Ne nous frappons pas/Insularisation de la France

INSULARISATION DE LA FRANCE

Un jeune Dijonnais de nos confrères, qui signe M. Aurice, mais dont j’égarai le nom véritable, l’adresse et les manuscrits, me suggère, dans une lettre infiniment trop flatteuse, la jolie idée que voici, me chargeant de la développer et de la faire accepter par la masse des esprits éclairés.

L’Angleterre — dit en substance M. Aurice — doit son incontestable prospérité à une foule de raisons, dont la principale est qu’elle est une île.

L’Angleterre est une île et entend demeurer telle, tant que se prolongeront les siècles et les siècles.

Ne lui parlez pas de la rattacher au continent par le plus étroit tunnel, par le plus arachnéen pont, vous perdriez votre temps et votre salive.

Ce parti-pris d’insulariat quand même (passez-moi le mot) est tellement ancré au cœur des vieux Angliches que, jadis, lorsqu’il s’agit de relier l’Angleterre au continent au moyen des simples câbles télégraphiques, beaucoup de ces messieurs protestèrent avec la plus sombre énergie.

On obtint l’acquiescement de ces entêtés en leur persuadant que, s’il n’était pas solidement attaché à la terre ferme, leur pays bientôt prêt à flotter, s’en irait à la dérive, par les océans les plus variés. (J’ai conté l’aventure naguère.)

Avouons-le : les Anglais ont raison.

Les Anglais, d’ailleurs, ont toujours raison.

Sans pénétrer en de fastidieux détails, constatons ceci : à moyens égaux, une île est infiniment plus prospère et plus tranquille que toute nation placée dans d’autres conditions.

Cela est fort bien, mais la France doit-elle donc se contenter de reconnaître cette supériorité, sans chercher à l’acquérir pour son compte, si la chose est possible !

Et la chose est possible, élémentairement possible.

Qu’est-ce que c’est qu’une île, s’il vous plaît ?

Une île est une terre environnée d’eau de toutes parts.

Environnons la France d’eau de toutes parts, et la France deviendra une île, ni plus ni moins que l’Angleterre.

C’est une question de canal à creuser, une simple question de canal.

De canaux, devrais-je plutôt dire, car il nous faudra créer deux canaux distincts :

1o Le canal Est, le plus important, celui qui, réunissant la mer du Nord à la Méditerranée, nous séparera de la Belgique, du Luxembourg, de l’Allemagne, de la Suisse, de l’Italie (je cite au hasard).

2o Le canal Sud, qui nous séparera de l’Espagne.

Voilà-t-il pas une entreprise grandiose et bien capable de faire battre les cœurs français et d’attirer les capitaux idem !

Simplification de la défense nationale : quelques braves torpilles dormantes au gazouillis de l’onde du canal, et nous voilà tranquilles en cas de conflit.

Au point de vue industriel, l’heureux résultat ne saurait être moindre, car, ainsi que l’a très bien fait observer M. Paul Leroy-Beaulieu : l’invention du canal est une des concurrences les plus réussies que l’homme ait faites à la nature.

Hésiter serait coupable, conclut M. Aurice.

C’est également mon avis, car la réalisation de ce projet ferait perdre à Gibraltar beaucoup de son importance.

Or, l’idéal du vrai Français n’est-il pas de faire perdre à Gibraltar beaucoup de son importance et, si même on le peut, toute son importance ?