Napoléon et la conquête du monde/II/04

H.-L. Delloye (p. 261-266).

CHAPITRE IV.

DAMAS.



La grande armée européenne, commandée par le roi d’Espagne, était arrivée aux environs d’Alep, quand elle apprit cette catastrophe.

Le roi Joseph reçut du souverain de l’Europe, en même temps que cette nouvelle, l’ordre de s’avancer à marches forcées sur Damas, ou l’empereur dirigeait lui-même ses troupes, en continuant son admirable retraite. Il y arriva dans les derniers jours de juin, et ce fut enfin sous les murs de cette ville que s’opéra la jonction des forces immenses du roi d’Espagne avec les formidables débris de l’armée d’Égypte. Napoléon, sans avouer le désastre de Saint-Jean-d’Acre, sans même y faire allusion, prit aussitôt le commandement général des troupes, et sa présence et l’énergie des ordres du jour qu’il fit publier relevèrent la constance du soldat abattu par ce revers.

Toujours concentrée dans la province de Saint-Jean-d’Acre, l’armée du sultan avait imprudemment laissé fuir l’occasion d’empêcher la réunion des armées françaises. L’ivresse de la victoire avait été si longue et si fascinante, qu’il leur avait semblé que tout était fini, et que l’Europe avec Napoléon avait été anéantie dans la journée de Saint-Jean-d’Acre. Aussi, n’envoyèrent-ils dédaigneusement que des forces inférieures pour inquiéter Napoléon dans sa retraite vers Damas : heureux dans une première grande bataille, ils ne pensaient plus que la victoire pût être une autre fois infidèle à l’étendard du prophète.

Cependant, plusieurs combats dans lesquels l’armée vaincue avait dans sa marche obtenu des avantages signalés auraient pu réveiller chez eux le doute, et leurs tentatives impuissantes ne purent entraver les opérations militaires de Napoléon et sa jonction avec les forces du roi d’Espagne.

Deux jours après avoir pris le commandement, l’empereur réunit un conseil de guerre où s’agitèrent de hautes questions. Toutes les voix semblèrent se réunir pour faire le siège de Damas, et s’emparer de cette ville, véritable clé de l’Asie ; le roi Joseph surtout appuyait vivement cette opinion. « Damas, quoique très-forte, disait-il, était en ce moment occupée par des troupes turques assez peu nombreuses. On s’en emparerait facilement, et la grande armée française, avec d’immenses ressources, y devait trouver encore une position inappréciable qui la rendrait maîtresse de cette partie de la Syrie, si favorablement placée entre l’Europe et l’expédition d’Orient. »

Tous étaient frappés des avantages de cette proposition, et l’on n’attendait plus que l’assentiment de l’empereur. Jusque-là il était demeuré silencieux et comme retenu dans sa pensée ; mais, se levant tout-à-coup, il dit :

— « Rester devant Damas serait une faute. Il faut que l’armée marche à Jérusalem. Je ne suis pas d’humeur à épuiser, comme Alexandre, mon temps et ma fortune devant une nouvelle Tyr. Il faut que le temps probable de ce siége ne se soit pas écoulé que l’Asie soit déjà conquise, et pour cela nous marcherons à Jérusalem. »

Et comme, à ce nom de Jérusalem, tous restaient dans la stupeur, et ne pouvaient comprendre une décision qui faisait marcher l’armée en arrière, et l’éloignait de l’Asie, il s’écria :

— « Oui, Jérusalem ! Croyez-vous donc, messieurs, qu’il suffise de vos bras et de ma puissance pour conquérir le monde ? Est-ce dans cette contrée sainte que nous oublierions la Providence et le Dieu des armées ? Nous allons quitter Damas, et marcher à Jérusalem. »

L’étonnement du conseil avait crû au plus haut degré. Ils se regardaient en silence ; ils ne comprenaient pas ces paroles si inattendues et dont l’empereur seul savait la portée.

La défaite de Saint-Jean-d’Acre avait révélé à son esprit une pensée nouvelle. Il avait vu sa fatalité et sa gloire céder devant l’enthousiasme religieux des Turcs, et cette armée, animée par une foi immense, vaincre la sienne. Il considérait que l’Asie, pour les batailles, ne ressemblait plus à l’Europe ; que ses marches savantes, ses tactiques habiles, son génie militaire, ne retrouvaient plus les mêmes ennemis, et que les échos de l’Orient ne retentissaient pas aussi effrayés au bruit de ce nom qui seul, dans la froide Europe, gagnait des batailles.

Mais, dans cette terre mystérieuse d’Asie, une force nouvelle lui apparaissait : la foi religieuse, le fanatisme, force incalculable, parce qu’elle est au-delà de l’humanité, et à laquelle il faut plus que de la tactique et de la gloire à opposer. Aussi, devant ce monde nouveau, eut-il une pensée nouvelle.

Après sept journées de marche, la grande armée ayant quitté Damas et suivi le Jourdain, traversa le fleuve au sud du lac Tibériade, et se dirigea vers Jérusalem.

Napoléon fit remonter le Cédron vers le nord, et après ce mouvement, l’armée se déploya en face du Calvaire, qui lui dérobait encore la vue de la ville sainte ; car on sait que Jérusalem, entourée par le Cédron comme d’une ceinture, semble se reposer couchée entre ces deux monts célèbres, le mont Calvaire à l’occident, et la montagne des Oliviers à l’orient de la cité sainte.

Alors, devant cette ville sacrée, dont le nom prononcé de bouche en bouche remuait dans les cœurs de ces quatre cent mille guerriers des vieux sentiments qui y dormaient engourdis, Napoléon fit proclamer dans chaque corps cet ordre du jour, si nouveau dans les habitudes guerrières de l’époque.

« Soldats de la grande armée européenne !

« Quand, après avoir conquis l’Europe, je vous ai promis la conquête de l’Asie ; quand je vous faisais traverser rapidement l’Égypte pour vous amener dans cette vieille et sainte terre de la Palestine, je n’avais pas entièrement révélé ma pensée, j’attendais ce jour pour le faire.

« Ce but que le moyen-âge n’a pu toucher avec deux cents années de combats, de sang versé et de revers, c’est à vous qu’il est réservé de l’atteindre.

« Soldats, cette croisade de la France sera la dernière des croisades de l’Occident ; Jérusalem sera délivrée et le saint sépulcre purgé à jamais des infidèles et des profanations.

« Soldats de l’Europe, soldats chrétiens, cette terre où sont venus s’enfouir pendant tant de siècles les ossements insultés de vos pères, va devenir désormais une terre française, une terre chrétienne, et le Turc anéanti ne sera pas même esclave dans ces lieux où il fut trop long-temps le maître.

« Au nom de Dieu et de la croix, braves soldats de mon armée, que la chrétienté en ait fini bientôt avec ces fils fanatiques de Mahomet.

« Demain l’armée entrera dans Jérusalem. »