Traduction par J. W. Bienstock.
Mercure de France (compilation) (p. 117-135).
◄  V
VII  ►


VI


Ma vie nouvelle coulait si douce, si tranquille, que je me croyais parmi des reclus. J’ai vécu chez mes protecteurs pendant plus de huit ans, et je ne me rappelle pas que, pendant tout ce temps, sauf de très rares exceptions, il y ait eu une soirée, un dîner, une réunion d’amis ou de parents. À part deux ou trois personnes, qui venaient rarement, le musicien B…, ami de la maison, les autres visiteurs qui se présentaient chez le mari d’Alexandra Mikhaïlovna venaient pour affaires, et dans la maison on ne recevait personne.

Le mari d’Alexandra Mikhaïlovna, toujours pris par les affaires et par son service, n’avait que fort peu de temps de libre, qu’il partageait également entre sa famille et la vie mondaine. De grandes relations, qu’il lui était impossible de négliger, le forçaient souvent à se montrer dans la société. Presque partout on parlait de son ambition sans bornes, mais bien que jouissant de la réputation d’un homme d’affaires sérieux, puisqu’il occupait une place en vue et que la chance et le succès avaient l’air de lui sourire, l’opinion publique ne lui marchandait pas sa sympathie. Il y avait même plus : tous ressentaient pour lui une sympathie particulière qu’en revanche on refusait absolument à sa femme.

Alexandra Mikhaïlovna vivait dans le plus complet isolement. Mais elle paraissait contente de son sort ; son caractère doux était fait, semblait-il, pour la vie solitaire.

Elle s’était attachée à moi de toute son âme. Elle se mit à m’aimer comme sa propre enfant, et, pour moi, pleurant encore de ma séparation d’avec Catherine, je m’étais jetée avidement dans les bras maternels de ma bienfaitrice. Depuis, mon amour ardent pour elle ne se démentit pas. Elle était pour moi une mère, une sœur, une amie, elle me remplaçait tout au monde et fut l’appui de ma jeunesse.

Je ne tardai pas aussi à remarquer, par une sorte d’instinct, que son sort n’était pas du tout si enviable qu’on aurait pu le croire au premier abord, d’après sa vie douce, d’apparence tranquille, d’après sa liberté apparente, d’après le sourire limpide qui éclairait si souvent son visage ; et au fur et à mesure que je me développais, j’observais quelque chose de nouveau dans la vie de ma bienfaitrice, quelque chose que mon cœur devinait lentement, péniblement, et mon attachement pour elle grandissait et se fortifiait d’autant plus que je prenais conscience de la tristesse de sa destinée.

Elle était d’un caractère timide et faible. En contemplant les traits clairs et calmes de son visage, on ne pouvait supposer tout d’abord qu’un trouble quelconque pût habiter son âme égale. Il ne venait pas à l’idée qu’elle pût ne pas aimer autrui ; la pitié l’emportait toujours dans son âme sur l’aversion. Et cependant elle avait peu d’amis et vivait en pleine solitude. Elle était passionnée et impressionnable par nature ; mais en même temps elle avait peur de ses impressions, comme si elle surveillait son cœur et ne lui permettait pas de s’oublier même en rêve. Parfois, aux heures les plus calmes, j’apercevais tout à coup des larmes dans ses yeux, comme si quelque souvenir pénible tourmentait sa conscience, s’enflammait soudainement dans son âme, souvenir qui surveillait son bonheur et le troublait. Et plus elle paraissait heureuse, plus clair et calme était le moment présent de sa vie, plus vive aussi était l’angoisse, plus pénible était sa tristesse soudaine, et ses larmes, comme en une crise, s’échappaient de ses yeux. Je ne me rappelle pas, pendant huit ans, un seul mois exempt d’une pareille souffrance.

Son mari paraissait l’aimer beaucoup. Elle l’adorait. Mais, à première vue, on avait l’impression que quelque chose d’inexpliqué existait entre eux ; il y avait dans leur vie un mystère, du moins le soupçonnai-je dès les premiers jours.

Le mari d’Alexandra Mikhaïlovna produisit sur moi, du premier coup, une impression indéfinissable, qui ne s’effaça jamais. C’était un homme grand, maigre, qui avait l’air de cacher intentionnellement son regard derrière de grandes lunettes vertes. Il était peu communicatif, froid et, même en tête à tête avec sa femme, il avait l’air de ne trouver rien à dire. Visiblement, les gens le gênaient. Il ne faisait aucunement attention à moi, et, cependant, chaque fois que nous nous trouvions réunis tous les trois dans le salon d’Alexandra Mikhaïlovna pour prendre le thé, je me sentais gênée en sa présence. Je regardais à la dérobée Alexandra Mikhaïlovna et j’observais avec angoisse qu’elle avait l’air de mesurer chacun de ses mouvements et qu’elle pâlissait si elle remarquait que son mari était particulièrement grave et morose ; ou, tout d’un coup, elle rougissait comme si elle attendait ou devinait quelque allusion dans les paroles de son mari. Je sentais que c’était pénible pour elle d’être avec lui et, cependant, on voyait qu’elle ne pouvait pas vivre une minute sans sa présence. J’étais frappée des attentions extraordinaires qu’elle avait pour lui, à chaque mot, chaque mouvement ; elle avait l’air d’appliquer toutes ses forces à lui plaire, et paraissait craindre de ne pas avoir su deviner ce qu’il attendait d’elle. Elle avait l’air de mendier son approbation. Le moindre sourire sur le visage de son mari, un mot tendre et elle était heureuse comme aux premiers moments d’un amour encore timide et sans espoir. Elle avait soin de son mari comme s’il était gravement malade ; et quand il passait dans son cabinet de travail, après avoir serré la main d’Alexandra Mikhaïlovna, comme s’il voulait, me semblait-il toujours, l’assurer de sa compassion pour elle, elle était toute transformée, ses mouvements devenaient tout de suite plus libres, sa conversation plus gaie. Mais une certaine gêne demeurait longtemps en elle après que son mari s’était retiré. Aussitôt elle commençait à se remémorer chacune de ses paroles, comme pour les bien peser. Souvent elle s’adressait à moi, afin de savoir si elle avait bien compris, si Piotr Alexandrovitch s’était exprimé exactement de telle ou telle façon. On eût dit qu’elle cherchait un autre sens à ce qu’il disait, et c’est seulement au bout d’une heure qu’elle se rassérénait tout à fait, convaincue enfin qu’il était très content d’elle et qu’elle s’inquiétait en vain. Alors, tout aussitôt, elle devenait bonne, gaie, joyeuse, m’embrassait, riait avec moi ou se mettait au piano et improvisait pendant des heures. Mais souvent, sa joie disparaissait tout à coup, elle se mettait à pleurer, et quand je la regardais, alors, toute troublée, gênée, effrayée, elle me disait aussitôt à voix basse, comme si elle craignait qu’on ne l’entendît, que ce n’était rien, qu’elle était très gaie et qu’il ne fallait pas m’inquiéter pour elle. Il arrivait aussi qu’en l’absence de son mari, elle commençait subitement à être prise d’inquiétude à son égard, et elle envoyait savoir ce qu’il faisait, demandait à la femme de chambre pourquoi il avait donné l’ordre d’atteler, où il voulait aller, s’il n’était pas malade, s’il était gai ou triste, ce qu’il avait dit, etc. De ses affaires, de ses occupations, elle n’osait même pas l’entretenir. Quand il lui conseillait quelque chose ou lui adressait une demande, elle l’écoutait avec une telle soumission, elle avait si peur, qu’on eût dit une esclave. Elle était heureuse quand il lui faisait un compliment, pour un objet, un livre, un ouvrage manuel quelconque ; elle en était fière et devenait aussitôt toute joyeuse. Mais sa joie était infinie quand, par hasard, ce qui lui arrivait très rarement, il caressait les deux enfants. Son visage se transfigurait, brillait de bonheur, et, en de pareils moments, il lui arrivait d’être même trop emportée par sa joie devant son mari. Par exemple, elle devenait si hardie que, tout d’un coup, elle-même, sans son invitation, lui proposait, bien entendu timidement et d’une voix tremblante, d’écouter un nouveau morceau de musique qu’elle avait reçu, ou lui demandait son opinion sur un livre ou, même la permission de lui lire une ou deux pages d’un volume qui avait produit récemment sur elle une vive impression.

Parfois le mari acquiesçait volontiers à ces désirs et même lui souriait avec indulgence, comme à un enfant gâté, dont on ne veut pas rejeter un caprice bizarre, de peur de l’attrister et de troubler son innocence. Mais, je ne sais pourquoi, j’étais révoltée jusqu’au fond de mon âme par ce sourire, par cette indulgence hautaine, par cette inégalité entre eux. Je me taisais, je me contenais, me bornant à observer attentivement ce qui se passait avec une curiosité enfantine, mais aussi avec une pensée prématurément profonde.

D’autres fois, je remarquais qu’il avait tout à coup l’air de se ressaisir, comme s’il se rappelait involontairement quelque chose de douloureux, de terrible, d’irrémédiable. Instantanément le sourire indulgent disparaissait de son visage, ses yeux se fixaient sur sa femme intimidée avec une telle compassion que j’en tremblais, et que si, comme je le vois maintenant, cette compassion se fût exercée à mon sujet, j’en eusse été épouvantée. Au même moment, la joie disparaissait du visage d’Alexandra Mikhaïlovna. La musique ou la lecture cessait ; elle pâlissait, mais se contenait et se taisait. Un moment pénible suivait, une minute angoissante qui parfois se prolongeait longtemps. Enfin, son mari y mettait terme. Il se levait de sa place, comme s’il eût voulu se contraindre à réprimer en lui le dépit et l’émotion ; il faisait plusieurs fois le tour de la chambre sans mot dire, puis il venait serrer la main de sa femme, soupirait profondément et, visiblement troublé, après quelques mots brefs, où perçait le désir de consoler sa femme, il sortait de la chambre. Alexandra Mikhaïlovna fondait en larmes ou tombait dans une longue tristesse.

Souvent il la bénissait et la signait, comme on fait à un enfant, en lui disant au revoir, le soir, et elle recevait sa bénédiction avec des larmes de reconnaissance. Mais je ne puis pas oublier quelques scènes (deux ou trois, au plus, en huit ans), qui eurent lieu dans notre maison. Alexandra Mikhaïlovna paraissait alors une autre femme. La colère, l’indignation se reflétaient sur son visage ordinairement si doux, remplaçant son humilité perpétuelle et son adoration pour son mari. Parfois l’orage se préparait pendant toute une heure. Le mari devenait plus silencieux et plus morne qu’à l’ordinaire ; enfin le cœur meurtri de la pauvre femme n’y tenait plus. Elle se mettait à parler d’une voix entrecoupée par l’émotion, entamait d’abord des paroles sans suite, pleines d’allusions et de réticences, puis, son angoisse l’étouffant, elle éclatait soudain en larmes et en sanglots, après quoi suivait le flot d’indignation, de reproches, de plaintes, de désespoir, comme si elle était prise d’un accès maladif. Il fallait voir avec quelle patience le mari supportait tout cela, avec quelle compassion il la suppliait de se calmer, lui baisait les mains, et se mettait enfin à pleurer avec elle. Elle se ressaisissait alors subitement, comme si sa conscience se dressait contre elle, lui reprochant un crime. Les larmes de son mari la bouleversaient et, se tordant les mains de désespoir, avec des sanglots entrecoupés, elle implorait à ses genoux un pardon qu’elle recevait aussitôt. Mais les souffrances de sa conscience duraient encore longtemps, ainsi que ses larmes et ses supplications de lui pardonner. À la suite de pareilles scènes, pendant des mois entiers, elle se montrait encore plus timide et plus craintive devant son mari. Je ne pouvais rien comprendre à ces reproches et à ces scènes, pendant lesquelles on me renvoyait toujours dans ma chambre, d’ailleurs très gauchement. Mais ils ne pouvaient pas se cacher de moi complètement. J’observais, je remarquais, je devinais, et dès le commencement même j’avais eu le soupçon vague qu’il y avait là un mystère, que ces convulsions d’un cœur meurtri ne devaient pas être l’effet d’un simple état nerveux, que ce n’était pas sans raison que le mari avait toujours les sourcils froncés, que sa compassion pour sa pauvre femme malade n’était pas sans fondement, de même que la timidité et la crainte d’Alexandra Mikhaïlovna, en sa présence, et cet amour tendre, étrange, qu’elle n’osait même pas manifester devant lui, que cet isolement enfin, cette vie de recluse, cette rougeur, cette pâleur mortelle qui alternaient sur son visage en présence de son mari devaient avoir une raison.

Il est vrai que de pareilles scènes étaient très rares, car notre vie était très monotone ; j’en connaissais déjà le détail de très près, d’autant que je grandissais et me développais rapidement ; mais beaucoup d’impressions nouvelles qui commençaient à se faire jour en moi, bien qu’inconsciemment, me distrayaient de mes observations. Je m’étais enfin habituée à ce genre de vie, aux caractères de ceux qui m’entouraient. Sans doute il m’était impossible de ne pas réfléchir parfois en regardant Alexandra Mikhaïlovna, mais je n’arrivais pas à une conclusion. Je l’aimais beaucoup, je respectais ses malheurs, et je craignais de blesser son cœur par ma curiosité. Elle me comprenait et bien des fois elle fut sur le point de me remercier pour mon attachement. Tantôt, remarquant mes soins, elle souriait, et parfois, à travers ses larmes, elle se raillait elle-même de pleurer si fréquemment ; tantôt elle se mettait tout d’un coup à me dire qu’elle était très, très heureuse, que tout le monde était si bon pour elle, que toutes les personnes qu’elle avait connues jusqu’à présent l’avaient aimée beaucoup, mais que ce qui la tourmentait était de voir que Piotr Alexandrovitch était toujours triste à cause d’elle, tandis qu’elle, au contraire, était si heureuse, si heureuse ! Et elle m’embrassait avec une si chaude tendresse, son visage s’éclairait d’un tel amour que mon cœur, si je puis dire, était malade de compassion pour elle. Ses traits ne s’effaceront jamais de ma mémoire. Ils étaient réguliers, et sa maigreur, sa pâleur rehaussaient encore le charme grave de sa beauté. Des cheveux noirs, très épais, rattachés sur la nuque, faisaient une ombre sévère, nette, sur ses joues ; mais ce qui charmait et frappait surtout par contraste, c’était le regard tendre de ses grands yeux bleus enfantins. Ce regard reflétait parfois tant de naïveté qu’il semblait avoir peur de chaque sensation, de chaque élan du cœur, de tous ses instants de tranquillité, comme de ses fréquentes mélancolies.

Mais aux heures de joie et de repos, dans ce regard qui pénétrait le cœur, il y avait tant de clarté, tant de calme, ses yeux, bleus comme l’azur, brillaient d’un tel amour, regardaient avec tant de douceur, reflétaient un sentiment si profond de sympathie pour tout ce qui était noble, pour tout ce qui attirait la compassion, que l’âme se soumettait tout entière à leur charme, aspirait involontairement à eux, et semblait recevoir d’eux la clarté, la tranquillité morale, l’apaisement et l’amour. C’est ainsi que parfois en regardant le ciel bleu on se sent prêt à rester des heures entières dans une contemplation heureuse, on sent que l’âme devient plus libre, plus calme, comme si en elle se reflétait l’immense voûte céleste. Souvent, quand l’animation colorait son visage et que sa poitrine tremblait d’émotion, alors ses yeux devenaient toute lumière, comme si son âme, chaste gardienne de la flamme pure du beau, se transportait en eux. À ces moments, elle était comme inspirée.

Dès les premiers jours de mon arrivée dans cette maison, je m’aperçus qu’elle était contente de m’avoir dans sa solitude (alors elle n’avait qu’un seul enfant qui avait un an). Elle me traita comme sa fille ; elle ne fit jamais aucune différence entre moi et ses enfants. Avec quelle ardeur elle s’adonna à mon éducation ! Au commencement, elle y apportait tant de zèle que Mme  Léotard s’en amusait. En effet, nous avions tout commencé à la fois, de sorte que ni l’une ni l’autre n’y comprenait plus rien. C’est ainsi qu’elle s’était mise à m’enseigner elle-même plusieurs choses en même temps, et cela avec une ardeur où il y avait plus d’impatience que de véritable utilité. D’abord elle s’attrista de mon peu de savoir, mais après en avoir ri ensemble, nous essayâmes de nouveau, car, malgré son premier insuccès, Alexandra Mikhaïlovna se déclarait nettement contre le système de Mme  Léotard.

Toutes deux en discutaient en riant ; ma nouvelle éducatrice s’opposait à l’emploi de tout système ; il fallait qu’ensemble, en tâtonnant, nous trouvions la bonne voie ; on ne devait pas me bourrer la cervelle de connaissances inutiles ; tout le succès dépendrait de mes capacités et de l’habileté à développer en moi la bonne volonté. En somme, elle avait raison, et elle remporta une entière victoire. D’abord, pour commencer, les rapports d’élève à maîtresse furent totalement supprimés. Nous travaillions ensemble et parfois il arrivait même que c’était moi qui avais l’air du professeur. Ainsi, entre nous, souvent des discussions s’élevaient ; je m’emportais tant que je pouvais pour prouver que je comprenais comme il fallait, et, imperceptiblement, Alexandra Mikhaïlovna me mettait dans la vraie voie ; à la fin, quand nous arrivions à la vérité, je devinais aussitôt sa ruse, et la lui montrais. Et après m’être rendu compte des soins qu’elle me prodiguait ainsi pendant des heures entières, je me jetais à son cou et l’embrassais fortement. Ma sensibilité l’étonnait et la touchait infiniment. Elle se mettait à me questionner curieusement sur mon passé, désirant le connaître de moi ; et chaque fois, après mes récits, elle devenait plus tendre et plus grave avec moi, car, à cause de ma malheureuse enfance, je lui inspirais une compassion mélangée de respect. Après mes récits, nous entamions de longues conversations au cours desquelles elle m’expliquait mon passé de telle façon qu’il me semblait le revivre en effet et apprendre de nouveau beaucoup de choses. Mme  Léotard trouvait souvent ces conversations trop sérieuses, et, voyant mes larmes, les jugeait tout à fait déplacées. Mais moi, je pensais juste le contraire, car après ces leçons je me sentais si contente, si légère, comme si dans mon sort il n’y avait rien eu de malheureux. En outre, j’étais très reconnaissante à Alexandra Mikhaïlovna de ce que, chaque jour, elle me forçait à l’aimer davantage. Mme  Léotard ne comprenait pas qu’ainsi, peu à peu, se fondait harmonieusement tout ce qui autrefois s’était soulevé prématurément dans mon âme.

La journée commençait de la sorte : nous nous réunissions dans la nursery. Nous éveillions l’enfant, puis on le levait, on l’habillait, on le faisait manger ; nous l’amusions et lui apprenions à parler ; enfin, nous laissions l’enfant pour nous mettre à travailler. Nous travaillions beaucoup, mais Dieu sait ce qu’étaient ces études ! Elles embrassaient tout et en même temps rien de défini. Nous lisions ensemble et échangions nos réflexions. Nous abandonnions le livre pour la musique et des heures entières passaient sans que nous nous en aperçussions. Le soir, souvent B…, l’ami d’Alexandra Mikhaïlovna, venait. Mme  Léotard venait aussi. Presque toujours, s’engageait une conversation animée sur l’art, la vie, la réalité et l’idéal, le passé et l’avenir ; et il nous arrivait souvent de rester ainsi à causer jusqu’à plus de minuit. J’écoutais avidement, je m’enthousiasmais avec les autres, je riais ou m’attristais. Ce fut au cours de ces entretiens que j’appris en détail tout ce qui concernait mon père et ma première enfance. Cependant je grandissais. On prit pour moi des professeurs, desquels, sans Alexandra Mikhaïlovna, je n’eusse rien appris. Avec le professeur de géographie je ne faisais que m’abîmer la vue à chercher sur la carte les villes et les fleuves, tandis qu’avec Alexandra Mikhaïlovna nous faisions de beaux voyages, nous visitions un pays, nous en voyions les merveilles, nous vivions des heures enthousiastes, fantastiques et notre zèle était si grand que les livres qu’elle avait lus n’étaient plus suffisants et que nous étions forcées de recourir à de nouveaux volumes. Bientôt je pouvais moi-même montrer à mon professeur tout ce qu’il voulait. Cependant, je dois lui rendre cette justice que, jusqu’à la fin, il garda sur moi cet avantage de connaître imperturbablement la longitude et la latitude de n’importe quelle ville, ainsi que le chiffre de sa population.

Le professeur d’histoire était payé très scrupuleusement, mais une fois qu’il était parti Alexandra Mikhaïlovna et moi nous étudiions l’histoire à notre façon. Nous prenions des livres et lisions parfois jusqu’à une heure très avancée de la nuit, ou plutôt, pour dire vrai, c’était Alexandra Mikhaïlovna qui lisait, car elle remplissait aussi les fonctions de censeur. Je n’éprouvais jamais plus d’enthousiasme qu’après ces lectures. Toutes les deux nous étions animées comme si nous en étions nous-mêmes les héros. Sans doute nous lisions beaucoup entre les lignes ; en outre, Alexandra Mikhaïlovna racontait très bien ; on eût dit que ce que nous lisions était arrivé en sa présence. Si étrange que pût être un tel enthousiasme, je savais cependant qu’elle se calmait auprès de moi. Je me rappelle que souvent je réfléchissais en la regardant ; je la devinais, et avant même d’avoir commencé à vivre, je connaissais beaucoup de la vie.

J’atteignais ma treizième année, La santé d’Alexandra Mikhaïlovna empirait de plus en plus. Elle devenait irritable, avec des accès de tristesse longs et aigus. Les visites de son mari se faisaient plus fréquentes. Il restait avec elle, mais, comme auparavant, sans presque dire un mot et de plus en plus renfrogné. Sa vie commençait à m’intéresser vivement. J’étais déjà sortie de l’enfance ; diverses impressions nouvelles se formaient en moi ; j’observais, j’imaginais, et je supposais. Le mystère de cette famille me tourmentait de plus en plus. À certains moments il me semblait comprendre quelque chose à ce mystère. D’autres fois je devenais indifférente, apathique, ennuyée, j’oubliais ma curiosité, ne trouvant la solution d’aucune question. Enfin, de plus en plus fréquemment j’éprouvais le besoin bizarre de rester seule, de réfléchir, de réfléchir sans cesse. C’était exactement comme à l’époque où j’étais encore avec mes parents, quand, avant de me prendre d’amitié pour mon père, je m’étais tenue toute une année dans mon coin à penser, à réfléchir, à regarder, de sorte que j’étais devenue tout à fait sauvage, vivant parmi les visions fantastiques créées par mon imagination. La différence était que maintenant il y avait plus d’impatience, plus d’angoisse, plus de désir de mouvement, de sorte que je ne pouvais plus me concentrer sur un seul point, comme autrefois.

De son côté Alexandra Mikhaïlovna avait l’air de s’éloigner de moi. À cet âge je ne pouvais presque plus être sa camarade. Je n’étais pas une enfant. J’interrogeais sur trop de choses et parfois je la regardais de telle façon qu’elle devait baisser les yeux devant moi. Il y avait des moments étranges. Je ne pouvais pas voir ses larmes, et souvent des larmes me montaient aux yeux en la regardant. Je me jetais à son cou et l’embrassais ardemment. Que pouvait-elle me répondre ? Je sentais que j’étais un fardeau pour elle. À d’autres moments — et cela était toujours pénible et triste, — elle-même, comme désespérée, m’embrassait fortement, semblant chercher ma sympathie, comme si elle ne pouvait pas supporter sa solitude, comme si je la comprenais déjà, comme si nous avions souffert ensemble.

Cependant un mystère demeurait entre nous, et moi-même je commençais à m’éloigner d’elle. Sa présence me devenait pénible ; en outre peu de choses nous réunissaient maintenant ; la musique seule, mais le médecin la lui interdisait. Les livres ? C’était désormais plus difficile encore. Elle n’était pas en état de lire avec moi. Nous nous serions arrêtées dès la première page : chaque mot pouvait être une allusion, chaque phrase un rébus. Nous évitions la conversation en tête à tête, chaleureuse et intime.

Mais juste à ce moment le sort, tout à fait à l’improviste, donna de la façon la plus bizarre un autre cours à ma vie. Mon attention, mes sentiments, mon cœur, mon esprit prirent soudain, avec une tension qui atteignait à l’enthousiasme, une autre orientation. Sans le remarquer, je me trouvai transportée dans un monde nouveau. Je n’avais pas le temps de me retourner, de regarder autour de moi, de réfléchir, je pouvais me perdre, je le sentais même, mais la tentation était plus forte que la crainte et je m’abandonnai au hasard, les yeux fermés ; je me détournai pour longtemps de cette existence qui commençait à être un fardeau pour moi et à laquelle, avec tant d’avidité et d’inutilité, j’avais cherché une issue. Voici de quoi il s’agit et comment cela arriva.

La salle à manger avait trois sorties : par l’une on accédait aux chambres de réception ; par l’autre à la cuisine et à la nursery, par la troisième à la bibliothèque. Dans la bibliothèque une autre porte donnait dans le cabinet de travail où se tenait ordinairement le secrétaire de Piotr Alexandrovitch, qui était à la foi son copiste, son aide et son homme de confiance. C’était lui qui gardait la clef de la bibliothèque. Ma chambre était séparée de la bibliothèque par ce cabinet de travail. Un jour que le secrétaire n’était pas à la maison, après dîner, je trouvai la clef de la bibliothèque. La curiosité me saisit, et, usant de ma trouvaille, j’entrai dans la bibliothèque. C’était une pièce assez vaste, très claire, où il y avait huit grandes armoires pleines de livres. Piotr Alexandrovitch tenait la plupart de ces livres d’un héritage ; une autre partie avait été réunie par Alexandra Mikhaïlovna qui achetait sans cesse des volumes.

Jusqu’alors on ne m’avait laissé lire qu’avec la plus grande circonspection, et je devinais aisément qu’on m’interdisait maintes choses, que beaucoup étaient pour moi un mystère. Aussi, fut-ce avec une grande curiosité, un transport de crainte et de joie et un sentiment particulier que j’ouvris la première armoire et y pris le premier ouvrage qui me tomba sous la main. Dans cette armoire se trouvaient des romans. J’en pris un, je refermai l’armoire et emportai le livre dans ma chambre. J’éprouvais une sensation bizarre, un battement de cœur violent, comme si j’eusse pressenti qu’un grand changement s’opérait dans mon existence. Aussitôt dans ma chambre, je m’enfermai et ouvris le roman. Mais je ne pouvais pas lire. J’avais un autre souci : il me fallait d’abord m’assurer définitivement la possession de la bibliothèque ; il fallait que personne ne pût concevoir de doutes, afin que je pusse, à n’importe quel moment, prendre les livres que je voudrais. C’est pourquoi j’ajournai mon plaisir à un instant plus propice. Je remis le livre en place et cachai la clef dans ma chambre. C’était le premier acte mauvais que je commettais.

J’en redoutais les conséquences ; mais tout s’arrangea à souhait. Le secrétaire de Piotr Alexandrovitch, après avoir cherché la clef toute une journée et une partie de la nuit, par terre, avec une bougie, se décida, le matin, d’appeler un serrurier, qui vint avec un trousseau de clefs où on en trouva une qui allait à la serrure. L’affaire se termina ainsi, et il ne fut plus question de la clef perdue. Mais, je me conduisis en cette occasion avec tant de prudence et de ruse, que j’attendis une semaine avant de retourner dans la bibliothèque, une fois bien convaincue qu’il n’y avait aucun danger qu’on me soupçonnât. Choisissant le moment où le secrétaire n’était pas à la maison, je m’y rendis par la salle à manger. Le secrétaire de Piotr Alexandrovitch se contentait d’avoir la clef dans sa poche sans jamais entrer en contact plus direct avec les livres, et il n’allait même pas dans la pièce où ils se trouvaient.

Je me mis dès lors à lire avec avidité et bientôt la lecture fut ma passion. Tous mes nouveaux besoins, toutes mes aspirations récentes, tous les élans encore vagues de mon adolescence qui s’élevaient dans mon âme d’une façon si troublante et qui étaient provoqués par mon développement si précoce, tout cela, soudainement, se précipita dans une direction, parut se satisfaire complètement de ce nouvel aliment et trouver là son cours régulier. Bientôt mon cœur et ma tête se trouvèrent si charmés, bientôt ma fantaisie se développa si largement, que j’avais l’air d’oublier tout ce qui m’avait entourée jusqu’alors. Il semblait que le sort lui même m’arrêtât sur le seuil de la nouvelle vie dans laquelle je me jetais, à laquelle je pensais jour et nuit, et, avant de m’abandonner sur la route immense, me faisait gravir une hauteur d’où je pouvais contempler l’avenir dans un merveilleux panorama, sous une perspective brillante, ensorcelante. Je me voyais destinée à vivre tout cet avenir en l’apprenant d’abord par les livres ; de vivre dans les rêves, les espoirs, la douce émotion de mon esprit juvénile. Je commençai mes lectures sans aucun choix, par le premier livre qui me tomba sous la main. Mais, le destin veillait sur moi. Ce que j’avais appris et vécu jusqu’à ce jour était si noble, si austère, qu’une page impure ou mauvaise n’eût pu désormais me séduire. Mon instinct d’enfant, ma précocité, tout mon passé veillaient sur moi ; et maintenant ma conscience m’éclairait toute ma vie passée.

En effet, presque chacune des pages que je lisais m’était déjà connue, semblait déjà vécue, comme si toutes ces passions, toute cette vie qui se dressaient devant moi sous des formes inattendues, en des tableaux merveilleux, je les avais déjà éprouvées.

Et comment pouvais-je ne pas être entraînée jusqu’à l’oubli du présent, jusqu’à l’oubli de la réalité, quand, devant moi dans chaque livre que je lisais, se dressaient les lois d’une même destinée, le même esprit d’aventure qui règnent sur la vie de l’homme, mais qui découlent de la loi fondamentale de la vie humaine et sont la condition de son salut et de son bonheur ! C’est cette loi que je soupçonnais, que je tâchais de deviner par toutes mes forces, par tous mes instincts, puis presque par un sentiment de sauvegarde. On avait l’air de me prévenir, comme s’il y avait en mon âme quelque chose de prophétique, et chaque jour l’espoir grandissait, tandis qu’en même temps croissait de plus en plus mon désir de me jeter dans cet avenir, dans cette vie. Mais, comme je l’ai déjà dit, ma fantaisie l’emportait sur mon impatience, et, en vérité, je n’étais très hardie qu’en rêve ; dans la réalité, je demeurais instinctivement timide devant l’avenir.

Ainsi, inconsciemment, avais-je résolu de me satisfaire, en attendant, avec le monde de la fantaisie, du rêve, où j’étais seule à agir, où il n’y avait que des joies et où le malheur, s’il était admis, ne jouait qu’un rôle passif, passager, juste ce qu’il fallait pour l’agrément du contraste et le brusque revirement du sort sur le dénouement heureux de mes romans.

Une pareille vie, vie de l’imagination, vie étrangère à tout ce qui m’entourait, dura trois ans.

Cette vie était mon secret, et pendant trois années entières, je n’ai pas su si je devais craindre ou non qu’on le découvrît. Ce que j’ai vécu pendant ces trois ans m’était trop cher, trop intime ; dans toutes ces fantaisies je me reflétais trop moi-même, si bien que j’arrivais à être troublée, effrayée d’un regard étranger quel qu’il fût, qui, par hasard, plongeait dans mon âme.

En outre, nous tous, dans la maison, vivions si isolément, si en dehors de la société, dans un tel calme monacal, qu’involontairement en chacun de nous se développait la tendance à se replier sur soi-même. C’est ce qui m’arrivait.

Pendant ces trois années, rien ne changea autour de moi ; tout restait comme auparavant. Comme auparavant régnait entre nous une monotonie triste qui aurait pu tourmenter mon âme et me pousser dans une voie peut-être pernicieuse. Mme Léotard avait vieilli et ne sortait plus guère de sa chambre. Les enfants étaient encore trop petits. B… était très monotone, et le mari d’Alexandra Mikhaïlovna restait toujours aussi sévère et aussi renfrogné qu’autrefois. Entre lui et sa femme régnait comme auparavant le même mystère, qui commençait à m’apparaître comme quelque chose de plus en plus horrible, et je craignais chaque jour davantage pour Alexandra Mikhaïlovna. Sa vie triste, monotone, s’éteignait sous mes yeux. Sa santé empirait de jour en jour. Une sorte de désespoir semblait s’être emparé de son âme. Elle était visiblement sous l’impression de quelque chose d’inconnu, d’indéfini, dont elle-même ne pouvait se rendre compte, quelque chose de terrible et en même temps d’incompréhensible, mais qu’elle acceptait comme la croix de sa vie condamnée. Son cœur s’endurcissait dans cette souffrance sourde et même son esprit prenait un autre tour, très pénible. Ce qui me frappait surtout, c’est que, me semblait-il, plus je grandissais, plus elle s’éloignait de moi. Même à certains moments, j’avais l’impression qu’elle ne m’aimait pas, que j’étais un fardeau pour elle.

J’ai dit que je m’étais d’abord éloignée d’elle volontairement, et qu’une fois loin d’elle je m’étais trouvée comme contaminée par le mystère de son propre caractère. Voilà pourquoi tout ce que j’ai vécu ces trois années, tout ce qui naissait dans mon âme, dans mes rêves, dans mes espérances, dans mes enthousiasmes passionnés, tout cela restait en moi.

Du jour où nous nous étions écartées l’une de l’autre, nous ne nous étions plus jamais réunies ; cependant il me semblait que je l’aimais chaque jour davantage. Maintenant, je ne puis me rappeler sans des larmes jusqu’à quel point elle m’était attachée, jusqu’à quel point elle s’était engagée dans son cœur à me prodiguer tous les trésors d’amour qu’il renfermait, et à accomplir jusqu’au bout son vœu d’être pour moi une mère. Il est vrai que sa propre douleur l’écartait parfois de moi pour longtemps ; elle avait alors l’air de m’oublier, d’autant plus que moi-même je tâchais de ne pas me rappeler à elle, si bien que de cette façon mes seize ans arrivèrent sans que personne ne le remarquât. Mais, par moments, Alexandra Mikhaïlovna se mettait tout à coup à s’inquiéter de moi, elle m’appelait, me posait une foule de questions, comme pour mieux me connaître ; elle demeurait avec moi des journées entières, devinait mes désirs et me prodiguait à chaque instant ses conseils. Mais elle était déjà trop déshabituée de moi, si bien que parfois elle agissait trop naïvement, et je remarquais et comprenais tout. C’est ainsi qu’un jour, — je n’avais pas encore seize ans, — ayant examiné un de mes livres, elle m’interrogea sur mes lectures, et, trouvant que je n’étais pas encore sortie des ouvrages pour enfants, elle parut tout à coup s’effrayer. Je la comprenais et la suivais attentivement. Pendant deux semaines entières, elle eut l’air de me préparer, de se rendre compte du degré de mon développement et de mes besoins. Enfin elle se décida à prendre un parti et sur notre table parut Ivanhoé de Walter Scott, que j’avais lu depuis longtemps, au moins trois fois. D’abord avec une attention timide elle suivit mes impressions, les scrutant comme si elle en avait peur. Enfin cette tension trop marquée disparut ; nous nous enthousiasmâmes toutes deux, et j’étais si heureuse, si heureuse que je ne pouvais déjà plus me cacher d’elle. Quand nous arrivâmes à la fin du roman, elle était aussi enthousiaste que moi. Chacune de mes remarques, pendant notre lecture, était judicieuse, chaque impression juste. À ses yeux j’étais déjà trop développée. Frappée de mon enthousiasme, elle se remit joyeusement à suivre mon éducation. Elle se promettait de ne plus se séparer de moi ; mais cela n’était pas en son pouvoir. Le sort bientôt nous sépara de nouveau et empêcha notre rapprochement. Il suffisait pour cela du premier accès de sa maladie, de sa douleur perpétuelle, et, ensuite, de nouveau, c’était du mystère, de la méfiance, et peut-être même de la haine.

Mais, même en de pareils moments, il y avait des minutes qui échappaient à notre pouvoir. La lecture, quelques mots sympathiques échangés entre nous, la musique, et nous nous oubliions, nous en disions trop, et ensuite nous nous sentions gênées l’une vis-à-vis de l’autre. Après avoir réfléchi, nous nous regardions comme effrayées avec une curiosité pleine de suspicion et de méfiance. Chacune de nous avait sa limite jusqu’où pouvait aller notre rapprochement, et nous n’osions la franchir si même nous en avions eu le désir.

Un soir, à la tombée de la nuit, je lisais distraitement un livre dans le cabinet de travail d’Alexandra Mikhaïlovna. Elle était assise devant le piano, improvisant sur le thème d’un de ses motifs favoris de la musique italienne. Quand elle passa enfin à la pure mélodie, entraînée par la musique qui me pénétrait le cœur, je commençai timidement, à mi-voix, à chantonner cet air. Bientôt, entraînée tout à fait, je me levai de ma place et m’approchai du piano. Alexandra Mikhaïlovna, comme si elle avait, deviné mon intention, continua à m’accompagner en suivant avec amour chaque son de ma voix. Elle paraissait frappée de sa richesse. Jusqu’à ce jour je n’avais jamais chanté devant elle, et je ne savais moi-même si j’avais de la voix. Mais ce soir-là, tout à coup, nous nous excitâmes toutes les deux, je donnai de plus en plus de voix, et l’étonnement d’Alexandra Mikhaïlovna, stimulait en moi encore davantage la force et la passion. Enfin mon chant se termina si bien, avec tant de vie et de force, qu’enthousiasmée elle me prit les mains et me regarda avec joie.

— Annette, mais tu as une voix admirable ! dit-elle. Mon Dieu, comment ne l’ai-je pas remarqué ?

— Mais moi-même je n’en savais rien, répondis-je hors de moi de plaisir.

— Que Dieu te bénisse, ma chère enfant ! Remercie-le pour ce don. Qui sait ! Oh ! mon Dieu, mon Dieu !

Elle était si touchée par cette chose inattendue, elle était si folle de joie, qu’elle ne savait comment me le dire, comment me caresser. C’était une de ces minutes de révélation de sympathie mutuelle, de rapprochement que depuis longtemps nous n’avions plus. Une heure après, comme si c’était fête dans la maison, on envoya chercher B… En l’attendant, nous prîmes par hasard un autre morceau de musique que je connaissais mieux. Cette fois, je tremblais de crainte. J’avais peur de détruire la première impression. Mais bientôt ma propre voix m’encouragea et me soutint. J’étais surprise moi-même de sa force, et cette seconde expérience dissipa toute crainte. Dans l’accès de sa joie impatiente, Alexandra Mikhaïlovna fit venir les enfants, même la nounou, et enfin, au paroxysme de l’enthousiasme, elle alla chercher son mari dans son cabinet de travail, ce qu’elle n’eût jamais osé faire à tout autre moment.

Piotr Alexandrovitch écouta la nouvelle avec une grande bienveillance, me félicita et fut le premier à dire qu’il fallait me faire donner des leçons. Alexandra Mikhaïlovna, heureuse et reconnaissante comme s’il se fût agi d’elle, lui baisa les mains. Enfin parut B… Le vieillard était très heureux. Il m’aimait beaucoup. Il se rappelait mon père, le passé. Je chantai devant lui deux ou trois morceaux ; alors, d’un air sérieux, soucieux, même avec un certain mystère, il déclara que j’avais indiscutablement des moyens, même du talent et qu’il était impossible de ne pas me faire travailler. Ensuite, comme se reprenant, tous deux, lui et Alexandra Mikhaïlovna, jugeant qu’il était dangereux de me trop louanger au début, commencèrent à se faire des signes d’yeux ; mais leur conjuration était si naïve et si gauche, que je l’aperçus aussitôt. Je riais en moi-même pendant toute la soirée, en voyant comment, après chaque nouveau morceau, ils s’efforçaient de se retenir et faisaient exprès, à haute voix, des remarques sur mes défauts. Mais ils ne purent pas se contenir longtemps et B…, de nouveau, tout ému de joie, ne put s’empêcher de se trahir. Je ne m’étais jamais doutée qu’il m’aimât autant. Pendant toute la soirée, ce fut la conversation la plus amicale, la plus délicieuse. B… racontait des anecdotes sur des chanteurs et des artistes connus, puis il parla avec enthousiasme, presque avec adoration d’un artiste. Ensuite la conversation tourna sur moi, sur mon enfance, sur le prince et sa famille, dont j’avais si peu entendu parler depuis notre séparation. Alexandra Mikhaïlovna savait elle-même très peu de choses à leur sujet. B… était le mieux renseigné, parce qu’il était allé plusieurs fois à Moscou ; mais ici la conversation prit un ton mystérieux, incompréhensible pour moi. Deux ou trois observations se rapportant au prince me frappèrent particulièrement. Alexandra Mikhaïlovna s’informa de Catherine ; mais B… ne pouvait rien dire de particulier à son sujet et même, avec intention, se taisait. Cela me frappa. Non seulement je n’avais pas oublié Catherine, non seulement mon ancienne affection pour elle ne s’était pas éteinte, mais, au contraire, je ne pouvais même penser qu’un changement ait pu se produire en Catherine. La séparation, ces longues années vécues dans l’isolement, pendant lesquelles nous n’avions eu aucune nouvelle l’une de l’autre, la différence de notre éducation, de nos caractères m’échappaient. Enfin, Catherine ne m’avait jamais quittée en pensée. Elle me semblait vivre toujours avec moi, surtout dans mes rêves, dans mes romans ; dans mes aventures fantastiques, nous marchions ensemble, la main dans la main ; m’imaginant être l’héroïne de chaque roman que je lisais, je plaçais aussitôt près de moi cette amie de mon enfance et je dédoublais le roman en deux parties dont l’une était créée par moi, tout en pillant effrontément mes auteurs favoris.

Enfin, dans notre conseil de famille il fut décidé qu’on ferait venir un professeur de chant. B… nous recommanda le plus connu, le meilleur. Le lendemain, l’Italien D… se présenta chez nous. Il me fit chanter et se montra de l’avis de son ami B… ; mais il déclara qu’il me serait beaucoup plus profitable d’aller travailler à son cours avec ses autres élèves, que l’émulation et les multiples occasions de m’instruire seraient favorables au développement de ma voix. Alexandra Mikhaïlovna accepta et, à partir de ce jour, trois fois par semaine, je me rendis au cours, à huit heures du matin, accompagnée d’une bonne.

Je raconterai maintenant un événement qui fit sur moi une très grande impression, et marqua pour moi une nouvelle période de mon existence.

J’avais alors seize ans passés. En moi, tout d’un coup, se montrait une apathie incompréhensible. Tous mes rêves, tout mes enthousiasmes, mes rêveries même avaient disparu. Une froide indifférence avait remplacé l’ancienne ardeur de mon âme ; mon art lui-même avait perdu de son attrait et je le négligeais. Rien ne me distrayait plus, à tel point que je ressentais même de l’indifférence pour Alexandra Mikhaïlovna. Mon apathie était interrompue par des tristesses sans cause et des larmes. Je recherchais la solitude. À ce moment un événement étrange bouleversa mon âme jusqu’au fond et changea cette torpeur en une vraie tempête. Voici ce qui se passa.