Napoléon et la conquête du monde/I/01

CHAPITRE PREMIER.

MOSCOU.



Ces vieux Russes ont plus que de l’amour pour leur ancienne capitale, c’est de la dévotion. Pour eux, Moscou est la ville sainte, et sa vue leur rappelle Dieu ; aussi, quand, arrivés sur le mont du Salut, ils aperçoivent leur Jérusalem, ils s’agenouillent et la saluent en faisant le signe de la croix.

L’armée française, arrivant le 14 septembre 1812 sur le sommet de cette montagne, avait quelque chose de l’enthousiasme des Moscovites ; et, lorsque l’empereur, ayant devancé de quelques toises l’armée qui gravissait en silence, eut le premier placé le pied sur le mamelon sommet de la montagne, et qu’il se fut écrié : « Soldats ! voilà Moscou ! » ce cri se répéta comme le tonnerre, et les derniers rangs, qui ne voyaient point encore, s’écrièrent aussi : « Voilà Moscou ! »

Elle était là, cette ville, avec ses trente-deux faubourgs, ses mille clochers, ses coupoles d’or, ses flèches orientales, indiennes, gothiques, chrétiennes ; cité immense, qui ondoie parmi les nombreuses collines sur lesquelles elle se repose, semblable à une caravane de tous les peuples du monde, qui se serait arrêtée là, et y aurait tendu ses tentes.

L’armée française, se déployant sur le mont du Salut, contemplait ce magnifique spectacle, et promenait des yeux éblouis des lourdes tours du Kremlin aux clochers étincelants d’Ivanweliskoï. « La voilà ! » dit l’empereur en piquant son cheval blanc, et il traversait les rangs avec cette splendeur du conquérant qui illuminait son front.

L’armée cependant continuait sa marche.

« Halte ! » s’écria-t-il ; et son ordre retombant comme en cascade sur tous les rangs, mille voix obéissantes, du maréchal au sergent, crièrent à leur tour : « Halte ! »

Les généraux se réunirent auprès de lui, et il tint conseil devant la ville sainte.

Elle paraissait calme et soumise, comme un ennemi vaincu qui tremble ; mais trop silencieuse peut-être.

Les généraux attendaient ses paroles.

« Ils ne viennent pas ! » murmurait-il, et il marchait rapidement au milieu de ces hommes qui reculaient devant ses pas et épiaient quelle pensée s’échappait de ses yeux baissés.

Puis, un quart d’heure après, comme s’il était las d’attendre quelque chose, il demanda au roi Murat ce que signifiait ce calme.

« Qui aurait cru, dit-il, qu’il ne sortirait pas de cette capitale quelque boïard avec les inutiles clés d’or de la cité. »

En même temps, un officier d’ordonnance arriva, il annonça que le général Miloradowitch venait d’évacuer la ville, et que son arrière-garde en était déjà sortie.

Un autre officier vint ensuite avec quelques Français trouvés aux portes de Moscou ; ils apprirent qu’elle était déserte.

Deux cent cinquante mille Moscovites s’étaient retirés de leur Jérusalem.

Moscou était déserte !…

« Marchons donc, dit l’empereur ; c’est à mon armée à la repeupler. »