Napoléon et la conquête du monde/I/49

H.-L. Delloye (p. 229-234).

CHAPITRE XLIX.

DETTE PUBLIQUE.



Au milieu des conquêtes, l’empereur avait toujours présente à ses yeux cette plaie hideuse et continuellement saignante des dettes publiques de l’Europe. La dette de la France, en y comprenant celle de Hollande et d’Italie, s’élevait à cinq milliards environ, mais elle semblait peu de chose auprès de cette énorme dette de vingt-cinq milliards qui oppressait l’Angleterre.

Il songea profondément à guérir ce mal : car, après l’idée d’envahissement et de conquête, suivait bientôt dans son âme la pensée d’ordre et de réparation.

C’était en vain qu’à cette époque, je ne sais par quel absurde paradoxe, des écrivains politiques avaient essayé de justifier ce mal et de soutenir que la dette publique était une nécessité heureuse du corps social. Napoléon voyait plus simplement dans ces hautes questions, et par cela même il les contemplait avec plus de grandeur. Il avait recueilli de l’abbé Raynal, maître qu’il avait tant admiré jadis, et si bien renié depuis, cette maxime, que, si le crédit est la vie des fortunes privées, il tue celle des états.

L’amortissement était de beaucoup insuffisant. Tout ingénieuse que fût cette machine, son action était trop faible pour pomper et dessécher cette sentine des misères publiques. La banqueroute ! il en avait horreur. Les citoyens avaient donné cet argent à l’état : l’état devait le leur conserver ou le restituer avec loyauté, car l’état est un être qui a sa grandeur et sa loyauté, sa bassesse et sa honte.

Il savait aussi qu’en France l’argent est une chose sérieuse ; que les Français sont peu changés depuis les Gaulois de César, lorsqu’ils s’assouplissaient aux victoires et au despotisme du Napoléon de Rome, et qu’ils se révoltaient avec fureur quand celui-ci voulait les surcharger de l’impôt du cinquantième de leurs revenus. Il savait qu’il pouvait leur demander sans mesure leur vie et leur sang, mais qu’il devait mettre la plus grande réserve à leur demander leur or. Napoléon était couvert d’applaudissements quand il disait aux corps législatifs : « Cette année, j’ai eu besoin de cent mille hommes, et j’ai réduit les charges du pays de 50,000,000. »

Vers la même époque, une singulière théorie de législation vint saisir son esprit. On a dit qu’il l’avait trouvée en Allemagne, et que, s’étant développée dans sa pensée, elle vint bientôt à l’état de volonté et par conséquent de loi.

Cette théorie concernait le droit existant alors en Europe sur les testaments. Pour l’empereur, ce privilège était absurde. Né seulement à Rome, et perpétué jusqu’à nos jours, il n’en était pas moins pour lui une intolérable offense au bon sens et au bien public. Comment se pouvait-il, en effet, que l’homme après sa mort, lorsque tout lui était échappé, son souffle, son corps, sa pensée, sa vie, s’arrogeât encore un droit posthume sur des biens qu’il ne pouvait plus posséder ; qu’il conservât une propriété nouvelle lorsqu’il n’existait plus, et le droit exorbitant de disposer des choses qui ne pouvaient plus rester dans son domaine. Cette abstraction consacrée par le temps lui parut trop choquante ; elle était, d’ailleurs, la source de honteuses misères et de cette lâche et mensongère vénération dont trop souvent on entoure la vieillesse riche. Il était arrivé même que le progrès social avait déjà comme mis en partie à exécution cette pensée qui existait cachée au fond des bons esprits. Le principe des substitutions, ou le testament prolongé au-delà de plusieurs générations, avait succombé dans la grande révolution de 1789, et cette destruction politique d’un abus avait été bien accueillie.

Une loi nouvelle fut promulguée par l’empereur. Dès lors, tout propriétaire dut voir finir son droit avec sa vie, et mourir intestat, tout en conservant jusque-là le droit d’user et d’abuser de la chose, ce qui constitue la propriété.

La législation ne reconnut plus que la succession légitime descendante, exempte de toute entrave, purgée de tous droits fiscaux.

L’empereur crut devoir cependant conserver les successions collatérales, en France, pour les deux premiers degrés, ceux de frère à frère, d’oncle à neveu ; les autres furent abolies.

L’Angleterre ne conserva plus dans son droit aucune sorte de succession collatérale, la seule succession directe descendante lui resta.

Et toutes ces successions des ascendants et des collatéraux qu’il annulait dans les familles, furent déclarées vacantes, acquises à l’état et nécessairement appliquées à l’extinction de la dette publique.

L’exception relative à l’Angleterre était en rapport avec la plus grande énormité de sa dette nationale.

La loi basée sur ces principes composa ainsi un immense amortissement de toutes ces fortunes que l’état recueillait, et la diminution des dettes publiques de l’empire fut rapide.

Quelque nouvelles que dussent paraître ces théories et cette constitution impériale, elles ne soulevèrent pas les esprits ; avec la dette publique, les impôts qui la servent diminuèrent. Les successions directes, jusque-là grevées de droits énormes, en furent entièrement affranchies. La propriété elle-même, libre de droits et plus libre d’impôts, vit sa valeur augmenter. Rien n’avait été atteint, si ce n’est l’expectative incertaine de succession dans l’avenir. Enfin, les peuples tremblaient, et ils s’accommodèrent des théories et des lois de l’empereur.

Ce qu’il y a de bizarre, c’est qu’on assure que les conseils d’une femme ne furent pas étrangers à quelques-unes de ces déterminations politiques de Napoléon.