êtes surpris sans doute d’être témoin d’une pareille scène durant nos heures d’occupation ; mais…

Ici il se rappela la présence de Nicolas, le prit par la main, le pria avec instance de sortir, et d’envoyer Tim Linkinwater sans une minute de retard.

Nicolas se retira immédiatement, et rencontra sur son passage la vieille femme de charge et Tim Linkinwater qui se coudoyaient dans le couloir, et arrivaient avec une vitesse extraordinaire. Sans s’arrêter à prendre connaissance du message du jeune commis, Tim Linkinwater se rua dans la chambre, et aussitôt après Nicolas entendit fermer et verrouiller la porte en-dedans.

Il eut tout le temps nécessaire pour ruminer sur sa découverte, car Tim Linkinwater fut absent durant près d’une heure. Pendant ce temps, Nicolas ne songea qu’à l’inconnue, se demandant ce qui pouvait l’avoir amenée, et pourquoi l’on prenait tant de mystérieuses précautions. Plus il y pensait, plus il était embarrassé, et plus il désirait savoir ce qu’elle était.

— Je l’aurais reconnue entre dix mille, se disait Nicolas, et il arpentait la chambre en long et en large, se représentait le visage de celle qui l’occupait si vivement, et écartait avec dédain tout autre sujet de réflexion.

Enfin Tim Linkinwater revint ; il était d’un calme désespérant, et tenait des papiers à la main, une plume à la bouche, comme si rien n’était arrivé.

— Est-elle complètement remise ? dit avec impétuosité Nicolas. — Qui ? — Qui ? la jeune dame.

— Tim ôta sa plume de sa bouche.

— Monsieur Nicolas, dit-il, combien font quatre cent vingt-sept fois trois mille deux cent trente-huit ? — Répondez donc d’abord à ma question, reprit Nicolas. Je vous interrogeais… — Au sujet de la jeune dame, dit Tim Linkinwater en mettant ses lunettes. Oui, sans doute, elle se porte très-bien. — Vraiment ? — Sans contredit. — Pourra-t-elle retourner chez elle aujourd’hui ? — Elle est partie. — Partie ! — Oui. — J’espère qu’elle n’a pas beaucoup de chemin à faire, dit Nicolas les yeux fixés sur son interlocuteur. — Et moi aussi, répondit l’impassible Tim.

Nicolas hasarda une ou deux autres observations, mais il était évident que Tim Linkinwater avait ses raisons pour éluder les questions. Sans être découragé par ce refus, Nicolas revint à la charge le lendemain avec d’autant plus de hardiesse que M. Linkinwater était d’une humeur très-communicative. Mais sitôt que ce sujet fut entamé, Tim retomba dans une désespérante taciturnité, et, après avoir répondu par des monosyllabes, finit par ne point répondre du tout.

Frustré dans son espoir, Nicolas fut réduit à attendre la prochaine visite de la jeune dame ; mais il éprouva un nouveau désappointement. Les jours se succédèrent, et elle ne revint pas. Il examina les adresses de toutes les lettres et de tous les billets, mais pas un seul ne lui parut être de son écriture. Deux ou trois fois on le chargea d’affaires qui l’obligèrent à s’éloigner, et qui étaient ordinairement dans les attributions de Tim Linkinwater. Nicolas ne put s’empêcher de soupçonner qu’on l’envoyait en course tout exprès, et qu’on recevait la jeune dame en son absence. Mais rien ne transpira qui confirmât ses soupçons, et aucun aveu propre à les corroborer ne put être obtenu de Tim Linkinwater.