Napoléon et la conquête du monde/II/03

H.-L. Delloye (p. 250-260).

CHAPITRE III.

SAINT-JEAN-D’ACRE.



L’islamisme subsistait toujours, et n’était pas si affaibli qu’il ne fût encore d’un poids immense dans la politique de la terre.

Lorsque Napoléon l’avait si facilement chassé d’Europe, il avait replié silencieusement ses tentes, et il s’était retiré ; car il savait que là n’était pas sa force. Mais cette retraite n’était point un anéantissement ; après avoir passé le détroit, il était venu prendre terre dans l’Asie mineure, la Syrie et l’Arabie, où il se trouvait dans toute sa puissance.

L’Europe s’était méprise peut-être en ne faisant pas assez attention à cette retraite ; elle avait cru y voir un signe de destruction, mais ce signe était trompeur.

L’empereur n’avait pas pensé ainsi ; s’il avait été lui-même étonné de cette fuite silencieuse il n’ignorait pas cependant que, placé à la garde et à la porte de l’Asie, l’islamisme lui apparaîtrait, quand le temps serait venu, terrible d’énergie et de fanatisme, et qu’en Syrie serait la grande lutte qui déciderait de la conquête de l’Orient et de la religion de Mahomet ; aussi avait-il préparé de grandes forces pour faire face à des ennemis qu’il était loin de mépriser.

À la nouvelle de l’arrivée des troupes européennes en Asie, le sultan Mahmoud avait solennellement déployé l’étendard du prophète, et avait appelé au nom de Dieu et de Mahomet tous les musulmans à la défense du pays et de la religion. Dans toutes les villes les mosquées retentissaient des voix des prêtres, les places publiques des cris de guerre ; jamais le fanatisme ne s’était exalté plus vif et plus enflammé ; tous les cœurs étaient soulevés, et la nation de Mahomet se trouva tout-à-coup prête à recevoir l’ennemi.

Cependant, parmi les pachas, quelques-uns, gouverneurs des provinces rapprochées de la Perse, hésitaient encore à venir se joindre à l’armée du sultan, qui cependant, et sans eux, forte de plus de trois cent mille hommes, se réunissait sous les murs de Saint-Jean-d’Acre. Mahmoud, sans se méprendre à la lâche incertitude de ces gouverneurs, ne parut pas s’occuper de leur retard ; son armée lui semblait à leur défaut assez puissante pour combattre quand l’heure aurait sonné.

Pendant ces préparatifs des Turcs, la grande armée française, sous les ordres du roi d’Espagne, était entrée en Asie. N’ayant pas trouvé d’obstacles elle s’était avancée jusqu’en Syrie. Le sultan avait en effet retiré ses troupes de la Turquie d’Asie pour les réunir tout entières, comme nous l’avons dit, près de Saint-Jean-d’Acre, et placées là elles empêchaient la jonction des deux armées européennes.

Napoléon venait, après sa courte expédition d’Égypte, de regagner son armée au midi de la Syrie ; confiant dans sa gloire, il conçut le projet d’anéantir d’un seul coup et par une surprise l’armée mahométane. Il résolut donc de ne pas attendre l’arrivée du roi d’Espagne, et suivant le bord de la mer afin d’être soutenu et ravitaillé par sa flotte, il s’avança à grandes journées vers Saint-Jean-d’Acre. Il avait avec lui plus de cent trente mille hommes ; il était accoutumé d’ailleurs à vaincre avec des forces moindres que celles des vaincus ; il comptait sur le courage de son armée, sur la surprise de son arrivée, sur sa fortune enfin, et le 7 juin il se trouvait sur le territoire de Saint-Jean-d’Acre.

L’armée mahométane occupait en partie la ville, place très-fortifiée, et l’autre partie était campée dans la plaine et appuyée aux fortifications.

Ce fut au midi de cette plaine que l’empereur développa son armée. Arrivé en vue de la ville, il la regarda avec colère. Saint-Jean-d’Acre était pour lui un nom de douleur. C’était là que, vingt-cinq ans auparavant, il avait perdu l’Égypte ; mais, en revanche, c’était là qu’il allait gagner l’Asie.

Il le croyait du moins. Il était si accoutumé à la victoire !

La journée du 8 juin se passa dans les deux armées en dispositions d’attaque et de défense, et dans l’occupation des positions les plus favorables.

Dès le matin du 9, l’armée de l’empereur se déploya au midi de la ville, brillante, reposée et avide de gloire.

Les troupes du sultan se tenaient en face, adossées aux murailles de Saint-Jean-d’Acre, dont les portes ouvertes vomissaient à chaque instant d’énormes bataillons. Elles attendaient avec impatience le signal du combat : leur exaltation religieuse s’était enflammée au plus haut point devant la bataille. Il semblait, à voir l’agitation de cette foule armée, qu’elle trépignait pour ainsi dire comme un seul corps, d’où s’échappait le cri continuel : Allah et Mahomet. C’est qu’en effet un grand esprit animait cette masse d’hommes, que l’idée vivante de Dieu et de la religion reliait toute en une seule pensée et une seule force.

L’armée française avait aussi sa foi, la gloire ! Mais ce sentiment, plus froid que celui de la religion, et se manifestait par aucun cri. L’armée était silencieuse.

À dix heures, la bataille commença : le choc fut terrible. Jamais, on le sait, de tradition humaine, pareille lutte ne s’était engagée. Les Turcs se précipitèrent confusément et avec tant de violence sur les lignes françaises, que l’armée en fut ébranlée, et qu’inaccoutumées à un semblable désordre, les manœuvres européennes furent rompues dès cette première attaque : les rangs ne purent désormais se rallier. Alors la mêlée devint furieuse, terrible : une lutte d’homme à homme, bataille d’acharnement et d’assassinat. On voyait les Turcs, frappés à mort, se traîner encore sous les pas de l’ennemi qui les écrasait, pour le percer de leurs poignards, et mourir eux-mêmes après ce dernier épuisement de vie et de vengeance. Il y avait pour les Français comme une double armée à combattre : celle qui se battait debout, et celle qu’on avait laissée derrière sur le champ de bataille, après l’avoir mortellement frappée.

D’un autre côté, la cavalerie turque se précipita innombrable et de tous côtés sur les lignes françaises en désordre : elle en fit un carnage affreux ; l’infanterie, dont la force est dans la masse, désunie et rompue de toutes parts, ne pouvait se défendre et était accablée.

Cependant, Napoléon, désespéré, parvint, vers deux heures de l’après-midi, à force d’énergie et d’habileté, à rallier, à quelque distance du champ de bataille, l’aile gauche de son armée, à la tête de laquelle venait d’être blessé à mort le maréchal Berthier. Cette partie de l’armée avait moins souffert ; Napoléon, en ayant pris le commandement, la ramena en ordre sur le champ de bataille. Le centre, commandé par le maréchal Belliard, se rallia aussi, et l’aile droite, qui avait le plus perdu dans le commencement de la bataille, à la vue de cette réunion de troupes reparaissant comme une seconde armée, reprit à son tour une nouvelle énergie, serra ses rangs éclaircis, et il sembla que la bataille, après ce premier étonnement de l’irruption des Turcs, allait recommencer, et que la discipline européenne retrouvait sa supériorité.

Lorsque tout-à-coup un bruit se répandit de rang en rang. L’empereur était blessé, disait-on.

Cela était vrai.

À cette nouvelle, l’armée s’arrêta dans la stupeur, et ne songeant plus à se défendre ; il semblait qu’elle fut frappée au cœur dans la personne de son chef.

On vit bientôt Napoléon, pâle et maîtrisant un cheval fougueux, parcourir les lignes au galop ; mais sa présence même, au lieu de rendre aux troupes leurs forces morales, ne fit que les confirmer dans leur désespoir, car on voyait le sang couler de sa cuisse, qu’une balle avait atteinte.

C’en était fait de cette journée ! Les Turcs, baignés dans le sang de leurs frères et de leurs ennemis, mais non rassasiés de carnage, poursuivirent les débris des troupes françaises, qui se retirèrent en désordre après avoir fait des pertes énormes.

Vers trois heures, l’armée française, pour la première fois depuis vingt ans, se retira d’un champ de bataille en y laissant un ennemi vainqueur.

L’empereur, sans s’occuper de sa blessure, réunit à une lieue de Saint-Jean-d’Acre les restes de l’armée, et il effectua sa retraite dans la direction de Jérusalem. Sa marche, au milieu d’ennemis enhardis encore par la victoire, fut considérée comme une des plus admirables dont l’histoire militaire du monde ait conservé le souvenir : pas un seul homme ne périt. Les corps mêmes des blessés qui expirèrent dans la marche ne furent pas abandonnés par l’armée vaincue.

Il faut avouer cependant que l’armée du sultan, enivrée de son triomphe, s’était peu occupée de poursuivre les Français dans leur retraite. Pour elle, c’était chose si grande et si glorieuse que cette victoire, que le sultan aima mieux demeurer sur les plaines où il avait vaincu, et jouir entièrement de son triomphe, que d’en poursuivre activement les conséquences.

À dix heures du soir, l’armée française, épuisée de fatigue, fit halte à quatre lieues environ de Saint-Jean-d’Acre, près le village d’El’mayr, dont l’empereur s’empara sur-le-champ. Il fit reposer ses troupes ; et lui-même, retiré dans une maison du pays, y demeura inaccessible à qui que ce fut pendant toute la nuit : nuit de douleur et d’angoisses pour ce grand homme, si inhabitué à de pareilles catastrophes !

On dit que, vers une heure du matin, le maréchal Molitor, alors fort avant dans l’amitié de Napoléon, ayant voulu lui apporter des consolations, avait essayé, malgré les défenses, de parvenir jusqu’à lui, mais qu’arrivé près de la porte de la chambre où couchait l’empereur, il avait entendu des sanglots et des gémissements, et il s’était retiré dans le désespoir.

Quoi qu’il en soit, le lendemain matin à cinq heures, Napoléon convoqua ses généraux ; il les réunit en conseil, et là, d’un air grave mais non accablé, il leur dit :

— « Nous avons été battus, messieurs… » Et, après avoir poussé un soupir et jeté des regards animés sur ceux qui étaient présents, il ajouta :

— « Mais personne ici n’a désespéré de notre gloire et de la conquête ! »

Comme ils se taisaient, il se leva plus animé : « Non ! personne n’a désespéré ! J’en ai pour gage ma pensée et ma fortune. Rappelez-vous, messieurs, qu’il y a vingt-cinq ans un premier échec devant cette ville fatale fut suivi de la conquête de l’Europe. Cet autre désastre de Saint-Jean-d’Acre m’annonce la conquête du monde. »

En leur adressant ces paroles, il les regardait avec attention. Et comme ils lui demandaient des détails sur sa blessure, il leur montra sa jambe, dont la lésion légère n’offrait aucun caractère inquiétant.

Les généraux à cette vue et à ces paroles reprirent espérance.

Il fit sur-le-champ rassembler les troupes qu’il passa quelques instants après en revue. Il traversa tous les rangs, et ses paroles consolatrices vinrent les tirer de leur affliction, et ils se rassurèrent en voyant l’empereur calme et insouciant de sa blessure.

On sut dans cette journée quels étaient les résultats de ce grand désastre : le prince de Neuchatel, major-général de l’armée, les maréchaux duc de Trévise et duc Gouvion Saint-Cyr, et douze généraux de division ou de brigade étaient morts et étaient restés sur le champ de bataille avec plus de trente-cinq mille hommes, tous morts aussi ; car, dans leur barbare fanatisme, les Turcs n’avaient pas voulu faire un seul prisonnier.

Toute l’artillerie était tombée en la possession des Turcs. De cent trente mille hommes, il ne restait à El’mayr que quatre-vingt mille soldats : le reste avait été détruit ou dissipé.

On estima que l’armée du sultan avait dû perdre plus de vingt mille hommes dans cette journée sanglante ; mais ce deuil ne vint pas troubler un seul instant les actions de grâce que les prêtres du dieu de Mahomet firent éclater le lendemain de la bataille, et auxquelles se joignirent les chants frénétiques des soldats et des habitants de la ville.

C’était en effet une immense et magnifique victoire.

Lorsqu’ils en eurent connaissance, les pachas de Bagdad et d’Erzeroum, qui jusque-là avaient attendu dans une cauteleuse inaction les premiers résultats de cette guerre, arrivèrent, amenant leurs troupes au sultan, qui se trouva ainsi à la tête d’une armée plus puissante qu’avant la bataille.

C’était la seconde fois que le nom de Saint-Jean-d’Acre était fatal aux armées françaises commandées par Napoléon.