Napoléon et la conquête du monde/I/48

H.-L. Delloye (p. 223-228).

CHAPITRE XLVIII.

SYLLA.



Je l’ai déjà dit : en écrivant cette histoire de Napoléon, je n’ai voulu m’imposer aucune règle, prenant des faits ce qui m’en plaisait, et laissant facilement à l’écart des choses importantes. Conduit par ce même caprice lorsque des faits d’un intérêt moindre arriveront à mon esprit, il se pourra que je les recueille, ne craignant pas de tomber ainsi du sommet au seuil de l’édifice, car je ne me suis pas tracé de marche, et je laisse au hasard le soin de m’apporter des souvenirs.

Jusqu’ici, en effet, je n’ai guère parlé que de ces événements incroyables qui appartiennent à l’empereur seul ; j’ai été comme forcé de le suivre dans ces hauteurs historiques où la pensée s’égare, et maintenant je profiterai du repos du grand homme, en racontant dans ce chapitre un événement d’un ordre inférieur.

C’est une conquête aussi, et qui même ne laissa pas de produire une assez grande sensation, quoique son théâtre n’eût pas dépassé les dimensions d’un médiocre in-folio.

Un des plus célèbres conservateurs de la bibliothèque impériale du Vatican, M. Angelo Maio, avait, au travers de vieux palimpsestes, retrouvé et recueilli de nombreux fragments de quelques auteurs anciens ; les poèmes d’Ennius, les histoires philippiques de Trogue Pompée, la République de Cicéron, reparurent ainsi avec d’autres œuvres d’une moindre importance ; aucun ouvrage politique ne se rencontrait dans ces précieuses recherches, si ce n’est un long fragment des ouvrages de l’empereur Julien, car la République de Cicéron, assez médiocre ouvrage d’un écrivain très élégant, mais fort mauvais politique, avait peu éclairé cette matière dans l’antiquité.

Mais une découverte d’un immense intérêt suivit celles dont nous venons de parler ; M. A. Maio, intrépide feuilleteur de vieux livres, retrouva dans un manuscrit in-folio qui lui parut remonter au VIIIe siècle les commentaires ou mémoires de Sylla écrits en grec. Ils étaient à la suite d’un commentaire latin de Jornandès sur la Cité de saint Augustin, et ces deux ouvrages, écrits vers la même époque, avaient été, grâce à la rare intelligence de quelque moine relieur, réunis dans un seul tome, et, comme cela devait être, le premier feuillet ainsi que le titre mis au dos annonçait en grosses lettres Jornandis commentaria, sans qu’il fût question du reste.

Heureusement Jornandès avait été court, et Sylla régnait sur les quatre cinquièmes de l’épaisseur du volume.

Ce fut une merveilleuse découverte. L’histoire romaine, si façonnée dans Tite-Live, si incomplète dans les autres historiens, apparaissait dans ce livre, toute nouvelle, toute nue, toute vivante ; on sut dès lors ce que c’était que Rome et les Romains. Ces vingt-deux livres de commentaires commencés par Sylla dès son plus jeune âge et auxquels il mettait, selon Plutarque, la dernière main deux jours encore avant sa mort, révélaient à la fois, avec l’âpreté d’âme et de style de l’auteur, et le mépris des hommes et des convenances qui le caractérisait, cette orageuse ville de Rome avec sa guerre chronique des patriciens, du peuple et des chevaliers, la lutte furieuse de Sylla et de Marius, enfin l’histoire de Sylla lui-même dans les guerres d’Afrique, d’Asie et de Grèce, lorsqu’il enchaînait Jugurtha, abattait Mithridate, et ensanglantait Athènes.

Mais ce qui donnait surtout à la découverte de ces mémoires un intérêt extraordinaire, c’était l’impudeur même avec laquelle le dictateur y avait joint tous ses actes comme pièces justificatives. La moitié de l’ouvrage était réservée à ces étranges matériaux. Les proclamations, les listes de proscription, des sénatus-consultes, le décret singulier de Sylla dans lequel il se fait dictateur, de son chef, s’y rencontraient. On y vit pour la première fois ces formules des actes de la république qui dévoilaient nettement les secrets de la politique romaine, ces arcanes historiques sur lesquels s’exerçait si plaisamment parfois la science des temps modernes ; on apprit comment le sénat se formait et se recrutait, comment l’éducation publique et privée existait à Rome et dans l’Italie ; on sut, chose curieuse, quelles étaient les finances de Rome, l’état du trésor et enfin le budget de la république. On y trouva des détails tout nouveaux sur la religion, sur les mœurs, sur l’administration et la police des villes, mystères qui jusque-là avaient produit ce double mal d’irriter une curiosité sans cesse déjouée et d’exercer sans remords l’absurdité et l’ignorance des explicateurs.

Les livres IV et VII, dédiés plaisamment par Sylla à Vénus et à Silène, contiennent une chronique des plus libres parfois et des détails d’une nouveauté bizarre. On sait que Sylla aimait la table et les jeux de mots, et qu’à soixante ans ses cheveux blancs ne le garantissaient pas des agaceries de Valéria, sœur du célèbre orateur Hortensius. Aussi, dans ces deux livres, donne-t-il un libre cours à sa gaîté insolente et à ses propos licencieux. Au livre VII, se lit une chanson commençant par ces mots :

Arnica si Bacchum et te,


que Sylla donne comme étant de lui, et qui, avec les anecdotes outrageantes et curieuses qui la suivent, complète une des faces singulières du portrait de cet homme, né d’une des plus grandes maisons de Rome, ayant passé sa jeunesse dans l’opprobre, au milieu de plaisirs hideux, mêlant depuis le crime au vice, poursuivant sa carrière dans le sang, où il ne glissa pas ; maître enfin du monde romain, qu’il lâcha quand il lui plut ; à la figure repoussante et au regard terrible ; joyeux convive et bourreau au même instant ; ayant dans lui du Sardanapale et du Cromwell, et fondant le tout dans une âme romaine, lui le seul Romain de son époque.

L’édition grecque in-4o de ces Commentaires a été donnée par M. Crapelet ; elle est justement préférée à l’édition in-8o, en deux volumes, imprimée à Parme par Bodoni.

Le savant auteur de l’histoire romaine, M. Michelet, en a donné, en 1824, une excellente traduction.