Napoléon et la conquête du monde/I/Avertissement


Avertissement.




C’est une des lois fatales de l’humanité que rien n’y atteigne le but.

Tout y reste incomplet et inachevé, les hommes, les choses, la gloire, la fortune et la vie.

Loi terrible ! qui tue Alexandre, Raphaël, Pascal, Mozart et Byron, avant l’âge de trente-neuf ans.

Loi terrible ! qui ne laisse s’écouler ni un peuple, ni un rêve, ni une existence, jusqu’à ce que la mesure soit pleine !

Combien ont soupiré après ces songes interrompus, en suppliant le Ciel de les finir !

Combien, en face de ces histoires inachevées, ont cherché, non plus dans l’avenir ni dans le temps, mais dans leur pensée, un reste et une fin qui pussent les parfaire !

Et que si Napoléon Bonaparte, écrasé par cette loi fatale, avait, par malheur, été brisé à Moscou, renversé avant quarante-cinq ans de son âge, pour aller mourir dans une île-prison, au bout de l’Océan, au lieu de conquérir le monde et de s’asseoir sur le trône de la monarchie universelle, ne serait-ce pas une chose à tirer des larmes des yeux de ceux qui liraient une pareille histoire ?

Et si cela, par malheur, avait existé, l’homme n’aurait-il pas droit de se réfugier dans sa pensée, dans son cœur, dans son imagination, pour suppléer à l’histoire, pour conjurer ce passé, pour toucher le but espéré, pour atteindre la grandeur possible ?

Or, voici ce que j’ai fait :

J’ai écrit l’histoire de Napoléon depuis 1812 jusqu’en 1832, depuis Moscou en flammes jusqu’à sa monarchie universelle et sa mort, vingt années d’une grandeur incessamment grandissante et qui l’éleva au faîte d’une toute-puissance au-dessus de laquelle il n’y a plus que Dieu.

J’ai fini par croire à ce livre après l’avoir achevé.

Ainsi, le sculpteur qui vient de terminer son marbre y voit un dieu, s’agenouille et adore.