Napoléon le PetitOllendorftome 7 (p. 115-116).
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iii
LA TRIBUNE.

Du jour où cet homme mit le pied sur cette estrade, cette estrade se transfigura. Ce n’était qu’un tréteau, ce fut un trépied, ce fut un autel ; la tribune française fut fondée.

La tribune française ! Il faudrait un livre pour dire ce que contient ce mot. La tribune française, c’est, depuis soixante ans, la bouche ouverte de l’esprit humain. De l’esprit humain disant tout, mêlant tout, combinant tout, fécondant tout, le bien, le mal, le vrai, le faux, le juste, l’injuste, le haut, le bas, l’horrible, le beau, le rêve, le fait, la passion, la raison, l’amour, la haine, la matière, l’idéal ; mais en somme, car c’est là son travail sublime et éternel, faisant la nuit pour en tirer le jour, faisant le chaos pour en tirer la vie, faisant la Révolution pour en tirer la République.

Ce qui a passé sur cette tribune, ce qu’elle a vu, ce qu’elle a fait, quelles tempêtes l’ont assaillie, quels événements elle a enfantés, quels hommes l’ont ébranlée de leurs clameurs, quels hommes l’ont sacrée de leurs paroles, comment le raconter ? Après Mirabeau : Vergniaud, Camille Desmoulins, Saint-Just, ce jeune homme sévère, Danton, ce tribun énorme, Robespierre, cette incarnation de l’année immense et terrible. Là on a entendu de ces interruptions farouches : — Ah çà ! vous, s’écrie un orateur de la Convention, est-ce que vous allez me couper la parole aujourd’hui ? — Oui, répond une voix, et le cou demain ! — Et de ces apostrophes superbes : — Ministre de la justice, dit le général Foy à un garde des sceaux inique, je vous condamne en sortant de cette enceinte à regarder la statue de l’Hôpital ! — Là tout a été plaidé, nous venons de le dire, les mauvaises causes comme les bonnes : les bonnes seulement ont été définitivement gagnées ; là, en présence des résistances, des négations, des obstacles, ceux qui veulent l’avenir comme ceux qui veulent le passé ont perdu patience ; là il est arrivé à la vérité de devenir violente et au mensonge de devenir furieux ; là tous les extrêmes ont surgi. À cette tribune, la guillotine a eu son orateur, Marat, et l’inquisition, le sien, Montalembert. Terrorisme au nom du salut public, terrorisme au nom de Rome, fiel dans les deux bouches, angoisse dans l’auditoire ; quand l’un parlait, on croyait voir glisser le couteau ; quand l’autre parlait, on croyait entendre pétiller le bûcher. Là ont combattu les partis, tous avec acharnement, quelques-uns avec gloire. Là, le pouvoir royal a violé le droit populaire dans la personne de Manuel, devenue auguste pour l’histoire par cette violation ; là ont apparu, dédaignant le passé qu’ils servaient, deux vieillards mélancoliques, Royer-Collard, la probité hautaine, Chateaubriand, le génie amer ; là, Thiers, l’adresse, a lutté contre Guizot, la force ; là on s’est mêlé, on s’est abordé, on s’est combattu, on a agité l’évidence comme une épée. Là, pendant plus d’un quart de siècle, les haines, les rages, les superstitions, les égoïsmes, les impostures, hurlant, sifflant, aboyant, se dressant, se tordant, criant, toujours les mêmes calomnies, montrant toujours le même poing fermé, crachant depuis le Christ les mêmes salives, ont tourbillonné comme une nuée d’orage autour de ta face sereine, ô Vérité !