Napoléon et la conquête du monde/II/09

H.-L. Delloye (p. 298-305).

CHAPITRE IX.

BABYLONE.



À peine de retour de cette exploration, l’empereur frappa d’une contribution nouvelle l’Asie mineure et l’Arabie ; mais ce ne furent plus des trésors qu’il réclamait en maître, il en était surchargé, ce furent des hommes, des travailleurs. À ses ordres arrivèrent bientôt et successivement des pays voisins des foules innombrables d’ouvriers ; les soldats de l’expédition étaient aussi employés aux mêmes travaux, et ainsi réunis, il se trouva qu’en peu de temps cette armée immense de travailleurs s’éleva au moins à deux millions d’hommes. C’est avec ce nombre que Sémiramis, selon Diodore, avait bâti ou du moins agrandi Babylone : il ne fallait pas une multitude moins grande à Napoléon pour ressusciter cette ville et reconstruire ses ruines.

Les travaux commencèrent immédiatement. Deux cent mille hommes furent exclusivement occupés à découvrir les flancs de la montagne de Bel, et le reste fut dispersé sur la plaine où, selon Napoléon, reposait le gigantesque cadavre de la ville. Lui-même était partout, animant de ses ordres et de ses gestes, dirigeant les fouilles et les opérations, et révélant avec un admirable discernement les places où gisaient les monuments qui, bientôt découverts, venaient confirmer ses révélations.

Les ingénieurs européens et asiatiques unirent leurs communs efforts, et créèrent bientôt de merveilleuses machines animées par les eaux du fleuve et des rivières affluentes, par la vapeur, et par la mécanique ; tous les chameaux de l’Arabie et les bêtes de somme de l’Asie furent également employés ; et toutes ces forces confondues triplaient encore l’action déjà si puissante de ce peuple d’ouvriers.

La rapidité de l’exécution ne fut pas moins extraordinaire que la conception même du projet et la réunion de tant de moyens. Deux mois s’étaient à peine écoulés, et déjà d’immenses montagnes de sable et de terre s’élevaient aux extrémités de la plaine. Babylone, dégagée de ces masses qui la recouvraient depuis trente siècles, reparaissait à l’air ; elle sentait ses entrailles ouvertes et respirer, ses rues frappées de nouveau des rayons du soleil, et sa vallée renaître enfin au monde. Il semblait, à la voir se relever de jour en jour, qu’elle n’avait rien perdu, tant l’indestructible construction de ses murailles avait, dans ce climat conservateur, gardé leurs formes sous des profondeurs de deux cents pieds de sable et de terre ; et à peine revenue à la vie, elle en avait déjà tout le tumulte et l’agitation, comme si elle eût retrouvé sa population d’autrefois dans les millions d’hommes qui la repeuplaient en la ressuscitant.

Inspiré par Hérodote, et son livre à la main, Napoléon rendait leurs noms à tous ces débris. Les quais furent reconnus presque tout entiers ; quelques-unes des cent portes d’airain furent retrouvées, de ces portes dont le Seigneur avait dit en parlant à Cyrus, selon le témoignage d’Isaïe : « Je marcherai devant vous et je romprai les portes d’airain. » Un autre Cyrus venait en découvrir les débris. On suivit les traces des murs d’enceinte : ce grand carré régulier dont l’antiquité parle reparut, ainsi que les quarante tours s’élevant encore au dessus des murailles ; car ce mélange éternel de briques et de bitume les avait conservées comme aux premiers temps. De ces cent portes partaient en tous sens cinquante rues principales d’une longueur et d’une largeur incroyables, et se coupant à angles droits avec une admirable régularité, et ces rues reparurent aussi avec leurs maisons dont les étages supérieurs avaient presque partout été détruits.

Une seule construction avait disparu, c’était ce pont merveilleux dont l’histoire a donné de si étranges descriptions ; il n’existait plus, mais on retrouva sous les flots les piliers de ses arches, et il fut facile de reconnaître les pierres énormes dont elles étaient formées, liées encore par des chaînes de fer et du plomb fondu.

Les aqueducs furent retrouvés presque intacts, et ils auraient pu recevoir les eaux des montagnes qu’ils allaient rejoindre à de grandes distances, mais l’empereur ne fit point pousser le déblaiement au-delà de l’étendue de la ville.

Au milieu de ces découvertes, une surtout parut frapper d’admiration l’Europe et l’Asie ; ce fut lorsque le chemin voûté que Sémiramis avait fait construire sous l’Euphrate, et qui faisait communiquer ensemble les deux palais élevés par elle sur les rives opposées du fleuve, fut enfin retrouvé, après les recherches les plus opiniâtres. Depuis trente siècles les eaux de l’Euphrate, qu’il avait fallu détourner d’abord pour construire ce pont souterrain, avaient roulé sur lui sans le détruire, sans même l’altérer. Quand les approches en furent décidément reconnues, Napoléon, sans attendre un entier déblaiement, y entra lui-même le premier, et le parcourut hardiment à travers toute la largeur du fleuve. Il traînait à ses côtés ces mêmes savants dont nous parlions dans le précédent chapitre, et qui le suivaient avec une admiration égale à leur terreur. Le grand homme, dans ces doubles profondeurs de la terre et des eaux, les plaisantait encore sur leur incrédulité ; et, parvenu au milieu du souterrain, il leur dit en souriant : « Eh bien ! messieurs, sommes-nous à Babylone ? »

Mais ils ne répondaient pas, tant ils étaient dans la stupeur.

L’empereur sortit également le premier de ces voûtes, et montant un long escalier tournant qui s’élevait jusqu’à l’autre bord, il entra dans le palais de Sémiramis dont les ruines offrirent peu d’intérêt.

Si quelque chose, cependant, pouvait surpasser ces prodiges, ce furent sans doute les travaux exécutés sur la montagne de Bel. Napoléon, qui y avait placé son plus grand espoir de découvertes, les surveillait lui-même avec une constante attention, et les dirigeait avec une activité extraordinaire. Une semaine ne s’était pas écoulée que la montagne conique, dépouillée des forêts qui la recouvraient de toutes parts, apparut comme une grande pyramide chauve dont les formes semblaient plus régulières encore. Alors les fouilles furent poussées plus profondément, et surtout vers le milieu de la hauteur : bientôt après ces grands travaux se développa à nu une route large, pavée de briques et de bitume, et qui paraissait monter et circuler autour de la montagne. Cette découverte guida les travaux ; on poursuivit les traces de la route jusqu’au sommet et en redescendant jusqu’à la base. Cette spirale immense étreignait, en diminuant de plus en plus ses replis jusqu’au faîte, l’édifice gigantesque qui reparut à mesure qu’on enlevait les terres sous lesquelles il était enseveli ; à chaque instant on voyait renaître et comme se dessiner de nouvelles arcades et des voûtes sans fin, superposées les unes sur les autres à des hauteurs incroyables ; des formes architecturales dont on n’avait pas eu l’idée jusque-là étaient révélées aux artistes confondus. Des salles sans nombre se succédaient dans ses flancs et furent ouvertes et explorées ; elles présentaient à chaque pas des antiquités et des fragments de toute nature qui appartenaient à des époques dont les hommes n’avaient même pas conservé les traditions.

Une suite de tables de pierre chargées de sculptures et d’hiéroglyphes furent découvertes dans ce monument prodigieux ; elles paraissaient remonter jusqu’aux premiers temps depuis le déluge, et Champollion, qui les étudia long-temps, finit par en découvrir les précieux mystères. Il lut sur ces pages symboliques des écritures et traditions anté-diluviennes, qui apprirent enfin d’une manière certaine l’histoire des premiers temps du monde, ruinèrent bien des systèmes, et confirmèrent, en les complétant, les narrations des livres sacrés.

Ainsi reparut, depuis quarante siècles qu’elle était enfouie dans une double enveloppe de terre et de forêts, la tour de Babel ; des livres et des atlas ont recueilli et publié les détails de sa découverte, nous nous contenterons de dire que le diamètre de sa base était de cinq stades ou un quart de lieue, et que sa hauteur était de plus de six stades. L’empereur, qui y monta le premier à cheval, en suivant la route spirale extérieure, fut plus de neuf heures avant d’en atteindre le sommet, et là, sur une plate-forme large de cent vingt pieds environ, il appela encore auprès de lui Prony, Dolomieu et Champollion, et leur dit d’une voix moqueuse :

— « Eh bien ! messieurs, ne sommes-nous pas en ce moment au sommet de la tour de Babel ? »

Ils ne savaient plus qu’admirer, et le vieux Dolomieu, dans une sorte de délire, à cette place, dans ce pays et devant ce prodige, se prosterna comme en adoration devant Napoléon ; mais celui-ci le releva en souriant, et le plaisanta de nouveau sur son noyau de granit.