Narcisse (Sand)/Conclusion

Narcisse (1858)
Calmann Lévy (p. 246-264).


CONCLUSION.


Juliette entra avec Blanche au moment où Narcisse proférait ce serment dans toute la plénitude de sa foi, et elle lui prit les deux mains en lui disant :

— Moi aussi, mon frère, mon protecteur, mon ami d’enfance, je te jure, par Louise et par Sylvie, que je veux passer avec toi le reste de mes jours et t’aimer de toute la force de mon âme. À présent, décide des circonstances. J’aurais voulu me retirer quelques jours au couvent pour mettre ordre, sans préoccupation, aux devoirs que j’ai contractés envers cette fondation de charité. Pendant cette absence, je t’aurais chargé de faire arranger notre vieux château à ton goût, car il est triste, et cet air d’abandon que j’aimais, je te le sacrifie de bon cœur. Et puis, enfin, j’aurais voulu me sanctifier moi-même et rajeunir mon âme par de ferventes prières, pour la rendre digne de la tienne. Mais, si tu dois souffrir de ce projet, j’y renonce. J’ai promis à Dieu, avant tout, de te complaire, dès à présent et pour toujours.

Narcisse était ivre de bonheur. Il voulait tout ce que voulait Juliette. Je trouvai qu’il se sacrifiait trop en accordant six semaines de retraite. Juliette ne pouvait pas apprécier les agitations de l’attente et les tourments de l’espérance. Elle céda sans discussion, et je fixai à quinze jours l’absence qu’elle s’imposait. Dès le lendemain, elle alla s’enfermer au couvent, et je me chargeai, conformément à ses instructions, de préparer toutes choses pour la rédaction du contrat de mariage.

Comme le curé, consulté sans doute d’avance, devait publier les bans le dimanche suivant, le lendemain soir, conformément encore au désir que Juliette m’avait exprimé, je fis part officiellement, à la famille de Narcisse et à nos autres amis rassemblés chez moi, du prochain mariage de Narcisse Pardoux avec mademoiselle d’Estorade. Ce fut une grande surprise ; on avait toujours cru, malgré ses dénégations, que Juliette avait prononcé certains vœux. À l’époque où elle avait établi sa communauté, les jeunes gens à marier, et leurs parents surtout, s’étaient émus de voir une si belle fortune s’en aller aux hospices, et certaines bourgeoises d’importance, qui avaient craint pour leurs filles la concurrence d’une dot comme celle de mademoiselle d’Estorade, s’étaient hâtées de publier, comme le tenant de bonne part, que le vœu de célibat de cette héritière était un fait accompli. Dans les petites villes de province, il n’y a rien de si aisé que d’établir l’autorité d’un mensonge, rien de si difficile ensuite à déraciner. Même chez moi, où l’on était aussi peu petite ville que possible, on se récria, et il fallut l’affirmation du curé pour que l’on voulût croire à l’indépendance absolue de mademoiselle d’Estorade.

L’étonnement passé, on approuva vivement cette union, mais sans se dissimuler qu’elle serait fort critiquée par les bourgeois de la Faille-sur-Gouvre. Les uns blâmeraient Narcisse d’épouser pour sa fortune une vieille fille adonnée aux momeries de la dévotion. Les autres blâmeraient Juliette d’oublier son rang jusqu’à descendre à porter un nom qu’on lisait encore sur l’enseigne d’un estaminet. Dès lors elle descendait, de la première société de l’endroit, à la troisième tout au plus !

D’autres ne devaient pas manquer de dire pis. Albany n’était probablement pas le seul qui eût fait ses commentaires sur la naissance de Sylvie. Nous devions nous attendre à tout cela et ne pas nous en préoccuper.

On s’était à peine remis chez moi de l’émotion causée par cette déclaration, que le docteur nous en apporta une moins agréable. Juliette était malade. Elle avait été prise, dans la nuit, d’un violent accès de fièvre. On n’avait appelé le docteur que dans la soirée, ce dont il était fort mécontent. En voyant entrer Narcisse, il se hâta de dire que ce n’était qu’une courbature ; mais il me prit à part pour m’avouer qu’il était inquiet, et qu’il attendait un second accès pour se faire une opinion. Il me fit des questions sur notre voyage. Juliette s’était-elle beaucoup fatiguée ? avait-elle eu chaud et froid ? Je n’osais affirmer le contraire.

— Si c’est une affection pleurétique, me dit le docteur, je sais ce qu’il faut faire ; mais, jusqu’à présent, je ne vois qu’un état nerveux très-violent, et que je crains de combattre avec trop ou trop peu d’énergie. J’ai affaire à une organisation exceptionnellement délicate, et sur laquelle les médicaments n’ont jamais produit de bons effets.

Nous ne pûmes cacher longtemps la vérité à Narcisse. Il la pressentait, et il s’attacha si bien aux pas du docteur, qu’il le vit retourner au couvent à minuit. Dès lors, il ne quitta plus le parloir, et, pendant huit jours, il devint l’ombre du docteur et du curé, qui seuls avaient accès auprès de la malade, et qui venaient, à chaque instant, lui donner de ses nouvelles.

Juliette fut malade pendant huit jours, sans que le docteur pût nous dire s’il était réellement tranquille ou réellement effrayé. Il n’y avait aucun symptôme d’accidents pulmonaires ; c’était plutôt une affection du cœur, mais produite passagèrement par une grande excitation nerveuse, ou se déclarant à la suite d’une prédisposition négligée, voilà sur quoi il était impossible de se prononcer. Il n’y avait pas beaucoup de possibilité d’agir sur un être si frêle. Juliette était, du jour au lendemain, tombée dans un abattement extraordinaire.

Pourtant, il se fit un mieux très-marqué ; les craintes du docteur se calmèrent, et, comme la malade disait, à toute heure, qu’elle avait besoin de la campagne, et qu’elle avait souvent éprouvé, sans en parler, de grands malaises et des étouffements que l’air d’Estorade avait toujours dissipés, nous résolûmes, ma femme et moi, de l’y conduire avec toutes les précautions imaginables, et de nous y établir auprès d’elle pour la soigner et la distraire pendant quelques jours. Le docteur nous accompagna dans la voiture, et Narcisse se fit notre cocher, ne se fiant à personne pour éviter les secousses à la malade.

Quand nous revîmes Juliette, elle ne nous parut ni si affaiblie, ni si changée que le docteur nous avait préparés à la voir. Elle monta en voiture, sans être trop soutenue, sourit à Narcisse, en lui disant que ce n’était rien, et que le plaisir d’aller avec nous à Estorade lui faisait déjà du bien.

Le voyage parut, en effet, lui être agréable, et elle sortit de voiture aussi facilement qu’elle y était entrée. Le temps était superbe, les appartements bien chauffés. Elle s’assit avec satisfaction dans le vieux fauteuil de sa mère, et nous appela tous autour d’elle pour nous remercier de l’amitié que nous lui témoignions.

— J’espère, ajouta-t-elle, que je ne serai pas trop longtemps ainsi, quoiqu’il me semble très-doux d’être dorlotée comme un enfant. J’ai bonne envie de pouvoir courir au jardin et de revoir bientôt le cher ravin de la Gouvre.

Elle prit ensuite ses arrangements pour quelques jours de convalescence et de paresse qu’elle voulait bien s’accorder. Je devais nécessairement retourner bientôt à mes affaires ; mais il était convenu qu’Hortense viendrait remplacer ma femme. Le docteur comptait partir le lendemain et revenir tous les jours. Narcisse n’était pas mis en question. Il se chargerait de faire travailler et promener Sylvie. Il n’était pas besoin de lui demander s’il quitterait la maison d’une heure, tant que Juliette ne serait pas guérie.

Tout en causant avec nous, elle s’assoupit. On fit silence, on s’éloigna sur la pointe du pied. Le docteur resta seul, avec Narcisse et moi, à la regarder attentivement. L’éclat, peut-être un peu fébrile, de ses joues s’était effacé. Elle devint blanche comme une figure de cire vierge ; le bruit et le mouvement de sa respiration étaient insaisissables. Il y eut un moment où je la crus morte. Mais la physionomie du docteur me rassura. Il tourna légèrement entre ses doigts le poignet affaissé de la malade, et, quand elle s’éveilla, il nous dit qu’il était content de l’état du pouls.

La nuit fut si bonne, que nous étions tous contents le lendemain. La journée confirma nos espérances, et le docteur partit en nous recommandant de maintenir autour d’elle et en elle, autant que possible, un état de calme absolu.

Ce calme fut maintenu religieusement, et, lorsque Juliette essaya de nous parler de son mariage, Narcisse fut le premier à lui dire qu’il lui était permis d’être adorée, mais non pas de se donner même la peine d’aimer ; à plus forte raison celle de songer à quoi que ce soit qui fût un acte de volonté, ou un sujet de réflexion.

— À la bonne heure, lui répondit-elle avec tendresse ; je veux bien dormir toujours, mais vous ne me commandez pas absolument d’être morte. Dites-moi donc que vous m’aimez ; car je sens que c’est là ce qui me fait vivre.

Trois jours s’écoulèrent ainsi. Il nous semblait voir arriver la guérison ; mais le docteur, avec lequel je m’en retournais à la ville, me dit en confidence qu’il n’était pas content.

— Les forces auraient dû revenir un peu, me dit-il, et, au contraire, elles ont décliné. Vous ne vous en apercevez pas, vous autres, parce qu’elle s’appuie légèrement sur votre bras pour gagner son fauteuil, et que sa figure a des moments de coloration trompeuse. Mais le pouls ne ment pas, lui ! C’est pour moi le révélateur indiscret des ravages que le dévouement et la volonté réussissent à vous cacher. Je suis persuadé maintenant que cette maladie du cœur date de loin, et que nous avons été trompés, moi le premier, par une certaine animation insolite du caractère et de la physionomie. Elle nous a caché cela, ou elle ne s’en est pas rendu compte. Tant il y a que la maladie existe, et que, si les accidents nerveux reparaissaient, je ne serais pas du tout tranquille.

Le lendemain, il vint me donner de meilleures nouvelles ; mais, le surlendemain, il m’effraya tout à fait. Les nuits étaient mauvaises. La femme de chambre, malgré la défense de Juliette, qui craignait d’alarmer ses amis, avait avoué au docteur qu’il n’y avait presque pas de sommeil et une inquiétude continuelle.

— Voilà, disait-il, ce qui explique l’abattement de la journée. Il faudra que je passe une ou deux nuits là-bas.

Il alla s’y installer, en me promettant de me faire donner des nouvelles tous les jours. Mais son absence se prolongea, et je ne reçus de lui que des mots problématiques : « Couci, couci. — Ce n’est pas merveilleux. — Toujours de même. — Moins bien. — Peu bien. — Pas bien. » Les billets de madame Pitard étaient plus rassurants. Il semblait que les progrès du mal ne fussent appréciables que pour le docteur. Narcisse n’écrivait pas. Au bout d’une semaine, l’inquiétude me prit, et, en dépit du travail qui me surchargeait, je courus un soir à Estorade.

Le docteur vint à ma rencontre.

— Elle veut absolument vous parler, me dit-il, je voulais vous envoyer un exprès.

— Et comment va-t-elle ?

— Mal.

— Narcisse le sait ?

— Peut-être ; il ne dit rien.

— Et elle-même ?

— Elle a l’air de ne pas s’en douter.

Je trouvai, cette fois, Juliette effrayante de maigreur et de faiblesse. Elle ne quittait plus sa chambre ; mais, ne pouvant supporter le lit, elle était à demi étendue sur une chaise longue. Narcisse était auprès d’elle, rempli d’enjouement et de sérénité. Il s’était promis de ne pas lui montrer ses craintes. Il se dominait lui-même d’une manière inouïe. Pourtant son caractère n’avait ni les habitudes ni les instincts du stoïcisme, mais son amour avait les principes et la religion du courage à toute épreuve.

Juliette voulait être seule avec moi.

— Mon ami, me dit-elle, le curé sort d’ici. Je me suis confessée en cachette de nos amis, et il m’a promis de venir demain pour m’administrer. Je voudrais donc que, demain, vous eussiez un prétexte pour emmener Narcisse dans la campagne. Au bout de deux heures, vous pourrez le ramener, et, comme il verra que je ne suis pas plus mal qu’aujourd’hui, il ne s’affectera pas trop de ce qui, aujourd’hui, lui ferait l’effet d’un éternel adieu.

Je promis de faire ce qu’elle voulait ; mais j’essayai de dire, comme elle, que cette mesure de précaution spirituelle ne devait pas et ne pouvait pas sérieusement alarmer ses amis.

— Oh ! vous, répondit-elle en me tendant sa main diaphane, vous êtes un homme raisonnable ! Il faut que vous soyez préparé à tout, pour soutenir mon pauvre Narcisse dans cette épreuve. Je crois que je ne me relèverai pas de ceci. Je me sens mourir un peu tous les jours. Je ne souffre pas beaucoup, si ce n’est d’étouffer la nuit. Mais les journées sont assez douces, et je n’ai pas de tristesse noire. Je suis résignée à mon sort, quel qu’il soit. Il y a si longtemps que je me suis donnée à Dieu, corps et âme, que je n’ai plus de mérite à m’en rapporter à lui pour ce qui convient le mieux à ma destinée en ce monde ou en l’autre. Vivre ou mourir, c’est comme il voudra.

» J’ai pourtant quelque chose à me reprocher que je veux vous dire, bien que je ne m’en sois pas confessée ouvertement au prêtre. Cela vous étonne ? C’est qu’il n’y avait rien là de ce qui constitue un péché. Je me suis accusée seulement d’avoir manqué de clairvoyance envers moi-même et envers les autres, et d’avoir attaché trop de prix à une sympathie qui ne valait rien, tandis que je laissais souffrir, par ce fait, une amitié qui eût dû être tout pour moi. Il n’y a pas eu d’autre erreur dans la conduite de ma vie intérieure. Pour tout le reste, mes devoirs étaient si nettement tracés, que je n’ai pas eu de peine à les remplir. Mais, en ce qui concerne Narcisse, j’ai trop tardé à l’aimer, cela est certain. Dirai-je que ce n’est pas ma faute ? Je ne l’ose pas. J’ai cru devoir m’en confesser dans les termes que je vous ai rapportés, parce que, quand une personne résolue à bien penser et à bien agir laisse prendre à son esprit une autre voie que celle de la justice et de la raison, il ne peut y avoir de la faute de la destinée.

» Pour moi, la destinée, c’est l’influence du ciel ; c’est l’action de Dieu en nous. Or, je crois que la grâce ne nous fait jamais défaut, et que, quand, dans les choses délicates du cœur, une femme manque de lumière et de prudence, c’est parce que, à un moment donné, elle a cédé à quelque suggestion de l’orgueil ou de la vanité. Je me suis toujours persuadée qu’en m’occupant de la conduite d’Albany, je travaillais pour le bien, pour le vrai, pour ce que nous appelons le règne de Dieu dans les âmes ; mais il est possible qu’au fond de ma sollicitude, il y eût autre chose. Quoi ? Il m’est impossible de le définir. Je me suis interrogée en vain là-dessus, dans ces derniers temps, et, comme je ne m’intéressais plus à lui, je ne pouvais plus me donner aucune bonne raison de m’y être intéressée. Tout ce que j’ai pu trouver à me reprocher, c’est d’avoir cru imposer l’influence de ma vertu et de ma simplicité à une conscience relâchée par la corruption du monde. Oui, ce doit être cela, car je me rappelle le plaisir que j’éprouvais à lire ses lettres, lorsqu’il m’écrivait qu’il me devait sa réhabilitation, et, de même, le chagrin que j’avais quand il se remettait à tout nier et à me contredire. C’était une lutte entre nous ! Et moi, sainte Tranquille, comme on m’appelait, je prenais à cette lutte morale un plaisir nouveau et inconnu.

» Je ne puis que vous répéter ici ce que je vous ai déjà dit de mon ignorance en matière d’amour. Vous m’avez beaucoup affligée et humiliée en me disant plusieurs fois que j’aimais d’amour Albany. Je ne veux pas le croire ; je veux mourir avec la conviction que je n’ai jamais connu que l’amitié, et que Narcisse a obtenu de la mienne un sacrifice que nul autre n’eût jamais pu obtenir, celui de ma liberté morale et de ce vœu de chasteté mystique longtemps caressé en moi comme un rêve sublime. Oui, je l’avoue, j’ai toujours regretté le serment que ma mère m’avait arraché de ne pas me consacrer à Dieu seul avant l’âge de trente ans. Si j’eusse pu prendre le voile à l’époque de ma majorité, je ne mourrais peut-être pas aujourd’hui ! Mais les années de liberté que j’ai subies m’ont forcément créé des liens d’affection que j’ai senti ne pouvoir plus et ne devoir plus briser. Et voilà qu’au moment de me consacrer au bonheur d’un être en particulier, je m’en vas en langueur et en faiblesse, comme si Dieu m’eût dit : « Tu n’iras pas jusque-là ! » Que sa volonté soit faite ! Je veux ce qu’il voudra, et il faudra bien que notre pauvre ami s’y soumette. J’ignore ce que le ciel exige de moi ; c’est son secret ! Ma guérison ou ma mort me le révéleront. Je sais, par expérience, qu’on l’interroge en vain dans les plus ardentes prières. Il ne m’a jamais envoyé d’extases ni de visions. Je sentais seulement dans mon âme une voix qui me répondait : « Qu’importe ton sort, à toi ? As-tu le droit d’y tant réfléchir ? Pense aux autres, cours auprès de ceux qui te réclament, et, de ton état en ce monde, ne te préoccupe pas tant ! La vie est courte, et le temps que tu perds à vouloir que le ciel communique avec toi directement serait mieux employé à bercer un petit enfant qui souffre, ou à relever le courage d’une pauvre mère qui pleure. »

Juliette parlait ainsi avec une douceur déchirante. Ce qu’elle disait, en des termes encore plus simples et plus humbles que je ne puis les rendre, c’était bien le résumé d’une vie qui ne ressemblait à nulle autre, et dans laquelle il fallait faire un effort de supériorité, si je puis dire ainsi, pour voir aussi clair qu’elle-même. J’avais toujours été tenté d’en voir davantage, et maintenant j’étais certain qu’elle me disait tout. Qu’elle eût aimé Albany un peu plus qu’elle ne se le persuadait, cela restait acquis à ma conviction, et même je ne pouvais m’empêcher de croire qu’elle avait été violemment frappée au cœur par l’inconvenance de sa conduite ; mais qu’elle eût toujours ignoré la nature de son penchant pour lui, et qu’elle dût emporter cette chaste ignorance avec son secret dans la tombe, voilà ce qui m’était désormais bien prouvé. Je voyais bien aussi qu’elle était née avec l’instinct du célibat, instinct providentiel peut-être, et que je n’avais pas assez deviné, puisque la seule pensée de l’amour terrestre brisait sa vie, au moment où elle cherchait à le ressentir.

J’étais donc doublement affecté de l’idée de perdre cette adorable amie et de la crainte de l’avoir poussée dans une voie où il ne lui était pas possible de s’engager.

Je me hâtai de lui exprimer cette dernière appréhension, lui disant que, si la résolution qu’elle avait prise était une des causes morales de sa maladie, je pouvais répondre assez de Narcisse pour jurer qu’il resterait son frère et son ami sans plainte, sans reproche, et peut-être sans effort. Le dévouement fait des miracles dans de telles âmes, et je voulais aller chercher sur l’heure notre ami, pour qu’il le jurât lui-même.

— Non, non, ne faites pas cela, me répondit Juliette. Il a encore l’espérance que je vivrai ; laissons-la-lui encore un jour, c’est autant de gagné.

Elle était fatiguée de parler : elle s’assoupit. Le lendemain, Narcisse, qui pressentait et devinait tout, fit semblant, pour lui complaire, de ne pas voir les apprêts des derniers sacrements, et il s’en alla de lui-même à la Folie-Pardoux, dès le premier mot que je lui dis à ce sujet.

— Soyez tranquille, me répondit-il ; j’obéirai à tout, et, jusqu’au dernier moment, j’aurai l’air de ne rien craindre.

Le soir, Juliette fut d’un calme angélique. Elle obéit au docteur, qui lui défendait de parler ; mais, sentant sa fin approcher, elle voulut nous avoir autour d’elle. Elle fit apporter les échecs et les cartes, en nous priant de nous occuper au fond de la chambre, sans nous tourmenter de sa présence. Elle désirait seulement nous voir là ; et, quand nous fûmes assis, elle fit déplacer une lumière qui ne lui permettait pas de voir principalement Narcisse avec Sylvie sur ses genoux.

Au bout d’une heure, elle s’agita un peu et nous dit que c’était le moment de coucher Sylvie. L’enfant vint lui dire bonsoir. Elle la fit asseoir sur le bord de son lit, et la tint longtemps embrassée. Puis elle la rendit à Narcisse, et il vit que des larmes baignaient son visage.

Le docteur nous invita à sortir de la chambre pour qu’on pût y ramener la fraîcheur et l’obscurité. Mais il revint bientôt nous chercher.

— Mes enfants, nous dit-elle, j’ai une crainte folle de mourir avant d’être mariée, et, bien que ce soit un enfantillage, je prie Narcisse de s’y prêter. Nos bans sont publiés, le maire est prévenu, le curé est là. Je veux que, quoi qu’il arrive, Narcisse reçoive de moi la plus grande marque d’estime, de confiance et d’affection que je puisse lui donner.

Le mariage civil fut conclu et le mariage religieux célébré dans cette chambre mortuaire. On avait ouvert les portes toutes grandes. Les gens de la maison et de la ferme étaient présents. Juliette, enveloppée d’un peignoir de mousseline blanche, s’était fait asseoir sur la chaise longue. Elle avait demandé et ouvert un coffret mystérieux, où elle prit le voile et la couronne de mariage de sa mère. Elle pria Hortense de l’en coiffer, et, blanche comme ses vêtements, pâle comme une morte, elle engagea civilement et religieusement sa foi à Narcisse Pardoux, avec une résolution ferme et un calme divin.

Quand ce fut fini, elle eut un accès de fièvre et dormit avec agitation jusqu’à minuit. En ce moment, elle s’éveilla et dit :

— D’où vient que la pendule ne sonne pas ? L’avez-vous donc arrêtée ?

— Voulez-vous qu’elle marche ? lui dit Narcisse.

— Oui, je veux compter les instants. Maintenant, j’ai quelque chose encore à vous dire. Sommes-nous seuls ?

Tout le monde sortit, excepté Narcisse et moi, que Juliette retint par un signe.

— Mes amis, nous dit-elle, le moment est venu. L’étouffement augmente, et cela va si vite, que je dois m’attendre, d’un moment à l’autre, à vous quitter. Je n’ai plus la force de le cacher, il faut que je m’avoue vaincue. Mon cher enfant, dit-elle à Narcisse, tu me regretteras bien, je le sais ; mais je ne m’en vais d’ici que pour revivre ailleurs, et je t’attendrai. Songe que les âmes unies par un mariage d’amour et de foi ne se séparent jamais plus, et que tes douleurs en ce monde, je les ressentirai dans l’autre. Épargne-moi donc l’horreur de te voir découragé ou en révolte contre l’arrêt du ciel qui nous sépare pour un peu de temps.

Elle eut alors un peu d’agitation. Elle voulait encore parler, mais le trouble était dans ses idées.

— Qui sait, dit-elle tout à coup, si je suis digne d’aller au ciel ? J’ai peut-être péché par ignorance ; je me suis peut-être menti à moi-même… Me suis-je bien confessée ? Il vaudrait mieux dire plus que moins, quand on veut laver son âme… Pourtant, c’est presque épouser le mal, que de s’accuser à la légère !… Non, je ne mentais pas… Je refusais de me marier, parce que je me sentais malade très-souvent ! J’étouffais comme aujourd’hui… Et puis, je me suis dit, enfin : « C’est raison de plus. Si je ne peux pas vivre, il faut que je meure en aimant. » Et c’est pour aimer sans crainte, ne fût-ce qu’une heure, un moment, que je me suis mariée. Hélas ! il est bien court, ce moment. Oh ! comme la pendule bat vite ! aussi vite que mon cœur !… Narcisse, mets-y ta main… et compte…

Ce furent là ses derniers mots. Narcisse sentit le tumulte de ce pauvre cœur prêt à se rompre ; et puis il ne sentit plus rien, et ses yeux hagards restèrent fixés sur ceux de Juliette. Peut-être le voyait-elle encore. Elle lui avait souri. Le sourire s’effaça insensiblement ; la face prit une expression d’austère béatitude. Cette étrange beauté, que je lui avais vue par moments, et qui, depuis quinze jours, avait fait place aux apparences d’une vieillesse prématurée, reparut comme une auréole lumineuse sur les ombres de la mort.

Hortense, baignée de larmes, avança une main tremblante pour abaisser ses paupières. Narcisse, aussi maître de lui-même que s’il était encore sous les yeux vivants de Juliette, repoussa doucement la main de sa sœur, ne voulant laisser à personne le soin de fermer pieusement ces yeux si beaux qui ne devaient plus lui parler en ce monde.

Alors seulement il pleura, mais en silence, et sans donner aucun signe de désespoir. Il suivit ainsi Juliette jusqu’à ce que la terre se fût refermée sur elle. Le docteur s’inquiétait un peu d’une douleur si discrète et si renfermée. Il essaya de l’émouvoir pour amener une crise qu’il jugeait utile ; mais ce fut en vain. Les dernières paroles de Juliette étaient gravées dans la mémoire de son époux. Elle lui avait dit que son âme, à elle, ressentirait, jusque dans l’autre vie, les convulsions et les déchirements de la sienne. Et lui, qui longtemps s’était vanté de ne croire à rien, croyait à cette parole et y conformait religieusement sa vie.

Il en consacra la meilleure part à l’éducation morale et au bonheur de Sylvie, donnant toutes ses forces physiques et intellectuelles au travail. Nos affaires ont prospéré. Il est devenu riche, et jouit d’une grande considération. Mais il ne s’est jamais soucié de la fortune et du crédit que pour faire le bien ; et, maintenant qu’il a près de quarante ans, quand sa famille revient encore parfois à l’idée de le marier, il ne répond que par un air de profonde surprise, qui semble dire : « Avez-vous donc oublié que je suis le mari de Juliette, et qu’elle m’attend dans un monde meilleur ? »



fin.