Naufrage de la frégate La Méduse/Procès de M. Corréard


PROCÈS

PROCÈS DE M.  CORRÉARD
1er Procès. 
Contre MM.  Ledoux, Terré et Eyriès.
2e. Procès.——— 
Contre MM.  Tiger et Cousin-d’Avalon.
3e. Procès.——— 
Questions à l’ordre du jour. (Brochure Incriminée.)
4e. Procès.——— 
Attention. (Autre brochure.)
5e. Procès.——— 
Le Temps qui court. (Autre brochure)
6e. Procès.——— 
1re  quinzaine du mois de juin. (Autre brochure.)
7e. Procès.——— 
Pièces politiques. (Autres brochures.)
Saisie dans la prison. — M. Bousquet-Deschamps fait connaître les auteurs des brochures.


Repoussé par le ministère, et contraint par mille déboires à donner sa démission, M. Savigny avait cherché des ressources dans l’exercice de son art. Ma profession me tenait à la merci du gouvernement, qui avait suffisamment prouvé sa détermination de ne rien faire pour moi. Je résolus de quitter cette carrière, et d’entrer dans quelqu’autre où je pusse trouver une indépendance raisonnable. Le choix n’était pas facile ; je voyais partout les dangers d’un essai tardif, et les dégoûts d’un long apprentissage : ma pensée se promenait incessamment de projets en projets, sans pouvoir s’arrêter à aucun, et je ne retirais de toutes ces méditations laborieuses, qu’une fatigue morale poussée presque jusqu’au découragement.

Cependant la première édition de la relation de notre naufrage s’était rapidement épuisée ; la seconde, qui avait suivi de près, s’était vendue avec autant de promptitude, et cette heureuse circonstance me donna une vocation nouvelle : je songeai à former un établissement de librairie. Mille raisons inutiles à déduire me fortifièrent dans cette résolution. Je pris un brevet, et le 18 juillet 1818 j’ouvris mon magasin au Naufragé de la Méduse. J’espérais y vivre tranquille loin de touts les écueils, et à l’abri de toutes les tempêtes. Vain espoir : j’étais réservé à de nouvelles épreuves.

Peu de temps après mon installation, M. de Jouy eut la bonté de faire vendre chez moi la tragédie de Bélisaire. Ce fut pour certains journaux comme un signal d’attaque contre moi. Je dus mépriser ces diatribes.

Ainsi attaqué impunément dans ma réputation, je ne tardai pas à l’être dans mes intérêts. M. Eyriès fit pour MM. Ledoux et Tenré, et inséra dans un recueil intitulé Histoire des naufrages, un extrait (en vingt-neuf pages) de tout ce qu’il y avait de plus intéressant dans le nôtre.

Ce fut pour nous un notable dommage. Je poursuivis comme contrefacteur M. Ledoux, Eyriès et Tenré. M. Mars faisant les fonctions du ministère public, déclara qu’il y avait contrefaçon partielle aux termes de l’art. 245 du Code pénal ; il montra que les prévenus avaient fait un article distinct et séparé pour la Méduse, et que dans cet article ils nous avaient suivis pas à pas et même copié nos phrases et nos expressions, que si leur narration était un abrégé de la nôtre, elle contenait du moins tout ce qui faisait la fortune de notre livre, et n’omettait que les épisodes et les digressions, qui ne plaisent pas à tout le monde ; qu’à la vérité, ils avaient en partie copié une relation insérée au Journal des Débats ; mais que cet article étant un abrégé fait par l’un des auteurs et signé de lui, il lui appartenait, comme les articles de M. Dussault appartiennent à cet auteur, qui vient de les rassembler en quatre volumes. Personne n’osera dire que ces volumes peuvent devenir la proie du premier contrefacteur, qui voudra s’en saisir sous prétexte qu’on les trouve dans le Journal des Débats.

Il faut aussi convenir, a continué ce magistrat, que les prévenus ont indiqué la relation de Corréard et Savigny : mais pour remarquer cette note, il faut avoir acheté leur ouvrage, et dès lors tout le monde se contentera d’un livre qui s’annonce comme présentant la relation de ce déplorable événement, sans dire s’il l’a donné en abrégé ou dans toute son étendue. Cette note même, loin d’exciter à acheter l’ouvrage de MM. Corréard et Savigny, est propre à en détourner la plupart des lecteurs, puisqu’elle ne l’indique qu’à ceux qui auraient la curiosité d’en bien connaître tous les détails.

M. Mars a terminé, en disant qu’il considérait MM. Ledoux, Tenré et Eyriès, comme des voleurs de grand chemin, des pirates et des hommes indignes d’exercer la profession honorable de libraires, puisqu’ils n’avaient pas eu la délicatesse de respecter la propriété de deux hommes qui ont éprouvé tant d’infortunes, et qui n’ont, pour ainsi dire, d’autre ressource que celle de la vente de leur livre ; que l’ouvrage des prévenus avait causé un très-grand préjudice aux plaignans, et que c’était le cas prévu par la loi[1] ; qu’il s’en rapportait à la sagesse du tribunal pour fixer le montant des dommages-intérêts à accorder à MM. Corréard et Savigny ; et il a conclu envers les contrefacteurs à 200 fr. d’amende pour chacun d’eux (c’est-à-dire) à 600 fr. ; et à tels dommages-intérêts qu’il plairait au tribunal de fixer.

Voici les considérans du jugement :

« Attendu que l’ouvrage de MM. Corréard et Savigny a quatre cents pages, celui de Ledoux onze cents ; que dans ces onze cents, vingt-neuf seulement paraissent imitées (elles sont copiées littéralement) ;

« Attendu que la relation Corréard est historique et composée de faits appartenant à tout le monde, et qui ne peuvent être rendus que par les mêmes mots et de la même manière ;

« Attendu que s’il se trouve quelques lignes imitées, cela ne constitue pas contrefaçon. (Tout était copié, excepté quelques transpositions.)

« Attendu que les prévenus n’ont pas eu l’intention de contrefaire, puisqu’eux-mêmes désignent avec éloge l’ouvrage même du plaignant, etc. »

Les prévenus eux-mêmes confessaient que toutes les phrases de leur relation étaient extraites de celle de MM. Corréard et Savigny. Cependant le tribunal n’en a pas moins condamné les plaignans à des dommages envers les prévenus, qui ne songeaient guère à les demander ; car quelques jours avant que le jugement ne fût rendu, M. Dabbo, libraire, m’assura que M. Ledoux lui avait dit, à Bordeaux, qu’il me compterait volontiers vingt-cinq louis pour arranger notre procès. Mes adversaires se croyaient donc coupables ? La sentence a prouvé qu’ils se trompaient.

Voici un fait assez curieux. « Un jour un homme à robe noire, tenant notre relation, dit en plein palais, et en présence de mon avocat : « Ce livre est l’ouvrage de deux jeunes jacobins. »

Les prévenus furent renvoyés absous, et je fus condamné à payer cinquante fr. de dommages, outre les frais du procès.

Je me pourvus en appel. La cour maintint le premier jugement, excepté en ce qui concernait les dommages, dont elle me déchargea.

Depuis, M. Tiger a publié un abrégé de notre relation ; je l’ai poursuivi : il a été condamné à payer à M. Savigny et à moi deux cents fr. de dommages et intérêts ; et on lui a confisqué, à notre profit, quatre cents exemplaires.

C’était le même cas, jugé sous la même législation ; mais non par les mêmes juges. Cette fois mon avocat n’avait rien entendu dans le palais.

Les considérans du 1er jugement nous dépouillaient de notre ouvrage : car si un fait historique appartient à tout le monde, et ne peut se rapporter que d’une manière, cette manière appartient aussi à tout le monde.

Ce premier jugement étonna surtout M. Tenré, qui était présent, et fit l’admiration de tout le barreau français.

J’avais intenté deux procès ; on ne tarda pas à m’en intenter cinq (en quarante-trois jours). Le public qui m’a honoré de quelque intérêt, ne sera peut-être point fâché de trouver ici le résumé de ces affaires. Je le tire du Journal de Paris, parce que ce journal étant ministériel, je ne saurais choisir une meilleure rédaction, d’abord pour complaire aux ministres, et ensuite pour éviter le fâcheux soupçon d’avoir un peu arrangé les circonstances à mon avantage.

Il est bon de remarquer d’abord que le ministère public me refusa toujours le titre de monsieur, que pourtant il accorda bien à M. Depradt[2]. D’où vient cette différence entre deux hommes accusés d’un délit semblable aux yeux de la loi. Un libraire et un archevêque ne sont-ils plus en France égaux devant, la loi ? Comment se fait-il que chez la nation la plus polie, les magistrats si attentifs à maintenir dans les bornes du respect qui leur est dû, un pauvre accusé, qui, par défaut d’intelligence ou d’éducation, peut ignorer les convenances, se fassent un devoir de supprimer dans leurs interpellations, ce titre insignifiant, que dans la société on n’oserait refuser à personne. Ces formes fâcheuses sont-elles nécessaires ou légales ? elles doivent être usitées pour tout le monde ; si non, il y a donc toujours des privilégiés[3]. Cette distinction pouvait convenir lorsque les seigneurs étaient les juges de leurs serfs ; mais aujourd’hui, je ne vois rien qui la justifie.


COUR D’ASSISES DE PARIS.


audience du 14 juin 1830.


Procès des sieurs Bousquet-Deschamps et Corréard,

auteur et éditeur d’une brochure ayant pour titre : Questions à l’ordre du jour.

Juges.

MM.
MOREAU, président ; BRIÈRE DE BONAIRE, MONTDOUX DE LA VILLENEUVE, conseillers ; et M. VEUILLE FROY, conseiller auditeur.

Jurés.

MM.
FEYT ( Pierre-Nicolas), propriétaire électeur, rue de Cléry, N° 16 ;
SAUVAGEOT ( Jean-Louis-Théodore), propriétaire électeur, rue Honoré-Chevalier, N° 13 ;
QUILLAUX (Edme-Nicolas), avoué de l’instance, rue des Bourdonnais, N° 17 ;
CHEVRIER ( Antoine-Marie-Augustin), notaire royal, rue Vivienne, N° 23 ;
BARBIER-DUBOCAGE ( Jean-Denis), membre de l’institut, rue des Petits-Augustins, N° 24 ;

  • AMET (Pierre-Louis-Xavier), propriétaire électeur, rue Montholon, N° 20 ;
  • JAUNON (Marie-François), négociant, rue des Mauvaises Paroles, N 15 ;
  • VINCENT (Pierre-Louis), commissaire-priseur honoraire, rue Sainte-Anne, N° 19 »
  • DIJON, Propriétaire électeur, rue de la Tour-d’Auvergne, N° 9 ;
  • PREVOT-D’ARLINCOURT (Charles-Antoine), maître des requêtes, rue Duphot, N° 16 ;
  • BOURQUENEY (François-Felix), sous-caissier du trésor royal, rue Joubert, N° 22 ;
  • TREMAU (Henri Léger), négociant électeur, rue de Grenelle-Saint-Honoré, N° 47.

M. Bousquet-Deschamps récusa onze jurés, l’avocat en récusa quatre.

Le Sieur Bousquet-Deschamps, homme de lettres, âgé de 23 ans, parait pour la seconde fois devant la cour d assises, sous le poids d’une prévention de la nature de celle qui a motivé avant-hier la condamnation prononcée contre lui.

Voici les faits recueillis par l’arrêt de renvoi dont il a été donné lecture par le greffier de la cour.

Le 11 avril 1820, sur le réquisitoire du procureur du Roi, 93 exemplaires d’une brochure ayant pour titres : Questions à l’ordre du jour, ont été saisis chez Alexandre Corréard, libraire, et le manuscrit de la même brochure, chez l’imprimeur Dupont. Il a été établi par l’instruction que l’auteur était Jacques Bousquet-Deschamps ; qu’elle avait pour éditeur Alexandre Corréard, qui l’avait fait imprimer au nombre de mille exemplaires par Dupont, sans que celui-ci en eut pris connaissance ; et qu’après le dépôt du nombre d’exemplaires prescrit par la loi, cette brochure avait été mise en vente par le libraire Corréard.

Par l’ordonnance de la chambre d’instruction et par l’arret de renvoi, le sieur Bousquet-Deschamps était prévenu de s’être rendu coupable, 1° d’avoir provoqué à la désobéissance aux lois, délit prévu par les art. 1, 3 et 6 de la loi du 17 mai 1819 ; 2° d’avoir provoqué à détruire le gouvernement, ladite provocation non suivie d’effet, et constituant le délit prévu par les art. 1 et a de la loi du 17 mai 1819, et 87 du Code pénal ;

Et le sieur Corréard, de s’être rendu complice de ces délits.

L’arrêt de renvoi, cite à l’appui de la prévention divers passages de la brochure, consignés dans les pages 7 et 8.

Après la lecture de l’arrêt dé renvoi, M. le président procède à l’interrogatoire des deux prévenus.

Le sieur Bousquet-Deschamps se reconnaît l’auteur de la brochure ; il affirme que c’est lui qui a envoyé le manuscrit à l’impression ; et qu’il s’est borné à en adresser plus tard un certain nombre d’exemplaires (600)chez le libraire Corréard pour les mettre en vente.

M. le président lui fait remarquer que la première partie de sa déclaration contrarie celle qui se trouve consignée dans son interrogatoire écrit, puisqu’il avait dit dans ses interrogatoires que l’envoi du manuscrit avait été par lui fait directement au sieur Corréard ;

Que la seconde partie de cette déclaration était démentie par la déposition de l’imprimeur Dupont, dans l’instruction écrite ; ce témoin ayant reconnu qu’il avait lui-même livré au libraire Corréard la totalité des exemplaires.

Ce dernier déclare de son côté qu’il n’avait pas fait l’envoi du manuscrit à l’imprimeur ; cependant, sur les observations que lui fait M. le président, au sujet de ses premiers interrogatoires, il ajouta qu’il est possible que, comme intermédiaire de l’auteur, il ait fait parvenir au sieur Dupont le manuscrit que le sieur Legros lui avait remis ; mais qu’il n’a pas traité avec lui pour l’impression de cette brochure, l’auteur ayant fait directement son marché avec l’imprimeur, et lui ayant payé le prix de son impression. Je n’ai jamais été l’éditeur de cette brochure, ajoute le sieur Corréard, je n’ai été chargé que de la vente, et je ne l’ai même jamais lue.

La cour procède à l’audition des témoins à décharge produits par le sieur Corréard.

Un compositeur et le prote de l’imprimerie de Dupont déclarent qu’ils n’ont eu aucun rapport avec Corréard, au sujet de la brochure dont il s’agit, et que les épreuves ont été corrigées par un sieur Maréchal, ainsi que par quelques autres personnes à eux inconnues.

Le sieur Dupont, imprimeur. — Au mois de mars dernier, une personne se présenta chez moi pour nie donner plusieurs brochures à imprimer, de la part du sieur Corréard. Je demandai à en connaître les auteurs. On nomma le sieur Bousquet-Deschamps, relativement à plusieurs de nos brochures, et un sieur Legros, comme ayant composé celle qui donne lieu au procès. Je fis, en effet, ma déclaration à la police sous le nom du sieur Corréard, et je débitai son compte du montant de l’impression. Quelque temps après, le sieur Corréard se plaignit à moi de ce que je l’avais indiqué comme éditeur de cette brochure, tandis qu’il ne m’avait donné aucun ordre à cet égard. Lorsqu’il me fit cette observation, la brochure était déjà saisie. Je dois à la vérité de déclarer que je n’ai eu aucun rapport direct avec le sieur Corréard, au sujet de l’impression de cette brochure.

M. le président fait remarquer au témoin qu’il se trouve en contradiction formelle avec ses premières déclarations faites à la justice, comme inculpé ; qu’en effet il avait alors affirmé que c’était le libraire Corréard qui l’avait chargé de l’impression ; qu’il l’avait inscrit dans ses livres comme éditeur de la brochure, et qu’il lui avait livré la totalité des exemplaires.

L’imprimeur Dupont fait quelques observations pour essayer de concilier ses diverses déclarations. Il explique qu’en effet il avait cru pendant long-temps que citait par les ordres et pour le compte du sieur Corréard que l’impression avait eu lieu, puisque c’est de la part de ce dernier qu’un sieur Maréchal lui avait remis le manuscrit de la brochure pour l’imprimer.

M. le président invite le témoin à ne pas sortir de l’audience, parce que la cour pourrait avoir à prendre quelques mesures contre lui, dans le cours des débats.

La veuve Jeunehomme déclare qu’elle a imprimé plusieurs brochures portant le nom et l’adresse du libraire Corréard, mais qu’elle ne l’a jamais considéré comme éditeur de ces brochures.

Le sieur Legros, ancien officier. — Je n’ai jamais reçu de Bousquet-Deschamps ni remis à Corréard le manuscrit de la brochure dont il s’agit ; si j’ai déclaré le contraire devant le juge d’instruction, c’est par pure complaisance Je n’avais pas alors prêté serment, puisqu’on m’avait appelé comme prévenu : mais aujourd’hui qu’en qualité de témoin j’ai prêté serment à la justice, je crois devoir déclarer la vérité.

Il est fâcheux, dit M. le président, qu’on n’ait produit aux débats que des témoins qui rétractent leurs premières déclarations.

M. l’avocat-général Jaubert. « Messieurs, ce n’est pas sans un sentiment pénible que nous venons porter pour la seconde fois la parole contre un auteur bien jeune encore, et qui a déjà subi une première condamnation : mais comme vous, Messieurs, nous remplirons notre ministère sans haine et sans crainte. »

Après cet exorde, le ministère public donne lecture des passages inculpés, dans lesquels on remarque les phrases suivantes : « C’est au nom de la loi que le comité de salut public remplissait les cachots de milliers de citoyens ; c’est au nom de la loi que les tribunaux révolutionnaires les envoyaient à l’échafaud ; c’est au nom de la loi que le sang français a coulé à Grenoble et à Lyon La loi entre les mains de la justice est un glaive nécessaire à la conservation de la société : entre les mains de l’arbitraire, c’est un poignard. »

Ensuite, M. l’avocat-général établit cette proposition, que la loi, quel que soit son objet, doit commander le respect des citoyens ; et que c’est un délit de provoquer à y désobéir d’une manière aussi outrageante que Ta fait le prévenu » « Malgré vos sbires, vos geôliers et vos bourreaux, a-t-il dit, nous protesterons contre vos lois tyranniques jusqu’à notre dernier souffle. »

Passant ensuite au second chef de prévention imputé au prévenu, celui d’avoir provoqué les citoyens à détruire le gouvernement, le ministère public cite un second passage dans lequel on trouve ces mots : « Du moment où le gouvernement menace la liberté, la sûreté des citoyens, ses rapports avec la société ont cessé d’être légitimes… Tous les liens moraux sont rompus. »

C’est surtout dans ce passage que le ministère public trouve la preuve du second délit imputé au prévenu, celui d’avoir provoqué à détruire le gouvernement[4].

Me Moret, chargé d’office de la défense du sieur Bousquet-Deschamps, à l’ouverture de l’audience, a tiré tout le parti possible de cette cause difficile.

Il a cherché à établir qu’on ne pouvait voir dans les passages incriminés que des théories de droit public, et non des provocations directes.

La plupart des publicistes, a-t-il dit, soutiennent des doctrines opposées, et en tirent dès-lors des conséquences contraires. Ainsi, il en est qui pensent que certains droits fondamentaux, appartiennent à l’homme même dans l’état de société, et qu’aucune loi spéciale ne peut y porter atteinte. Telle est la théorie de l’auteur ; sans doute elle n’est pas en harmonie avec notre système de gouvernement ; ou plutôt avec les circonstances dans lesquelles nous nous trouvons placés ; mais une théorie, même erronée ne saurait constituer un délit.

L’avocat soutient ensuite, en citant d’autres passages de la brochure, que loin de provoquer la désobéissance aux lois qu’il attaque, l’auteur invite les citoyens à s’y soumettre, plutôt qu’à les renverser par la violence.

En terminant, M.e Moret invoque, en faveur du prévenu, son jeune âge et les circonstances dans lesquelles sa brochure a été composée.

Le sieur Bousquet Deschamps croit devoir ajouter

quelques observations improvisées pour compléter sa défense.

Il veut justifier cette assertion, qu’entre les mains de l’arbitraire la loi est un poignard, en citant un grand nombre d’abus et même de crimes qui, à diverses époques, ont été commis au nom de la loi.

Si j’ai dit, ajoute-t-il, que les lois d’exception n’étaient pas des lois, c’est en me fondant sur un article de la Charte, qui veut que tous les citoyens soient égaux devant la loi.

Du reste, ce n’est qu’une opinion que j’ai émise : j’ai pu me tromper, mais mon intention n’a pas été de provoquer des troubles, et, sans la triste célébrité que ce procès peut lui donner, ma modeste brochure serait tombée dans l’oubli, et n’aurait peut être été connue que du libraire qui s’est chargé de la vendre.

Me Mocquart prend ensuite la parole pour la défense du sieur Corréard.

En premier lieu, il cherche à établir que la qualité d’éditeur ne peut appartenir, dans l’espèce, au sieur Corréard, puisqu’il a été étranger à l’impression de la brochure.

En second lieu, et après avoir soutenu ce fait, que son client n’était ici qu’un libraire chargé de la vente de l’ouvrage, l’avocat cherche à prouver, en droit, que les nouvelles dispositions pénales sur la liberté de la presse ne peuvent atteindre les libraires.

Me Mocquart a terminé ainsi son plaidoyer :

Après avoir épuisé tous les moyens de défense, chaque accusé détourne ses regards vers le passé, et il cherche dans quelques jours irréprochables, dans le souvenir de quelques services, dans le témoignage des siens, de quoi fléchir vos incertitudes et gagner votre justice. C’est un jeune homme vertueux jusque-là, et que la fougue des passions a entraîné ; c’est un guerrier honorable dans les combats, qui vous conjure de ne pas flétrir par un arrêt vingt ans de gloire ; c’est un père qui se présente à vous et vous fait implorer par la voix de sa nombreuse famille, et presque jamais vous ne demeurez insensibles ; vous ne vous défendrez pas de condescendance pour les erreurs et d’accommodement avec les faiblesses humaines, que j’invoquerai au nom de Corréard. Je ferai parler ce qu’il y a de plus puissant et de plus efficace sur les âmes nobles et belles, je veux dire l’infortune, et la plus grande de celles peut-être dont les annales des peuples nous aient laissé la mémoire ; car il me semble que vous devez éprouver, en jugeant cet homme, ce que je ressens moi-même en le défendant, une sorte d’intérêt douloureux et profond pour celui qui, long-temps abandonné au sein des mers sur un frêle radeau, entouré de victimes que la mort multipliait chaque jour, n’a survécu aux autres, et comme à lui-même, que par une protection visible de la Providence et par un miracle éclatant de sa bonté. Je respecte celui que la main de Dieu a épargné ; je me trouve heureux de lui prêter ma faible voix : seriez-vous les seuls hommes qui ne voudriez rien faire pour lui ? Rassurez-vous, Corréard, les hommes justes qui sont devant moi vont reconnaître que vous ne fûtes pas rendu à votre patrie pour en violer les lois. Dans le naufrage il ne vous a pas manqué un bras puissant pour vous sauver ; à votre retour, de citoyens généreux pour vous soutenir ; il ne vous manquera pas ici de loyales consciences pour vous absoudre. Si vous en étiez réduit à des recommandations, vous aurez apporté la plus forte devant la justice, la consécration du malheur.

M. le président a résumé les débats avec autant d’ordre que d’impartialité, et a saisi l’occasion de rendre hommage au talent et au zèle du défenseur de M. Corréard.

Les questions résultant de l’arrêt de renvoi ayant été résolues affirmativement à l’égard de Bousquet et affirmativement aussi à l’égard de Corréard, mais seulement pour ce dernier à la majorité de sept voix contre cinq, la cour, après avoir délibéré, a déclaré, à la majorité de quatre voix contre une, adopter l’avis de la majorité du jury, et a condamné le premier à un an de prison, à 3000 fr d’amende, et le second à quatre mois de prison, à 1000 fr. d’amende ; a ordonné la suppression des écrits imprimés, l’impression et l’affiche de l’arrêt, au nombre de trois cents exemplaires, solidairement.

Nota. Bousquet et Corréard avaient été condamnés par défaut à cinq ans de prison et à 6000 fr. d’amende.


AUDIENCE DU 23 JUIN 1820.


Juges.


M. Moreau, président ; MM.  Brière, de Bonnaire, Moutdoux-de-la-Villeneuve, conseillers, et M. Veuille-Froy, conseil-auditeur.


Jurés.


MM. 

Lapeyrière (Jean-Joseph), receveur général, rue Neuve-du-Luxembourg, no 18 ;

Eylée (Nicolaü-Prudent), tapissier, électeur, boulevard des Italiens, no 2 ;

Nau (Louis-Deoin), propriétaire, électeur, rue des Blancs-Manteaux, no 44 ;

Lainglacé (Florence-Nicolas), notaire, rue Saint-Honoré, no 28 ;

Blenne (Anne-Philippe), bijoutier, électeur, rue Saint-Honoré, no 285 ;

Faivre (Jean-Baptiste-Philippe), propriétaire, électeur, rue Martel, no 5 ;

Duponcel (Alexandre-Théophile-François), libraire, électeur, quai de la Grève, no 20 ;

Debray de Valfresne, (Alexandre-Joseph), référendaire à la Chancellerie, rue Louis-le-Grand, no 6 ;

Martin (Pierre-Jean), pharmacien, électeur, rue des Deux-Ponts, no 11 ;

Gallocher de la Galisserie (Martin-Pierre), chef de division à la direction générale des ponts et chaussées, place Dauphine, no 24 ;

Boulard père (Antoine-Marie Henri), notaire honoraire, rue des Petits-Augustins, no 21 ;

Dussart (Bonaventure-Joseph), commissaire-priseur, rue Neuve-Saint-Étienne, no 17 ;

Corréard refusa d’user du droit de récuser des jurés ; mais M. l’avocat général en récusa trois.

Les sieurs Bousquet-Deschamps et Corréard ont été traduits de nouveau devant la cour d’assises, comme prévenus, le premier d’avoir composé, le second d’avoir vendu et distribué une brochure intitulée : Attention.

Une ordonnance de la chambre d’instruction décida qu’il n’y avait lieu à suivre contre l’auteur et l’éditeur de cette brochure : mais sur l’opposition formée par le procureur du Roi, la chambre d’accusation de la cour royale a infirmé l’ordonnance de la chambre d’instruction, et renvoyé les sieurs Bousquet-Deschamps et Corréard devant la cour d’assises, comme prévenus de provocation à un attentat contre la personne du Roi.

Le sieur Corréard seul s’est présenté aujourd’hui devant la cour d’assises : le sieur Bousquet-Deschamps a fait défaut, et l’on annonce qu’il s’est retiré en pays étranger, pour se soustraire aux condamnations déjà intervenues contre lui, et à celles dont il est menacé, par l’effet des nombreuses poursuites dont il est l’objet.

Après la lecture de l’arrêt de renvoi, M. de Broë, avocat-général, s’est exprimé à peu-près en ces termes :

Depuis la loi qui a provisoirement rétabli la censure pour les journaux et ouvrages périodiques, plusieurs écrivains ont cherché à se soustraire à l’application de cette loi, en publiant tous les jours ou à des époques très-rapprochées, des brochures dont l’unique objet parait être d’exciter les passions et d’insulter l’autorité. Ils sont trop bien secondés dans ce projet par plusieurs libraires qui se sont attribué le privilège de vendre ces sortes d’écrits.

Un jeune homme de 23 ans, le sieur Bousquet-Deschamps, s’est reconnu l’auteur de plusieurs de ces brochures. Le sieur Corréard semble s’être associé à lui pour leur distribution ; car, outre l’indication de son nom, l’on remarque sur le frontispice de chacune d’elles une gravure qui retrace l’enseigne de son magasin : Au naufragé de la Méduse.

Notre premier soin, pour justifier la prévention qui pèse sur le prévenu, doit être d’établir la culpabilité de l’écrit sur lequel vous avez à statuer, et, à cet égard, notre tâche n’est que trop facile à remplir. L’auteur s’adresse à la jeunesse pour l’exciter à la révolte, par une allusion criminelle ; les jours du monarque lui-même semblent menacés, et l’intérêt de la société exige la répression d’un tel délit. Ensuite vous aurez à examiner si le fait de la distribution, bien constant dans la cause, suppose, de la part du prévenu, la connaissance du caractère séditieux de l’écrit ; et nous n’hésitons pas à le dire, il ne peut sur ce point s’élever aucun doute dans vos esprits.

S’il s’agissait d’un ouvrage considérable, on serait disposé sans doute à admettre que le libraire n’en a pas pris connaissance, et à ne pas le rendre responsable des passages répréhensibles qu’il pourrait contenir.

Mais la brochure qui vous est déférée n’est composée que de 16 pages : c’est sur la dernière que se trouve l’article incriminé, et cet article ne contient lui-même que 11 lignes : nous le répétons, il est dès lors impossible d’admettre que le sieur Corréard n’ait pas eu connaissance des provocations coupables contenues dans cet article.

Et lorsque vous réfléchirez, d’ailleurs, à cette espèce d’association qui parait exister entre l’auteur de cette brochure et le libraire Corréard, vous n’hésiterez pas à voir dans sa conduite cette complicité qui l’associe au délit dont Bousquet-Deschamps s’est rendu coupable[5].

M. Mocquart, défenseur du prévenu, s’est livré à une discussion de droit approfondie, pour écarter l’application des dispositions pénales invoquées contre son client.

Il faut concilier, a-t-il dit, ces devoirs qu’on veut prescrire aux libraires avec l’exercice possible de leur profession. Sous la législation impériale, qui certes n’était pas favorable à la liberté de la presse, le libraire qui avait rempli les formalités exigées, se trouvait à l’abri de toutes poursuites.

D’après la loi de 1814, la responsabilité des délits de la presse n’atteignait le libraire que dans le cas où l’auteur de l’ouvrage était inconnu.

Dans la loi nouvelle on ne trouve pas les libraires parmi ceux qui sont signalés comme complices des délits de la presse, si elle parle de ceux qui auront vendu ou distribué des écrits séditieux, elle n’a voulu désigner expressément que les distributeurs sans mission et sans caractère ; et non les libraires, qui, revêtus d’une sorte de caractère public, sont spécialement autorisés à vendre et publier tous les ouvrages imprimés.

Ce n’est donc pas le seul fait de distribution qui peut caractériser la complicité contre le libraire ; mais il faut prouver sa participation au délit, et rien ne l’établit dans l’espèce contre le sieur Corréard.

En effet, aucune loi n’impose aux libraires l’obligation de lire les ouvrages qu’ils sont chargés de vendre, et si la loi n’a pas prescrit ce devoir aux libraires, le ministère public ne peut la leur imposer.

Enfin, Messieurs, quand même vous admettriez que mon client a lu la brochure intitulée Attention, le condamneriez-vous pour avoir cru innocent un ouvrage qui a paru tel aux juges de première instance ?

M. le président a résumé les débats avec une impartialité et un talent également remarquables. Ensuite il a été soumis au jury la question résultant de l’arrêt de renvoi.

Cette question ayant été résolue affirmativement, la cour, sur le réquisitoire de M. l’avocat-général, a déclaré Corréard coupable du délit à lui imputé, et l’a condamné à quatre mois d’emprisonnement et 1 200 fr. d’amende.

Ensuite la cour, statuant par défaut, et sans l’intervention du jury, à l’égard du sieur Bousquet-Deschamps, l’a déclaré coupable du délit dont il est prévenu, et condamné à cinq années d’emprisonnement et 6 000 fr. d’amende.




AUDIENCE DU 26 JUILLET 1820
Juges.


MM. 

Parisot, président ; Bouchare, Teton, Crépin de la Rache, conseillers, et M. Brison, conseiller-auditeur.


Jurés.


MM. 

Tavernier (Jean-Baptiste), fabricant de métaux vernis, électeur, rue de Paradis, no 12 ;

Gendron (Louis-Philippe), propriétaire, électeur, rue de Berry, au Marais, no 44 ;

Ledien (Firmin), marchand de toile, électeur, rue des Mauvaises-Paroles, no 17 ;

Courbin (Marc-Pierre), sous-chef à l’administration de l’enregistrement, rue de Savoie, no 18 ;

Empaire (Amable), négociant, électeur, rue de l’Échiquier, no 9 ;

Martineau de Soleine (Alexandre), chef au ministère des finances, rue Plumet, no 16 ;

Alexandre (Antoine-Julien), commissaire priseur, boulevard Saint-Antoine, no 7 ;

Hapet (Louis), négociant, électeur, rue du Ponceau, no 51 ;

Gueffier (Pierre), imprimeur, électeur, rue Guénegaud, no 31 ;

Cabannes (Jean), pharmacien, électeur, Grand-rue Taranne, no 20 ; Daudiffret (Charles-Louis-Gaston), maître des requêtes, rue Villedot, no 4 ;

Serdereau (René-Georges), architecte électeur, rue Saint-Dominique, no 39 ;

M. Touquet est l’auteur de cette brochure : Corréard pouvait éviter la condamnation en le nommant. Il ne récusa point de jurés ; mais l’avocat-général en récusa quatre ou cinq ; dans ce nombre MM.  Bailleul, Bérard, etc. etc.

C’est pour la première fois depuis l’ouverture de cette session que des bancs avaient été disposés, dans l’intérieur du parquet, pour un assez grand nombre d’auditeurs privilégiés ; car c’est la première affaire relative à des écrits séditieux dont le jury ait eu à s’occuper dans le cours de la session.

Les sieurs Bousquet-Deschamps, homme de lettres, Corréard, Béchet et Mongie, libraires, ont été traduits devant la cour d’assises, comme prévenus, le premier d’avoir composé, les autres d’avoir distribué une ouvrage sur les événemens déplorables qui ont naguère affligé la capitale, sous le titre d'Histoire de la première quinzaine de juin.

D’après l’arrêt de renvoi, la publication de cet ouvrage constituait le double délit de provocation à la rébellion et de provocation à la désobéissance aux lois.

Le principal prévenu, qui s’était absenté de la capitale depuis les divers jugemens de condamnation rendus contre lui, ne s’est pas présenté devant la cour, et le jury n’a eu à s’occuper de la prévention qu’à l’égard des trois libraires.

Après la lecture de l’arrêt de renvoi, la cour a reçu la déposition du sieur Abel Lanoë, qui a imprimé l’ouvrage dont il s’agit.

Ce témoin a déclaré que les noms des trois libraires avaient été placés en tête de l’ouvrage, à leur insu, sans leur participation, et par l’ordre du sieur Bousquet-Deschamps seul.

M. de Vatismesnil, avocat-général, qui depuis long-temps n’avait pas exercé son ministère devant la cour d’assises, a porté la parole dans cette cause avec ce talent et cette force de logique dont il a donné tant de preuves.

Dans la discussion, M. l’avocat-général a établi que la loi a besoin d’amour et de respect, et qu’on provoque à y désobéir dès lors qu’on la calomnie et qu’on cherche à la rendre un objet de mépris ou de haine.

Et s’il en est ainsi, a-t-il dit, lorsqu’on se borne à des attaques générales contre les actes de l’autorité législative, à plus forte raison doit-on le décider de la même manière, lorsqu’on signale une loi comme contraire à la Charte, à ce pacte solennel auquel nous avons tous juré d’obéir, et que nous devons confondre dans notre amour avec le monarque qui nous l’a donné. On peut même aller plus loin, et soutenir qu’on ferait en quelque sorte un devoir de la désobéissance à des lois qui détruiraient le pacte constitutionnel, si l’on pouvait persuader aux citoyens que les chambres et le Roi se seraient en effet entendus pour déchirer ce pacte[6]. Assurément, Messieurs, si vous pesez ces considérations graves, vous ne pourez vous dispenser de voir le délit de provocation à la désobéissance aux lois, dans des passages tels que ceux-ci : « Du jour fatal

où la loi de censure fut sanctionnée, date l’arrêt de mort prononcé contre la Charte… Cette loi ( dit ailleurs l’auteur, en parlant de la loi sur la liberté individuelle), manque son effet, parce que tout ce qui est faux et machiavélique vient aujourd’hui se briser contre l’expérience d’une nation éclairée. »

Relativement au second chef de prévention (la provocation à la rébellion), M. l’avocat-général rend compte des mesures sages et énergiques prises par l’autorité, pour prévenir les désordres qui pouvaient résulter des atroupemens du 3 juin et des jours suivans. Il établit que l’autorité avait usé d’un droit légal, qu’elle avait même rempli un devoir sacré, en prenant de telles mesures.

Ensuite M. de Vatimesnil donne lecture de la circulaire toute paternelle adressée par M. le préfet aux chefs d’ateliers, ainsi que des arrêtés pris par ce magistrat, conformément au code pénal, et pour en rappeler les dispositions aux citoyens.

Sans doute, ajoute-t-il, de tels actes, dont la légalité est d’ailleurs incontestable, avaient pour objet de prévenir la rébellion ; c’est à leur exécution religieuse qu’on doit la cessation des troubles qui ont affligé la capitale.

Eh bien ! l’auteur signale la lettre et les arrêts de M. le préfet comme des actes illégaux et inconstitutionnels ; il invite par cela même à y désobéir ; et cette désobéissance devient elle-même une provocation à la rébellion, que ces actes de l’autorité avaient pour objet de prévenir.

Voici avec quelle ironie indécente on paraphrase, dans l’ouvrage dénoncé, la circulaire de M. le préfet : la lettre de M. le préfet ne signifie rien autre chose, sinon : « Braves ouvriers et artisans, qui avez à-la-fois de la force, du courage et du patriotisme, ne vous mêlez pas avec les gens qui veulent et demandent la Charte ; n’allez pas trouver mauvais qu’on sabre et mutile vos voisins et vos amis ; laissez-nous faire ; amusez-vous et buvez à ma santé, si vous avez de l’argent. »

Dans la seconde partie de son réquisitoire, M l'avocat-général établit que ce qui constitue ici le délit, c’est la publication.

Que le fait de la publication à l’égard des trois prévenus est constant ; mais que ce fait seul ne constituerait pas la criminalité, s’il n’était accompagné d’une intention coupable.

Appliquant ces principes aux trois prévenus, M. l'avocat-général a fait remarquer que relativement à Bechet et Mongie, la prévention ne présentait d’autre charge que celle de l’indication de leur nom sur l’ouvrage et du fait de la vente ; mais qu’une foule de circonstances aggravaient la prévention à l’égard de Corréard (qu’il a appelé le grand entrepreneur de la sédition) notamment l’annonce faite dans son catalogue d’une brochure politique, chaque jour ; ses liaisons habituelles avec Bousquet-Deschamps, et les diverses condamnations prononcées contre lui.[7]

M. Dumont, jeune avocat dont le talent est déjà très-remarquable, a soutenu qu’il n’y avait point de délit à dire que les lois suspensives de la liberté individuelle, de la liberté de la presse étaient contraires à la charte. Il a appuyé la discussion de droit à laquelle il s’est livré sur les discours tenus à la chambre des députés par M. le garde-des-sceaux. Il a soutenu ensuite que, d’ailleurs, le libraire Corréard ne pouvait pas être responsable du contenu de la brochure qu’il n’avait pas même lue.

M. Moret s’est borné à quelques observations pour les libraires Béchet et Mongie.

M. Vatimesml a répliqué à M. Dumont. Il a prétendu que l’avocat de Corréard avait mal compris les discours de M. le garde-des-sceaux.

M. Dumont a pris de nouveau la parole pour M. Corréard. .

Après le résumé de M. le président, les jurés sont entrés en délibération, et revenus au bout d’une heure ; ils ont déclaré Corréard coupable seulement du pre-

mier chef d’accusation, La cour l’a condamné à quatre mois de prison et à 500 francs d’amende. Les deux autres libraires ont été renvoyés de la plainte, ensuite la cour a condamné par défaut Bousquet-Deschamps à deux ans de prison, à 4000, fr. d’amende, etc.


JUGEMENT DU 28 JUIN 1820.
Juges.

MM. Moreau, président ; Brière, Silvestre de Chanteloux, Débonnaire, conseillers ; Veuillefroy, conseiller-auditeur.

Jurés.

MM. Vauvillière (Geneviève-Jean-Victor), secrétaire général du ministère de la marine, rue d’Anjou Sainte Honoré, N°. 54 ;

De l’Homel (Charles-César), avoué de première instance, rue Sethiry, N°. 20 ;

Blenne (Anne-Philippe), bijoutier, électeur, rue Saint-Honoré, N°. 28 ;

Langlacé (Florence-Nicolas), notaire, rue Saint-Honoré, N°. 28 ;

Eglée (Nicolau-Prudent), tapissier, électeur, boulevard des Italiens, N°. 2 ;

Froment (Gaspard-Nicolas), propriétaire, électeur, rue du Helder, N°. 21 ; Faivre (Jean-Baptiste-Philippe), propriétaire, électeur, rue Martel, N°. 5,

Gallocher de la Galisserie, chef de divisions la direction générale des ponts-et-chaussées, place Dauphine, N°. 24 ;

Agasse, notaire, place Dauphine, N°. 23 ;

Lapeyriere (Jean-Joseph), receveur-général, rue du Luxembourg, N°. 18 ;

Ledoux (Louis-Thomas-Romain), propriétaire, rue Saint-André-des-Arts, N°. 48 ;

Flacon-Rochelle (Joseph-Henri), avocat aux conseils, rue Sainte-Anne, N°. 67.

Condamné pour la brochure intitulé le Temps qui court, Corréard refuse encore de récuser des jurés, l’avocat-général en récuse trois ou quatre.

Les sieurs Bousquet-Deschamps et Corréard ont été de nouveau traduits aujourd’hui devant la cour d’assises, comme prévenus du délit d’outrages à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs, pour avoir composé et publié la brochure dont il s’agit.

Le sieur Corréard s’est seul présenté à l’audience.

M. de Broé, avocat-général. « Messieurs, la brochure qui vous est dénoncée est une de celles qui ont été publiées postérieurement à la loi sur la censure, pour éluder les dispositions de cette loi. L’apparition quotidienne de ces brochures, le prix modique moyennant lequel elles étaient livrées au public (six sols chacune), donnaient à l’auteur et à l’éditeur de ces productions les moyens de propager avec une funeste facilité des articles coupables dont la commission de censure aurait empêché l’insertion dans les journaux et ouvrages périodiques.

Nous avons dit, ajoute M. l’avocat-général, que cette brochure était coupable ; et en effet, comme dans l’ouvrage que vous avez condamné hier, on y remarque des allusions injurieuses et grossières sur des objets qui doivent commander notre vénération et nos respects.

Le ministère public signale le sieur Corréard comme le distributeur habituel des brochures publiées par le sieur Bousquet-Deschamps, et qui pour la plupart ont été déférées à la justice. Il cherche à établir que l’éditeur a agi sciemment, d’après diverses circonstances dont il rend compte au jury, notamment d’après deux saisies précédemment faites dans son magasin des deux premières brochures publiées par Bousquet-Deschamps, et qui devaient naturellement le déterminer à lire la nouvelle production dont il se rendait l’éditeur.

En terminant, M. l’avocat-général rappelle les diverses condamnations déjà prononcées contre Corréard, dans des circonstances à-peu-près semblables.

M.e Mocquart, défenseur du prévenu, a déclaré d’abord que son client comparaissant devant le même jury et les mêmes magistrats, ayant le même adversaire, dans l’organe du ministère public, et étant accablé sous le poids des antécédens, sa condamnation était, pour ainsi dire, prononcée d’avance. Messieurs, a-t-il dit, j’avais prié M. Corréard de confier sa défense à des mains plus habiles ou moins malheureuses. Il a persisté ; et cependant je viens de parvenir à le convaincre que le passé n’était pas rassurant pour l’avenir ; que, condamné déjà il y a trois jours, il ne devait pas s’attendre aujourd’hui à une décision favorable, puisqu’il avait encore le même accusateur, les mêmes jurés et les mêmes juges. J’ai obtenu de lui qu’il me dispensât de renouveler des efforts qui, si récemment, avaient été inutiles. L’engageant à détourner ses regards de l’incertitude des jugemens humains, je l’ai porté à accepter le sort qui lui était encore destiné, comme un nouveau naufrage.

M. le président fait observer au défenseur que le jury n’est jamais lié par ses décisions précédentes, lorsqu’il s’agit d’une nouvelle prévention qui peut présenter des circonstances particulières ; qu’ainsi il ne peut déserter la défense de son client, sous le prétexte d'antécédents, qui ne servent jamais de base à une condamnation criminelle.

Plusieurs de MM. les jurés déclarent en même temps qu’ils n’ont pas figuré dans les débats auxquels ont donné lieu les accusations précédemment portées contre Corréard.

M.e Mocquart présente donc au fond la défense de son client ; elle se rattache à ces deux propositions. En fait, rien n’obligeait le prévenu à lire la brochure ; rien approuve qu’il l’a lue. Sous l’empire de la législation de 1810 le libraire était affranchi de toute responsabilité par l’accomplissement des formalités auxquelles il était soumis. Aujourd’hui les lois sont moins sévères contre le libraire, puisqu’il ne se trouve pas même nommé parmi ceux qui sont signalés comme complices des délits de la presse ; et cependant on veut le rendre complice d’un délit, lorsqu’il a rempli toutes les formalités qui lui étaient imposées.

M. le président, après avoir résumé les débats, soumet au jury la question résultant de l’arrêt de renvoi : elle a été résolue affirmativement. En conséquence le sieur Corréard a été condamné à trois mois de prison et 400 fr. d’amende, etc.

La cour a ensuite donné défaut contre le sieur Bousquet-Deschamps, et l’a condamné à un an de prison, à 500 fr. d’amende, etc.


JUGEMENT DU 27 JUILLET 1820.
Juges.

MM. Parisot, président ; Bouchard, Téton, Crespin de la Rachée, conseillers ; et N. Brisson, conseiller-auditeur.

Jurés.

MM. Richard de la Hautière (Jean-Philippe), négociant, électeur, rue du faubourg Montmartre, N°. 15 ;

Beauval (Étienne-Edme), chef à l’administration des contributions indirectes, rue Michel-le-Comte, N° 9 ;

Alexandre (Antoine), commissaire-priseur, Boulevard Saint-Antoine, N° 7 ;

Gueffier (Pierre), imprimeur électeur, rue Guénegaud, N° 31 ;

Maigrot (Nicolas-François), commissaire de 1rere classe à la banque de France, rue Neuve Saint-Roc, N° 12 ;

Aucelle (Jean-Étienne), avoué de première instance, électeur, rue de Choiseul, N° 19 ;

Doniol (Étienne), chef à l’administration de l’enregistrement, rue du Cherche-Midi, N° 4 j

Perdereau (René-George), architecte électeur, rue Saint-Dominique Saint-Germain, N° 39 ;

Allez (Pierre-Louis-Julien), référendaire à la cour des comptes, rue de la Fidelité, N° 18 ;

Froger (Mauny-Jacques-René), avoué de première instance, rue Coquillère, N° 46 ;

Vautour (Henri-François), négociant, électeur, rue de Richelieu, N° 93 ;

Le 31 mai 1820, le marquis de Marialva, ambassadeur de S. M. T. F. le roi de Portugal et de Brésil, accrédité près du Roi, a adressé deux plaintes au procureur-général près la cour royale de Paris, à l’occasion d’un écrit ayant pour titre : Pièces politiques. Dans la première de ces plaintes, l’ambassadeur, agissant au nom de son souverain, articule et qualifie des offences dirigées contre S. M. T. F.

Dans la seconde, l’ambassadeur, agissant en son propre nom, articule et qualifie des diffamations qui lui sont personnelles.

De graves indices de participation, soit à la composition, soit à la publication de l’ouvrage se sont élevés contre le commandeur Sodré, portugais ; mais l’information n’a pu être complétée à son égard assez promptement, pour qu’on pût prononcer sur son compte, en même temps que sur les autres inculpés.

En conséquence, le sieur Bousquet-Deschamps, auteur, et le sieur Corréard, éditeur de cette brochure, ont été seuls traduits devant la cour d’assises : Ainsi que dans les affaires précédentes, le sieur Corréard a été présenté seul devant la cour.

Après la lecture de l’arrêt de renvoi, M. de Vatimesnil, avocat général, s’exprime à peu près en ces termes :

« Jamais les grands intérêts qui unissent les familles européennes ne furent plus sacrés que dans les circonstances actuelles. L’Europe semble partagée en deux partis qui sont continuellement en présence. L’un proclame le respect dû aux anciennes institutions qui servent de fondement à toutes les monarchies ; il redoute tous les changemens politiques, et n’admet que ceux que les circonstances commandent. L’autre ne rêve que révolutions, bouleversemens et changemens de dynastie. Vous aurez à juger si l’auteur de la brochure dénoncée n’appartient pas à ce dernier parti.

M. de Vatimesnii se livre ensuite à une longue discussion, dans laquelle il nous est impossible de le suivre, pour établir que l’auteur paraît supposer à M. le marquis de Marialva l’intention de profiter de l’absence du souverain légitime, pour faire monter sur le trône de Portugal une famille à laquelle il se trouve allié.

La gravité de cette imputation est telle, ajoute M. l’avocat-général, que si elle avait pu obtenir quelque créance, non-seulement la réputation et l’honneur du marquis de Marialva auraient été compromis, mais on l’exposait encore aux chances d’un procès criminel.

Vous ne souffrirez donc pas, Messieurs, qu’elle demeure impunie, à l’égard de l’auteur et du distributeur de l’article inculpé.

Les principes vous sont connus, relativement à ce dernier. C’est une question de fait que vous avez ici à résoudre : celle de décider si, en vendant la brochure dont il s’agit, le sieur Corréard avait connaissance de ce qu’elle contenait de répréhensible.

Ici, vous ne verrez pas dans le sieur Corréard un libraire ou un éditeur ordinaire : mais vous y reconnaîtrez l’associé du sieur Bousquet-Deschamps, pour le commerce de la librairie, ou plutôt, pour une entreprise de journaux ; car son prospectus annonçait une brochure politique par jour, c’est-à-dire une feuille quotidienne dans un autre format. En un mot, le sieur Corréard doit être assimilé à l’éditeur d’un journal, qui est responsable de plein droit de tous les articles qu’il contient[8].

Me Dumont, chargé de la défense du sieur Corréard, s’attache d’abord à établir, en droit, que la loi du 17 mai 1819 ne punit que l’offense personnelle envers les souverains étrangers ; et il invoque à cet égard l’opinion manifestée par Mgr le garde-des-sceaux sur la discussion à laquelle donna lieu l’art. 12 de cette loi. — « Le seul danger bien réel signalé par M. Bignon (disait S. Exc.), c’est que les tribunaux ne confondent la critique des actes des gouvernemens étrangers avec les offenses à la personne des souverains. Or, il suffit d’ajouter à ce mot offense ceux-ci : envers la personne des souverains, pour indiquer que la loi veut uniquement réprimer l’offense personnelle, et non pas la critique, et encore moins la discussion des actes des souverains étrangers. »

En fait, l’avocat cherche ensuite à faire résulter du

Procès P. 443
Intervention du commissaire de police Valade qui vient saisir, en prison, des ouvrages édités par A. Corréard. Lithographie de Charles Motte D'après un dessin d'un artiste non identifié (texte illisible sur le document) ; illustration tirée de l'ouvrage de Corréard et Savigny - Naufrage de la frégate La Méduse, 1821
Intervention du commissaire de police Valade qui vient saisir, en prison, des ouvrages édités par A. Corréard. Lithographie de Charles Motte D'après un dessin d'un artiste non identifié (texte illisible sur le document) ; illustration tirée de l'ouvrage de Corréard et Savigny - Naufrage de la frégate La Méduse, 1821
illisible Lithographie de Charles Motte

À six heures du matin, le commissaire de police Valade vint saisir dans ma prison des ouvrages déclarés sédicieux.

passage incriminé, qu’on n’y trouve aucune offense personnelle contre S. M. T. F., mais seulement l’expression des regrets que l’éloignement de leur souverain devait inspirer à ses fidèles sujets, et une peinture énergique des maux auxquels son absence les exposait.

Sur le second chef de prévention, Me Dumont fait observer qu’alors même qu’on pourrait découvrir dans les passages signalés par le ministère public quelques insinuations perfides et injurieuses contre le marquis de Marialva, ce ne serait qu’avec beaucoup d’efforts, au milieu des nombreuses initiales qui se trouvent répandues dans ce passage ; que M. l’avocat-général lui-même avait été obligé de se livrer à une longue digression, pour établir ici l’existence d’un délit, et qu’ainsi il était naturel d’admettre que le sieur Corréard avait vendu la brochure sans y découvrir la diffamation dont on venais se plaindre.


Accoutumé à me résigner aux maux inévitables, j’attendais à Sainte-Pélagie l’expiration de ma détention, lorsque, le 30 août, à six heures du matin, le commissaire de police Valade vint saisir dans ma prison des ouvrages déclarés séditieux. Le 1er septembre, à 11 heures, la gendarmerie me conduisit chez le juge d’instruction, et ne me ramena qu’à sept heures du soir. Je crus d’abord être appelé par suite de la saisie dont je viens de parler, mais ce n’était que pour répondre à une accusation de police, que ma présence seule fit avorter. Je ne restai pas long-temps en repos. Les amendes prononcées par les divers jugemens rendus contre moi, montaient à la somme de 3,727 fr. et le 14 septembre 1820, l’huissier Doinel vint m’écrouer sur un ordre ainsi conçu :

« Vu les arrêts de la cour d’assises de Paris, des 14, 23, 28 juin et 26 juillet dernier, qui condamnent le sieur Alexandre Corréard en quatre mois d’emprisonnement et à 3,727 fr. 23 c. d’amende et frais, comme coupable d’écrits séditieux.

« Vu la recommandation du directeur de l’enregistrement et des domaines, conformément à l’art. 52 du Gode pénal ; attendu que le sieur Corréard n’a point satisfait aux condamnations pécuniaires, nous ordonnons, à l’un des huissiers de la cour de l’écrouer à notre requête, poursuites et diligences de la régie de l’enregistrement et des domaines, sur le registre d’écrou de la prison de Sainte-Pélagie, où il restera jusqu’à l’acquittement des amendes et frais prononcés contre lui. »

Fait au parquet ce 15 septembre 1820.

Signé Bellart.

J’avais, au commencement de ma détention, demandé, mais vainement, à être transféré dans une maison de santé ; j’exposais au garde-des-sceaux que les blessures dont j’avais été criblé sur le radeau et que l’eau de la mer avait envenimées se rouvraient fréquemment ; que j’étais atteint de douleurs rhumatismales qui m’attaquaient souvent la poitrine ; que j’avais éprouvé une affection scorbutique, palliée plutôt que guérie par un traitement de plusieurs mois. Je fournissais à l’appui de ces assertions des certificats authentiques ; je faisais valoir le besoin de me rapprocher de mes imprimeurs : ce fut en vain. Si l’on m’objecte que, malgré tous mes maux, je ne suis pas mort en prison ; je répondrai que je ne suis pas mort non plus sur le radeau.

Ce malheureux succès ne me découragea point. Le temps de ma détention finissait le 28 novembre, mais, comme on vient de le voir, j’étais, dès le 14 septembre écroué pour mes amendes, j’écrivis donc encore au garde-des-sceaux pour en obtenir la remise. « À peine mon établissement fut-il formé, disais-je, que mes ennemis et mes envieux me signalèrent comme libraire de l’opposition, quoique je vendisse, comme mes confrères, des ouvrages de toutes les couleurs. Ces menées, que je méprisais, produisirent leur effet. En 1819, cinq ouvrages, dont je n’étais pas l’éditeur, furent saisis chez moi ; en 1820 dix-sept ouvrages furent encore saisis chez moi et nullement chez mes confrères, qui les vendaient comme moi (une seule fois exceptée pourtant, et ce fut sur ma plainte) ; j’ai été condamné le 14 juin à quatre mois d’emprisonnement, 1000 fr. d’amende ; le 22 à quatre mois d’emprisonnement, 1200 f. d’amende ; le 28 à trois mois d’emprisonnement, 400 fr. d’amende ; le 26 juillet à quatre mois d’emprisonnement ; 500 fr. d’amende : quinze autres saisies restèrent sans résultat.

« Maintenant, Monseigneur, que le temps a mis la justice à même de reconnaître mon innocence, je pense qu’elle ne se refusera pas à réparer une partie des maux qu’elle m’a faits, en persistant à me croire l’éditeur des brochures condamnées, malgré les dépositions des imprimeurs, protes et compositeurs, qui tous ont déclaré ne m’avoir jamais vu dans leurs imprimeries. Aujourd’hui que les véritables auteurs et éditeurs sont connus et prouvés par des pièces irrécusables, déposées entre les mains de M. le juge d’instruction de la Marinière, il serait trop cruel de me forcer à payer les frais d’un procès aussi évidemment injuste à mon égard…… Je dois déclarer avec franchise à votre excellence que je suis dans l’impossibilité de payer la moindre somme ; ces procès ont causé ma ruine, et la commission de censure a empêché d’ouvrir en ma faveur une souscription que légitimait ma situation actuelle, dont les causes vous sont à présent connues. »

Cette tentative ne fut pas plus heureuse que la première, il fallut subir en prison ma détention tout entière, et, après le temps expiré, il fallut pour recouvrer ma liberté abandonner au fisc une somme de plus de 3, 700 fr.

Ainsi je n’ai pu fléchir les rigueurs de la justice ; « mais soyez sûr, que loin de rougir de ces flétrissures, je m’en glorifie, puisqu’elles ne servent qu’à mettre en évidence le motif qui me les attire, et que ce motif n’est que d’avoir bien mérité de mon pays. La conduite du conseil envers moi m’afflige sans doute en rompant des nœuds qui m’étaient si chers ; mais peut-elle m’avilir ? Non, elle m’élève, elle me met au-rang de ceux qui ont souffert pour la liberté. » Œuvres de J.-J. Rousseau, tom. 7, Lettre 6, note de la Montagne.


    Le conseil prononce que mes livres tendent à détruire tous les gouvernemens, l’auteur des lettres dit seulement que les gouvernemens y sont livrés à la plus audacieuse critique ; cela est fort différent, une critique, quelque audacieuse qu’elle puisse être, n’est point une conspiration ; critiquer ou blâmer quelques lois, n’est pas renverser toutes les lois. Autant vaudrait accuser quelqu’un d’assassiner les malades lorsqu’il montre les fautes des médecins.

    « Encore une fois que répondre à des raisons qu’on ne peut pas dire ? Comment se justifier contre un jugement porté sans motif ? que sans preuve de part ni d’autre, ces messieurs disent que je veux renverser tous les gouvernemens ; que je dise, moi, que je ne veux pas renverser tous les gouvernemens ; il y a dans ces assertions parité exacte, excepté que le préjugé est pour moi, car il est à présumer que je sais mieux que personne ce que je veux faire.

    « Mais où la parité manque, c’est dans l’effet de l’assertion. Sur la leur, mon livre est brûlé, ma personne est décrétée, et ce que j’affirme ne rétablit rien ; seulement, si je

    prouve que l’accusation est fausse et le jugement inique, l’affront qu’ils m’ont fait retourne à eux-mêmes ; le décret, le bourreau, tout y devrait retourner ; puisque nul ne détruit si radicalement le gouvernement que celui qui en tire un usage directement contraire à la fin pour laquelle il est institué.

    « Il ne suffit pas que j’affirme, il faut que je prouve, et c’est ici qu’on voit combien est déplorable le sort d’un particulier soumis à d’injustes magistrats, quand ils n’ont rien à craindre du Souverain, et qu’ils se mettent au-dessus des lois. D’une affirmation sans preuve, ils font une démonstration ; voilà l’innocent puni. Bien plus, de sa défense même, ils lui font un nouveau crime, et il ne tiendrait pas à eux de le punir encore d’avoir prouvé qu’il était innocent. »

    Comme je suis bien loin d’accuser les magistrats d’iniquité, le public saisira bien dans cette citation ce qui se rapporte à mon affaire. Si je n’ai pas supprimé le reste, c’est par respect pour le modèle de nos prosateurs, dont je n’oserais ni mutiler, ni corriger le style.

  1. La loi du 19 juillet 1793 condamne tout contrefacteur à payer à l’auteur d’un ouvrage contrefait, en tout ou partie, soit gravé ou imprimé, la valeur de trois mille exemplaires de l’ouvrage contrefait.
  2. Cette déférence inusitée n’a pas étonné M. de Pradt, qui prétend qu’au lieu de se laisser nommer député, M. Grégoire, autre Jonas, devait demander d’être jeté à la mer. Or M. Depradt se déclarait en même temps candidat ! L’archevêque de Malines manque ici gravement à la charité ou à l’humilité chrétienne. Déclarer M. Grégoire indigne et se mettre sur les rangs ! cette fatuité étonne, quand on connaît l’évêque de Blois ; elle confond, quand on connaît l’aumônier du dieu Mars et l’ex-ambassadeur à Varsovie ; elle indigne quand on se rappelle que l’abbé de Pradt s’est dit long-temps l’ami du sénateur Grégoire.

    M. de Pradt, qui a soixante-deux ans, et paraît en avoir soixante dix, appelle vieillard M. Grégoire, qui a soixante dix ans, et parait à peine en avoir cinquante cinq ; il le présente comme un homme usé par l’âge, ayant le cerveau et la vue affaiblis. Le ministère n’était pas moins loyal lorsque, pour enlever des voix à M. de Lafayette, il publiait en gémissant que ce vétéran de la liberté était tombé eu enfance.

    Si M. Grégoire siégeait à la chambre, je ne crois pas que les champions du ministère gagnassent beaucoup de terrain sur ces deux impotens.

  3. Dès l’instant que dans un gouvernement vous admettez seulement la possibilité des privilèges, bientôt sous ce même gouvernement tout n’est plus que privilège.

    J. J. Rousseau. Lettres de la Montagne.
  4. Remarquez même, dit J. J. Rousseau, comment, d’un trait de plume, cet auteur change l’état de la question.
  5. Loin que, de peur de laisser un délit impuni, il soit permis, dans une république, au magistrat d’aggraver la loi, il ne lui est pas même permis de l’étendre aux délits sur lesquels elle n’est pas même formelle, et l’on sait combien de coupables échappent en Angleterre, à la faveur de la moindre distinction subtile dans les termes de la loi : Quiconque est plus sévère que les lois, dit Vauvenargue, est un tyran.

    Rien de ce qui ne blesse aucune loi naturelle ne devient criminel que lorsqu’il est défendu par quelque loi positive. Cette remarque a pour but de faire sentir aux raisonneurs superficiels que mon dilemme est exact.

  6. Ceci me rappelle une belle page de Rousseau. Je la vais transcrire.
    « On a beau vouloir confondre l’indépendance et la liberté, ces deux choses sont si différentes, que même elles s’excluent mutuellement. Quand chacun fait ce qu’il lui plaît, on fait souvent ce qui déplaît à d’autres, et cela ne s’appelle pas un état libre. La liberté consiste moins à faire sa volonté qu’à n’être pas soumise à celle d’autrui ; elle consiste encore à ne pas soumettre la volonté d’autrui à la nôtre. Quiconque est maître ne peut être libre ; et régner, c’est obéir. Vos magistrats savent cela mieux que personne, eux qui, comme Othon, n’omettent rien de servile pour commander (*). Je ne connais de volonté vraiment libre que celle à laquelle nul n’a droit d’opposer de la résistance ; dans la liberté commune, nul
    (*) En général, dit l’auteur des Lettres en réponse à celles de J. J. Rousseau, les hommes craignent encore plus d’obéir qu’ils n’aiment à commander. Tacite en jugeait autrement, et connaissait le cœur humain. Si la maxime était vraie, les valets des grands seraient moins insolents avec les bourgeois, et l’on verrait moins de fainéans ramper dans les cours des princes. Il y a peu d’hommes d’un cœur assez sain pour savoir aimer la liberté. Tous veulent commander : à ce prix, nul ne craint d’obéir. Un petit parvenu se donne cent maîtres pour acquérir dix valets. Il n’y a qu’à voir le parti des nobles dans les monarchies, avec quelle emphase ils prononcent les mots de service et de servir ; combien ils s’estiment grands et respectables quand ils peuvent avoir l’honneur de dire : le Roi mon maître ; combien ils méprisent des républicains qui ne sont que libres, et qui certainement sont plus nobles qu’eux. n’a droit de faire ce que la liberté d’un autre lui interdit, et la vraie liberté sans la justice est une véritable contradiction ; car, comme qu’on si prenne, tout gêne dans l’exécution d’une volonté désordonnée.
    « Il n’y a donc point de liberté sans lois, ni où quelqu’un est au-dessus des lois : dans l’état même de nature, l’homme n’est libre qu’à la faveur de la loi naturelle, qui commande à tous. Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas ; il a des chefs et non pas des maîtres ; il obéit aux lois, mais il n’obéit qu’aux lois, et c’est par la force des lois qu’il n’obéit qu’aux hommes. Toutes les barrières qu’on donne dans les républiques du pouvoir des magistrats, ne sont établies que pour garantir de leurs atteintes l’enceinte sacrée des lois : ils en sont les ministres, non les arbitres ; ils doivent les garder, non les enfreindre. Un peuple est libre, quelque forme qu’ait son gouvernement, quand, dans celui qui le gouverne, il ne voit point l’homme, mais l’organe de la loi : en un mot, la liberté suit toujours le sort des lois ; elle règne ou périt avec elles ; je ne sache rien de plus certain.
    « Mais si au contraire les ministres des lois en deviennent les seuls arbitres, et qu’ils puissent les faire parler ou taire à leur gré ; si le droit de représentation, seul garant des lois et de la liberté, n’est qu’un droit illusoire et vain, qui n’ait en aucun cas, aucun effet nécessaire, je ne vois point de servitude pareille à la vôtre ; et l’image de la liberté n’est plus chez vous qu’un leurre méprisant et puéril, qu’il est même indécent d’offrir à des hommes sensés. Que sert alors d’assembler les législateurs, puisque la volonté du conseil est l’unique loi ? Que sert d’élire solennellement des magistrats qui d’avance étaient déjà juges, et qui ne tiennent de cette élec- tion qu’un pouvoir qu’ils exerçaient auparavant ? Soumettez-vous de bonne grâce, et renoncez à ces jeux d’enfans, qui, devenus frivoles, ne sont pour vous qu’un avilissement de plus.
    Cet état étant le pire où l’on puisse tomber, n’a qu’un avantage ; c’est qu’il ne saurait changer qu’en mieux. C’est l’unique ressource des maux extrêmes ; mais cette ressource est toujours grande, quand des hommes de sens et de cœur la sentent et savent s’en prévaloir. Que la certitude de ne pouvoir tomber plus bas que vous n’êtes doit vous rendre ferme dans vos démarches ! mais soyez sûrs que vous ne sortirez point de l’abîme tant que vous serez divisés, tant que les uns voudront agir et les autres rester tranquilles.
    Quand l’excès de la tyrannie met celui qui la souffre au-dessus des lois, encore faut-il que ce qu’il tente pour la détruire lui laisse quelque espoir d’y réussir. Voudrait-on vous réduire à cette extrémité ? je ne puis le croire ; et quand vous y seriez, je pense encore moins qu’aucune voie de fait pût jamais vous en tirer. Dans votre position, toute fausse démarche est fatale, tout ce qui vous induit à la faire est un piège ; et, fussiez-vous un instant les maîtres, en moins de quinze jours vous seriez écrasés pour jamais. Quoi que fassent vos magistrats, quoi que dise l’auteur des lettres, les moyens violens ne conviennent point à la cause juste : sans croire qu’on veuille vous forcer à les prendre, je crois qu’on vous les verrait prendre avec plaisir ; et je crois qu’on ne doit pas vous faire envisager comme une ressource ce qui ne peut que vous ôter toutes les autres. La justice et les lois sont pour vous. Ces appuis, je le sais, sont bien faibles contre le crédit et l’intrigue ; mais ils sont les seuls qui vous restent ; tenez-vous-y jusqu’à la fin.
  7. Voici, selon le Journal de Paris, les circonstances aggravantes qui ont motivé ma condamnation exclusive :
    1°. Mon catalogue annonce une brochure politique par jour ! Si aucune n’avait été condamnable, où serait le crime d’en avoir annoncé même dix par jour ? Il ne peut y avoir de coupable que la rédaction et la distribution. La distribution, non criminelle en MM. Béchet et Mongie, l’est-elle en moi ? Ai-je participé à la rédaction ? On m’offrit une brochure politique par jour ; j’acceptai, parce que mon métier est de vendre tous les jours ;
    2°. On m’a reproché mes liaisons avec M. Deschamps, comme si je pouvais ne pas voir les gens qui viennent vendre et acheter chez moi quand j’y suis ;
    3°. On m’a objecté mes condamnations antérieures, cependant on devait croire que les juges avaient proportionné la peine au délit ; ainsi elle l’avait expié, effacé.
    Ce n’est point parce que l’ouvrage incriminé portait mon nom qu’on a apppelé exclusivement sur ma tête la sévérité des tribunaux, puisque MM. Mongie et Béchet, dont les noms figuraient sur le même livre, ont été absous ; bien plus, l’un d’eux y était inscrit le premier : mais on me poursuivait à outrance ;
    1° Parce que j’avais déjà été condamné ; 2° parce qu’un homme qui avait des livres à vendre venait souvent chez un marchand de livres ; et 3° parce qu’un catalogue de librairie annonçait la vente d’une brochure. J’omets deux petites circonstances : c’est que les brochures devaient être politiques et paraître tous les jours. La loi ne distingue les écrits en politiques et non politiques que relativement aux journaux ; or, ou n’en est pas encore venu jusqu’à dire que des brochures, portant chacune un titre différent, fussent un journal ; le mot politique ne fait donc rien à la chose. Et si l’annonce d’une apparition quoditienne causait de l’inquiétude, la police, qui n’a point de bandeau, pouvait rassurer la justice, en lui disant que les terribles brochures ne paraissaient pas tous les jours. Il y a plus, l’histoire de la première quinzaine de juin ne parut jamais dans mon catalogue, et les autres considérations aggravantes ne sont guère plus sérieuses que celles-là, il est même à remarquer que M. Touguet était l’éditeur et le vendeur de cette brochure.
  8. Quoi ! parce que l’auteur d’un écrit publié par un autre, y introduit un raisonnement qu’il désapprouve ( Émile, tom. 2, pag. 72), et qui, dans une dispute, rejète les miracles ; il s’ensuit de là que non-seulement l’auteur de cet écrit, mais l’éditeur, rejète aussi les miracles ? Quel tissu de témérité ! Qu’on se permette de telles présomptions dans la chaleur d’une querelle littéraire, cela est très-blâmable et trop commun, mais les prendre pour des preuves dans les tribunaux ; voilà une jurisprudence à faire trembler l’homme le plus juste et le plus ferme qui aurait le malheur de vivre sous de pareils magistrats.