Napoléon le PetitOllendorftome 7 (p. 114).
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ii.
MIRABEAU.

On choisit une vaste salle qu’on entoura de gradins, puis on prit des planches, et avec ces planches on construisit au milieu de la salle une espèce d’estrade. Quand l’estrade fut faite, ce qu’en ces temps-là on appelait la nation, c’est-à-dire le clergé en soutanes rouges et violettes, la noblesse empanachée de blanc et l’épée au côté, et la bourgeoisie vêtue de noir, vinrent s’asseoir sur les gradins. À peine fut-on assis, qu’on vit monter à l’estrade et s’y dresser une figure extraordinaire. — Quel est ce monstre ? dirent les uns ; quel est ce géant ? dirent les autres. C’était un être singulier, inattendu, inconnu, brusquement sorti de l’ombre, qui faisait peur et qui fascinait ; une maladie hideuse lui avait fait une sorte de tête de tigre ; toutes les laideurs semblaient avoir été déposées sur ce masque par tous les vices : il était, comme la bourgeoisie, vêtu de noir, c’est-à-dire de deuil. Son œil fauve jetait sur l’Assemblée des éblouissements ; il ressemblait au reproche et à la menace ; tous le considéraient avec une sorte de curiosité où se mêlait l’horreur. Il éleva la main, on fit silence.

Alors en entendit sortir de cette face difforme une parole sublime. C’était la voix du monde nouveau qui parlait par la bouche du vieux monde ; c’était 89 rayonnant et splendide qui se levait debout et qui interpellait, et qui accusait, et qui dénonçait à Dieu et aux hommes toutes les dates fatales de la monarchie ; c’était le passé, spectacle auguste, le passé meurtri de liens, marqué à l’épaule, vieil esclave, vieux forçat, le passé infortuné, qui appelait à grands cris l’avenir, l’avenir libérateur ! voilà ce que c’était que cet inconnu, voilà ce qu’il faisait sur cette estrade. À sa parole, qui par moments était un tonnerre, préjugés, fictions, abus, superstitions, erreurs, intolérance, ignorance, fiscalités infâmes, pénalités barbares, autorités caduques, magistratures vermoulues, codes décrépits, lois pourries, tout ce qui devait périr eut un tremblement, et l’écroulement de ces choses commença. Cette apparition formidable a laissé un nom dans la mémoire des hommes ; on devrait l’appeler la Révolution, on l’appelle Mirabeau.