Napoléon et la conquête du monde/II/10

H.-L. Delloye (p. 306-312).

CHAPITRE X.

MORT DU GÉNÉRAL RAPP.



Au printemps de l’année suivante, Napoléon entra avec son armée en Perse, et il en acheva la conquête en moins de deux mois ; il serait presque aussi juste de dire en un jour, car la Perse, affaiblie de toutes parts par les envahissements des Tartares, des Russes et des Afghans, ne pouvait opposer une sérieuse résistance. Ses forces s’étaient concentrées près de Téhéran, et une seule journée suffit à Napoléon pour détruire cette armée, s’emparer de la capitale, et conquérir cet empire.

Il fit le sophi prisonnier, ordonna qu’il fût transporté en Europe avec ses enfants, et divisa la Perse en deux gouvernements militaires.

La conquête de l’Afghanistan fut plus difficile, et retint Napoléon dans ces contrées jusqu’à l’hiver. Cette nation, nouvellement constituée et assez peu connue encore, était cependant très-puissante. Avec l’énergie d’un peuple jeune et libre, et jusque-là victorieux, ses soldats occupaient un territoire favorable à la défense, hérissé de toutes parts de montagnes, et s’adossant en outre comme à une frontière inexpugnable aux monts les plus élevés du globe, la chaîne de l’Himalaya. Peuple de montagnes, ils en avaient le courage et l’opiniâtreté, et l’empereur, certain de les réduire, fut pourtant assez long-temps à le faire, et ne put y parvenir qu’après des victoires répétées. Mais, s’étant enfin rendu maître des provinces méridionales, et plus tard de Caboul et de Candahar, le reste ne sut plus résister, et fut forcé de se soumettre.

Napoléon, comme l’acte le plus significatif de sa conquête, continuait à détruire dans les pays vaincus le mahométisme. La secte protestante d’Ali n’avait pas trouvé plus de grâce devant lui en Perse ; il l’avait anéantie sans retour avec ses mosquées et ses prêtres.

Ces conquêtes, ainsi que celle du royaume de Cachemire, ne forment véritablement qu’une seule campagne, celle de 1822, et ne présentèrent rien de remarquable. L’Asie, frappée à mort à Jérusalem, se débattait encore comme dans les dernières convulsions de son agonie ; mais elle ne pouvait plus se relever.

Une seule catastrophe signala cette campagne. Le général Rapp périt victime d’une infâme trahison, qui ne tarda pas à être vengée d’une manière terrible. Le général Rapp avait été chargé d’envahir et d’occuper avec sa division la province la plus septentrionale de l’Afghanistan, celle de Balkh, qui est l’ancienne Bactriane. La soumission de ce pays paraissait complète, et le général, avec quinze cents hommes, était lui-même à Balkh. Il avait été accueilli en maître, et, il le croyait, en ami dans cette ville perfide ; chaque jour amenait de nouvelles fêtes, où les habitants déployaient leur luxe d’Orient pour mieux célébrer les conquêtes des Français.

Le 22 juillet, la plus magnifique de ces fêtes fut annoncée, dès le matin, à son de trompe. Sur les bords délicieux du Dehaz, au milieu des plaines enchantées qui entourent la ville, un banquet immense avait été préparé pour les troupes françaises ; les vins les plus exquis de la Perse coulaient en abondance ; les jeunes femmes du sérail, que, dans leur effervescence religieuse, les soldats français affranchissaient tout d’abord lorsqu’ils détruisaient le culte de Mahomet dans les villes, se mêlaient aux vainqueurs, et excitaient encore, par leurs regards et leurs chants, les joies de cette bouillante jeunesse.

Cependant, de leur côté, les habitants de la ville s’étaient rendus en grand nombre dans la plaine ; ils se tenaient à quelque distance des vainqueurs, et se livraient entre eux à de secrets entretiens ; une fureur cachée, et qu’on eût dit satisfaite, rompait par intervalle la gravité sinistre de leurs traits. C’est qu’une nouvelle inattendue venait en effet de se répandre dans la ville de Balkh ; on s’apprenait à l’oreille que Napoléon avait été assassiné à Caboul, et que son armée fuyait en désordre vers l’Hindoustan.

Les habitants de Balkh ne voulurent pas rester en arrière dans cette marche du crime. Ces vins exquis recélaient le poison le plus subtil ; ces femmes, qui étaient elles-mêmes dans le secret, fascinaient les soldats, et leur versaient avec abondance ces liqueurs dont, sous un prétexte religieux, elles persistaient à s’abstenir ; et lorsque, sur la fin du banquet, quinze cents voix, d’un commun accord, portèrent un toast à la gloire de l’empereur et de la grande armée, les barbares l’accueillirent dans un silence profond et avec une volupté barbare.

Mais quelques instants s’étaient à peine écoulés, et déjà des cris de douleur avaient succédé à ces cris de joie ; les malheureux soldats ne pouvaient se soulever de leurs sièges, et étaient frappés comme d’une mort foudroyante. Ce fut un spectacle affreux, et le général Rapp, qui le premier devina le crime, tira son épée, et, d’une voix mourante, s’écria : « Aux armes ! »

Mais il n’était plus temps, car, au même moment, des milliers de sabres et de poignards brillèrent tout-à-coup dans les mains des habitants de Balkh ; ils envahirent le banquet, et se précipitèrent avec des hurlements affreux sur ces infortunés que le poison tuait avant le poignard. Leur rage ne connut point de bornes : ils frappaient avec furie, et quelques heures ne s’étaient point écoulées, qu’ils avaient égorgé sans exception ceux qui avaient pu se débattre contre l’agonie.

Ils tranchèrent la tête du général Rapp, et, l’ayant placée au haut d’une pique, ils l’exposèrent sur le plus élevé de leurs minarets, et ils jetèrent les corps des autres Français dans la plaine, sans sépulcre et souillés des plus abominables profanations.

Cette ivresse du crime eut un prompt réveil. La nouvelle de la mort de l’empereur était fausse ; Napoléon lui-même était avec un corps d’armée plus près de Balkh que ces barbares ne l’avaient cru. Lorsqu’il eut connaissance de cet attentat, il arriva à marches forcées sur la ville, il la fit cerner par ses troupes et refusa d’y entrer. En vain des députations arrivaient à lui, versant des larmes et couvertes d’habits de deuil ; en vain les vieillards venaient-ils se jeter à ses pieds, demandant grâce pour leur ville, que la tradition nommait la plus ancienne du monde. — « Son temps est donc fini ! » s’écriait l’empereur ; et il livrait aux supplices quelques-uns de ces députés, et après avoir fait mutiler les autres, il les renvoyait avec les corps des suppliciés pour apprendre à cette ville qu’il n’y avait ni espoir ni pardon.

La colère de Napoléon n’éclata pas avec violence ; c’était la furie de la vengeance concentrée. On lui avait assassiné lâchement ses braves soldats et son ami Rapp, et il n’hésitait que devant le choix du plus terrible châtiment.

Et quand il l’eut arrêté dans sa pensée, il ordonna que les portes de la ville fussent murées, afin qu’aucun habitant ne pût s’en échapper ; et ayant fait venir son artillerie, il fit mettre le feu en mille endroits de la vieille cité. Des bombes, des fusées à la Congrève, la mitraille, des artifices et des matières incendiaires y furent lancés de toutes parts. En vain, pendant deux jours, des cris de douleur parvenaient-ils à s’échapper au milieu du retentissement de l’incendie et du bruit sourd des flammes, il ne voulut pas les entendre : il fallait que tout fût consumé, la ville et ses habitants, et les ruines elles-mêmes ; tout, sauf le souvenir du crime. L’action du feu dura quinze journées dans toute sa violence, et ne laissa plus qu’une montagne de cendres chaudes. Alors, Napoléon parut satisfait dans sa vengeance ; il ordonna de recueillir les restes de ses soldats, que les barbares avaient abandonnés dans la plaine, et ayant fait construire une haute pyramide avec les débris calcinés de la ville et sur son emplacement, il y fit inscrire ces mots :

ici reposent
le général rapp
et ses braves soldats français,
et les restes infâmes
de la ville
qui les avait assassinés.