Ne nous frappons pas/Jeune homme demande place

Ne nous frappons pasLa revue blanche (p. 191-196).

JEUNE HOMME DEMANDE PLACE…

Pauvre garçon !

Mais, aussi, c’est de sa faute.

On s’en va pas, de gaieté de cœur, comme il le fit, dilapider un brave petit héritage dans vous allez voir quelle falote entreprise.

Ce fut un dessin du journal illustré Life (de New-York) qui le perdit.

Un rhinocéros y était représenté, un rhinocéros sur lequel des explorateurs tiraient d’intarissables coups de fusil.

Bien au frais dans son marécage et visiblement satisfait :

— Si ces gens-là, souriait le rhinocéros, ont encore des munitions pour une heure, il ne me restera pas une puce sur la peau !

Ce fun yankee détermina l’évolution de mon pauvre camarade.

Justement, une vieille tante venait de mourir (une vieille tante à lui, bien entendu), laissant trois ou quatre centaines de mille francs, mal acquis, d’ailleurs, dans le commerce des bois du Sud qu’exerçait sa vieille fripouille de mari décédé.

Le cuir de rhinocéros devint la hantise de mon ami :

— Ce cuir, ne cessait-il de nous raser[1], est à l’épreuve des balles de fusil. Que n’en fait-on des cuirasses pour nos braves petits piou-pious français ?

Ah ! nous la connûmes, la scie de la cuirasse en peau de rhinocéros.

Un beau jour, n’y tenant plus, et fortement conseillé, le vaillant garçon s’embarqua pour l’Afrique.

Bientôt, une vaste rhinocérocerie était installée dans je ne sais plus quelle boucle du Niger ou de tel autre africain cours d’eau.

Les rhinocéros, hélas ! ne voulurent rien savoir.

Parqués au sein, pourtant, d’immenses hectares, ces animaux refuserent de se prêter à la patriotique tentative de notre intrépide compatriote… Je ne me rappelle pas qui, le premier, proféra ce mot : « En France, le ridicule tue plus sûrement que le plomb. » Mais, je puis affirmer qu’en Afrique, le spleen a plus vite raison du rhinocéros que n’importe quelle balle explosible.

Bientôt, donc, mon infortuné camarade avait totalement perdu son troupeau de rhinocéros sur lequel il fondait tant d’alléchants espoirs.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il vient de rentrer à Paris sans un sou.

Des amis lui ont trouvé une petite place de laquelle, si j’en crois le mot suivant, le pauvre garçon ne se trouverait pas intégralement satisfait.


« Mon cher Alphonse,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Les bureaux du banquier où je te griffonne ce navrant billet sont sis sur une place que tu reconnaîtras facilement à ce signe qu’elle est ornée ? d’une colonne en bronze surmontée de l’effigie d’un officier d’artillerie corse, décédé depuis, mais qui joua un rôle important (ça ne nous rajeunit pas), par une belle matinée, à Austerlitz, village autrichien.

» Je suis, depuis hier, dans l’officine du financier en question.

» Je devrai y travailler douze heures par jour, sauf — il faut être juste — les 1er, 5, 10, 15, 20 et 25 de chaque mois, époques d’échéances, où l’on veille.

» Les appointements sont faibles, mais les dédommagements abondent, tels les suivants :

» Quand le prince de Galles est à Paris, on peut très bien, de mon bureau, avec une simple jumelle de théâtre, le voir entrer à l’hôtel Ritz (et en sortir).

» Et puis, quand j’aurai conquis mes dix-huit cents par an, c’est-à-dire dans cinq ou six ans, j’aurai le droit d’aller aux mêmes W.-C. que le patron.

» Voilà où j’en suis !

» Est-ce que tu ne pourrais pas, grâce à tes nombreuses et puissantes relations, me trouver autre chose ?

» Ton vieux,
» O. Mac-Aroni. »

La parole est à mes nombreuses et puissantes relations.


  1. Le voilà bien, le cuir à rasoir !