Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/04

Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 23-28).

CHAPITRE IV.


Si des pleurs versés sur une malle avaient le pouvoir de préserver le propriétaire de chagrins et de malheurs, Nicolas Nickleby eût commencé son expédition sous les plus heureux auspices. Il y avait tant à faire et si peu de temps pour le faire, tant de paroles de tendresse à prononcer, et tant de chagrin dans les cœurs où elles prenaient naissance pour les empêcher d’être prononcées, que les petits préparatifs du voyage se firent en silence et avec douleur. Nicolas insista pour laisser mille choses que la sollicitude de sa mère et de sa sœur jugeait indispensables à son bien-être, et qui pouvaient leur être ultérieurement de quelque utilité, ou se convertir en argent au besoin.

Enfin la malle fut prête, et l’on soupa. Catherine et sa mère s’étaient procuré de petites friandises supplémentaires en l’honneur de la circonstance, et pour subvenir aux frais elles feignirent d’avoir dîné pendant que Nicolas était dehors. Le pauvre Nicolas faillit s’étouffer tant en s’efforçant de manger qu’en essayant de faire une ou deux plaisanteries, et de sourire d’un air mélancolique. Ainsi le temps s’écoula jusqu’à l’heure du sommeil ; ils s’aperçurent alors qu’ils auraient aussi bien fait de donner un libre cours à leurs véritables sentiments, car il leur fut impossible de les dissimuler. Ils s’y abandonnèrent donc, et ce fut pour eux une consolation.

Nicolas dormit jusqu’à six heures du matin, il rêva de son foyer, ou de ce qui était autrefois son foyer, ce qui revient au même ; car durant le sommeil les objets qui ont changé ou qui ne sont plus reparaissent, grâce à Dieu, tels qu’ils étaient. Il se leva frais et dispos, écrivit quelques lignes au crayon, car il n’avait pas la force de faire ses adieux de vive voix, déposa à la porte de sa sœur son billet et la moitié de son argent, chargea sa malle sur ses épaules, et descendit sans bruit.

— Est-ce vous, Anna ? cria une voix qui partait de l’atelier de miss la Creevy, où brillait la faible lueur d’une chandelle. — C’est moi, miss la Creevy, dit Nicolas posant sa malle à terre en entrant. — Bon Dieu ! s’écria miss la Creevy en portant la main à ses papillotes, vous êtes sur pied de bien bonne heure, monsieur Nickleby. — Et vous aussi. — Ce sont les beaux-arts qui m’arrachent au sommeil, monsieur Nickleby. J’attends de la lumière pour jeter une idée sur l’ivoire. C’est un grand avantage de vivre dans un quartier aussi populeux que le mien. — Vraiment ! — Vous ne prétendez pas dire que vous allez partir pour le Yorkshire par cette froide saison d’hiver ? J’ai entendu parler de ce voyage hier au soir. — Je vais l’entreprendre, répondit Nicolas. — Eh bien ! j’en suis touchée, voilà tout ce que je puis dire, tant pour le compte de votre mère et de votre sœur que pour le vôtre. Votre sœur est très-jeune, monsieur Nickleby, et c’est une raison de plus pour qu’elle ait un protecteur auprès d’elle. Je l’ai décidée à m’accorder une séance ou deux pour le cadre de la porte. Ah ! ce sera une charmante miniature !

En parlant ainsi, miss la Creevy prit en main un portrait sur ivoire parsemé de veines bleues et le regarda avec tant de complaisance que Nicolas envia le sort de l’artiste.

— Si vous êtes jamais à même de témoigner quelque bonté à Catherine, dit Nicolas en tendant la main à miss la Creevy, je pense que vous le ferez. — Comptez là-dessus, dit la bonne et bienveillante artiste, et que Dieu vous garde, monsieur Nickleby ! Je vous souhaite mille prospérités.

Après avoir mis fin à cette entrevue inattendue, Nicolas se hâta de sortir. Il n’était que sept heures lorsqu’il trouva un homme pour porter sa malle ; il marcha lentement, précédant de quelques pas le commissionnaire.

Très-probablement le cœur de Nicolas n’était pas aussi tranquille que celui de son compagnon, quoique ce dernier ne portât point de gilet, et qu’on s’aperçût à ses vêtements qu’il avait passé la nuit dans une écurie et déjeuné près d’une pompe.

Nicolas regarda avec non moins de curiosité que d’intérêt les préparatifs que l’on faisait pour le jour naissant dans toutes les rues et dans presque toutes les maisons. Il songea qu’il était pénible d’être obligé d’aller chercher au loin des moyens d’existence lorsque tant de gens de tous rangs et de toutes conditions en trouvaient dans la capitale. Nicolas arriva bientôt à la Tête de Maure. Il congédia le commissionnaire, fit mettre sa malle en lieu sûr dans le bureau de la diligence, et entra dans le restaurant pour y chercher M. Squeers.

Il y trouva cet honorable savant en train de déjeuner. Les trois petits garçons déjà mentionnés, et deux autres que M. Squeers avait eu le bonheur de recruter depuis leur dernière entrevue, étaient en rang sur un banc en face de la table. M. Squeers avait devant lui une petite mesure de café, une assiette de rôties chaudes et un morceau de bœuf froid. Il s’occupait de préparer le déjeuner des enfants.

— Y a-t-il là pour quatre sous de lait, garçon ? dit M. Squeers plongeant du regard au fond d’un grand pot bleu et l’inclinant légèrement pour s’assurer de la quantité de liquide qu’il contenait. — Pour quatre sous, Monsieur, répondit le garçon. — Comme le lait est rare à Londres ! dit M. Squeers en soupirant. William, faites-moi le plaisir de remplir ce pot avec de l’eau tiède. Vous avez commandé du pain et du beurre pour trois personnes, n’est-ce pas ? — Oui, Monsieur, je vais vous servir. — Vous n’avez pas besoin de vous presser ; nous avons le temps. Domptez vos passions, enfants, et ne montrez pas tant d’empressement pour les vivres.

Après avoir énoncé ce précepte moral, M. Squeers coupa une énorme tranche de bœuf froid, et reconnut Nicolas.

— Asseyez-vous, monsieur Nickleby, dit Squeers, nous déjeunons, comme vous voyez.

Nicolas ne voyait déjeuner personne, excepté M. Squeers ; mais il s’inclina avec tout le respect convenable, et s’efforça de paraître gai.

— Oh ! dit Squeers, voici le lait et l’eau, William, très-bien ; n’oubliez pas le pain et le beurre maintenant.

En entendant parler de nouveau du pain et du beurre, les cinq petits garçons semblèrent dans un état de vive anxiété, et suivirent des yeux le garçon, pendant que M. Squeers goûtait le lait baptisé.

— Ah ! dit-il en se léchant les lèvres, quel nectar ! Enfants, songez à la multitude de mendiants et d’orphelins des rues qui seraient enchantés d’en avoir autant. C’est une triste chose que la faim, n’est-ce pas, Nickleby ? — Fort triste, Monsieur.

M. Squeers plaça le pot devant les enfants.

— Quand j’appellerai le numéro 1, dit-il, l’enfant le plus près de la croisée à main gauche pourra venir boire ; quand j’appellerai le numéro 2, l’enfant qui est à côté lui succédera, et ainsi de suite jusqu’au numéro 5, qui est celui du dernier enfant. Êtes-vous prêts ? — Oui, Monsieur, s’écrièrent tous les petits garçons avec le plus grand empressement. — C’est bien, dit Squeers se remettant tranquillement à déjeuner ; tenez-vous prêts jusqu’à ce que je vous dise de commencer. Maîtrisez vos appétits, mes chers amis, et vous aurez vaincu la nature humaine. Voilà la manière dont nous inculquons la force d’âme à nos élèves, monsieur Nickleby, poursuivit Squeers en s’adressant à Nicolas et parlant la bouche pleine de bœuf et de rôtie.

Nicolas murmura une réponse quelconque, sans trop savoir ce qu’il disait. Les petits garçons demeuraient en proie aux tourments de l’attente, et partageaient leurs regards entre le pot, le pain et le beurre qui venaient d’arriver, et les morceaux que M. Squeers portait à sa bouche.

— Rendez grâces à Dieu d’un bon déjeuner, dit M. Squeers lorsqu’il eut fini le sien. Numéro 1, venez boire.

Le numéro 1 saisit le pot avec rapacité, et il en avait bu juste assez pour lui en faire désirer davantage, quand M. Squeers donna le signal au numéro 2. Celui-ci fut aussi désagréablement interrompu par le numéro 3, et cette manœuvre fut continuée jusqu’à ce que la provision de lait baptisé fut épuisée par le numéro 5.

— Et maintenant, dit le maître d’école partageant le pain et le beurre pour trois personnes en autant de portions qu’il y avait d’enfants, vous ferez bien de vous dépêcher, car le cor va sonner dans quelques minutes, et il faudra partir.

Ayant ainsi obtenu la permission d’assouvir leur faim, les enfants se mirent à manger avec une voracité et une précipitation désespérées pendant que le maître d’école, que son déjeuner mettait d’une humeur excellente, distribuait des sourires à droite et à gauche. Quelques instants après, le cor se fit entendre.

— Je pensais bien que ce ne serait pas long, dit Squeers se levant rapidement et tirant de dessous le banc un petit panier ; mettez là-dedans ce que vous n’avez-pas eu le temps de manger, enfants ! vous en aurez besoin pendant la route. Nicolas était surpris au plus haut degré de ces arrangements économiques, mais il n’eut pas le temps d’y réfléchir, car il fallait hisser les petits garçons sur l’impériale de la diligence, et faire mettre dans le coffre leurs paquets et ceux de M. Squeers ; toutes ces fonctions étaient dans les attributions de Nicolas. Il s’y livrait avec ardeur, quand son oncle l’accosta.

— Oh ! vous voilà, Monsieur, dit Ralph ; voici votre mère et votre sœur. — Où ? s’écria Nicolas promenant aussitôt les yeux autour de lui. — Ici, répondit son oncle ; ayant trop d’argent et pas de moyen de le dépenser, elles payaient une voiture de louage au moment où je suis entré. — Nous craignions d’arriver trop tard pour le voir avant son départ, dit mistress Nickleby ; et elle embrassa son fils, sans s’inquiéter des spectateurs indifférents rassemblés dans la cour des diligences. — Très-bien, Madame, vous êtes maîtresse de vos actions. Je disais simplement que vous payiez une voiture de louage. Je n’ai jamais payé de voiture de louage, Madame, je n’en prends jamais. Il y a trente ans au moins que je ne suis monté dans une voiture de louage à mes frais ; et j’espère n’y pas monter de trente ans encore, si je les vis. — Je ne me serais jamais pardonné de ne pas l’avoir vu, dit madame Nickleby. Pauvre cher enfant ! partir sans déjeuner de peur de nous affliger ! — C’est puissamment beau, assurément, dit Ralph Nickleby d’un ton maussade. Lorsque j’ai commencé les affaires, Madame, je déjeunais tous les matins en allant à la Cité avec un petit pain et deux sous de lait. Qu’en dites-vous, de cela, Madame ! déjeuner ! bah !

En ce moment Squeers arriva en boutonnant son pardessus.

— Nickleby, dit-il, vous ferez bien de monter derrière. J’ai peur que quelques-uns des enfants ne tombent, et ce serait vingt livres sterling par an de perdues. — Mon cher Nicolas, murmura Catherine prenant le bras de son frère, quel est ce grossier personnage ? — Hein ? grommela Ralph, dont l’oreille fine avait saisi cette question ; désirez-vous être présentée au maître d’école, ma chère ?

Catherine fit deux pas en arrière : — Quoi ! dit-elle, c’est là le maître d’école ! Oh ! non, mon oncle ; c’est impossible. — J’étais sûr de vous entendre parler ainsi, repartit Ralph avec sa manière habituelle, froide et sarcastique… Monsieur Squeers, voici ma nièce, sœur de Nicolas.

Squeers souleva son chapeau à un ou deux pouces de sa tête : — Enchanté de faire votre connaissance, dit-il. Je désirerais que madame Squeers prît des filles en pension, et que nous vous eussions pour institutrice.

— Mon cher Nicolas, dit la jeune fille, quel est cet homme ? dans quel endroit va-t-il vous mener ?

Nicolas pressa la main de sa sœur, et répondit : — Je le sais à peine ; je suppose que les gens du Yorkshire manquent d’usage et de politesse, voilà tout. — Mais, cet individu, quel est-il ? — C’est celui qui m’emploie, ou mon maître, j’ignore quel est le nom qui lui convient, répondit précipitamment Nicolas, et il est temps de monter à ma place. Soyez heureuse, et adieu. Ma mère, espérez que nous nous retrouverons un jour. Mon oncle, portez-vous bien. Je vous remercie cordialement de ce que vous avez fait, et de tout ce que vous avez l’intention de faire… Je suis prêt, Monsieur.

Après ces adieux précipités, Nicolas monta légèrement sur l’impériale, et agita la main avec autant d’ardeur que si son cœur l’avait suivie.

Le cocher et le conducteur s’entretenaient ensemble au sujet de la liste des voyageurs ; les commissionnaires achevaient de se faire payer ; le colporteur ambulant offrait pour la dernière fois le journal du matin ; les chevaux impatients secouaient leurs harnais retentissants ; tout à coup Nicolas se sentit doucement tirer par la jambe, baissa les yeux, et vit Newman Noggs, qui lui glissa dans la main une lettre crasseuse.

— Qu’est-ce ? demanda Nicolas. Noggs lui montra du doigt Ralph Nickleby, qui était en conversation animée avec M. Squeers, à peu de distance de lui. — Silence, dit-il ; prenez, lisez, que personne n’en sache rien ; voilà tout. — Arrêtez ! s’écria Nicolas. — Non, répondit Noggs.

Nicolas voulut encore l’appeler, mais Newman Noggs était déjà parti.

Il y eut une minute d’agitation ; les portières de la voiture retentirent ; le pesant cocher et le conducteur plus pesant encore firent pencher la voiture d’un côté en grimpant sur leurs sièges ; le cri : Allez ! marchez ! se mêla aux sons du cor ; deux figures tristes et abattues jetèrent un coup d’œil rapide sur Nicolas, que son oncle regardait sans sourciller, et la voiture partit !