Napoléon et la conquête du monde/I/44

H.-L. Delloye (p. 203-209).

CHAPITRE XLIV.

MURAT. — § 2.



Rien ne fut plus solennel que ce procès et que les formes qui y furent gardées. L’empereur avait même songé à faire tenir cette cour de juges-rois au Panthéon, où, sous cette magnifique inscription : Aux grands hommes la patrie reconnaissante, il voyait quelque chose d’auguste et de terrible à juger un roi coupable. Puis, par d’autres considérations, ce fut dans la grande salle du musée impérial que durent se tenir les séances de la haute cour.

Cette grande salle, dépouillée pour la circonstance des tableaux qui la décoraient, fut entièrement tendue de longues draperies de velours rouge brodé d’or. Au fond, sur une estrade, étaient rangés treize trônes ; celui du milieu s’élevait entre tous, et était destiné à l’empereur. Sur un parquet moins élevé, était le siège de l’archichancelier. Enfin, au bas et en face du tribunal, était encore un trône vide. Quelques arrangements secondaires complétaient cette organisation.

Le 25 avril, dès huit heures du matin, la partie de la salle qu’on avait réservée pour les spectateurs se remplit des princes, des grands-officiers de la couronne, de généraux et autres grands fonctionnaires. Le peuple, pour qui cette publicité fut une illusion, n’y fut pas admis, comme s’il ne devait pas paraître à une solennité trop grande pour lui.

À dix heures, une garde d’honneur introduisit le roi Murat. Il était en uniforme de général et décoré de ses ordres de Suède. Après avoir examiné quelque temps la salle, où n’étaient point encore arrivés ses juges, il s’assit avec dédain dans le trône qui lui était réservé en face du tribunal.

Peu de temps après, un chambellan placé à la porte de la galerie d’Apollon annonça : « La cour des rois. » Et l’on vit entrer deux à deux douze des rois de l’Europe, parmi lesquels on ne comptait aucun membre de la famille napoléonienne. Leur alliance avec Murat avait motivé leur récusation.

Les douze rois étaient revêtus de leurs ornements royaux. Ils s’assirent sur les trônes, selon un ordre convenu d’avance entre eux, ou décidé peut-être par l’empereur.

À peine étaient-ils placés, que le grand-chambellan, debout près la porte de la grande galerie, annonça à haute voix : « L’empereur. »

Napoléon parut. Il n’avait point la pourpre impériale, mais ce costume militaire d’affection et si simple qu’il portait d’habitude. À son arrivée, les rois se levèrent, et Murat lui-même, agité par cette influence, se souleva comme à regret, et retomba aussitôt sur son trône. L’empereur monta à sa place, salua l’assemblée, et, s’étant assis, il dit que l’archichancelier pouvait prendre la parole.

Ce fut ainsi que commença cette singulière procédure. On observa que Napoléon, président de ce tribunal, ne crut pas devoir remplir les formalités habituelles aux communes affaires, comme de demander ses noms à l’accusé, et de l’interroger. C’est qu’on savait assez quel était ce roi, et ces formes eussent été inutiles.

Il semblait aussi que la dignité de l’accusé eût souffert devant les dépositions de témoins qui n’eussent pas été de son rang. On n’opposa donc à Murat que ses actes, des traités et des lettres. L’archichancelier, dans un rapport lumineux et plein de respect pour la majesté du roi qui allait être jugé, exposa cette grave affaire.

Après quoi, Napoléon, d’une voix calme et sans émotion, s’adressant à Murat, lui dit :

— « Votre majesté sait de quoi elle est accusée ; a-t-elle fait choix d’un conseil, ou veut-elle s’expliquer elle-même ?

— « Je ne le devrais pas peut-être, répondit Murat, car je ne reconnais à personne ici le droit d’attenter à mon caractère, ou de me demander compte de mon diadème. Roi comme vous tous, je n’ai d’autre place que dans vos rangs, et non pas devant vous et dans la position d’un accusé, et je décline comme un crime et un sacrilége cette audacieuse pensée de me juger. »

Alors, il se leva, et, s’étant couvert, il continua avec la plus grande énergie :

« Ce que M. l’archichancelier vous a dit est vrai… Il eût pu cependant s’épargner le mot de conspiration, qui ne me va pas. Un roi ne conspire pas, mais il a des desseins, que Dieu juge après lui. Si j’ai tenté de régénérer l’Europe et de rendre la liberté à mes frères les rois, ce n’est pas à eux de le trouver mauvais, et de s’abaisser jusqu’à m’en faire un hypocrite reproche ; et si celui que le sort a trouvé comme moi soldat pour en faire un souverain, s’offensait de mes pensées, il n’avait qu’une manière de m’appeler en jugement, c’était au seul tribunal des souverains, le champ de bataille. Honte à celui qui a renié la guerre pour juge ! »

Après avoir dit ces paroles le roi de Suède se rassit. L’empereur lui dit avec le même calme : « Ainsi votre majesté reconnaît tous les actes qui lui sont représentés » ; et s’adressant au duc de Bassano, ministre d’état et chargé de la garde de ces papiers, il lui ordonna de remettre sous les yeux de Murat les traités, lettres et écrits qui émanaient de lui et qui pouvaient le compromettre.

Murat répondit : « Je connais tous ces papiers, et je n’en désavoue aucun.

— « Et votre majesté ne peut ni les expliquer, ni les défendre ? » dit Napoléon avec la même impassibilité.

— « Je ne le veux pas, dit le roi.

— « Et votre majesté n’a rien à ajouter ?

— « Rien », dit Murat.

Alors, sur un signe de l’empereur, l’archichancelier se leva et prononça un discours assez court dans lequel il résumait cette grande affaire. Il essaya de justifier le mot de conspiration qui avait offensé le roi. Puis, après avoir établi les preuves du crime, et arrivant à la peine qu’on devait appliquer, il demanda si les actes du roi de Suède n’étaient pas en dehors de toute justice ordinaire, et si les lois du peuple pouvaient atteindre le caractère d’un roi. Il finit en disant qu’il y avait lieu de croire que la justice et la loi devaient, dans cette circonstance inouie, se réunir et découler à la fois de cette cour de rois, en fixant, dans l’arrêt auguste qu’ils allaient rendre, et la législation nouvelle concernant le crime du roi de Suède, et la décision conforme aux principes que cette législation aurait établis.

À peine l’archichancelier avait-il cessé de parler, que Murat, se tournant vers lui, lui dit à haute voix : « Monsieur Cambacérès, c’est la seconde fois de votre vie que vous pesez dans vos mains le sort d’un roi ; mais vous avez aujourd’hui d’étranges complices. »

L’archichancelier baissa la tête en signe de respect.

L’empereur demanda au roi de Suède s’il avait quelque observation nouvelle à présenter.

— « Non ! reprit Murat avec une énergie nouvelle ; mais songez-y, rois qui m’écoutez, et qui vous arrogez le droit de décider de mon sort ; songez que vous vous dégradez de vos propres mains, que votre majesté périt, que le sceau de Dieu tombe de vos fronts dans cette exécrable mission qui vous est imposée, et que vous n’avez plus qu’un pas à faire pour dépasser toutes les limites de la bassesse et du crime. Allez, esclaves ! allez ! et, si vous l’osez, revenez assassins ! »

Il retomba épuisé de colère sur son trône.

L’empereur seul avait écouté avec indifférence cette sortie foudroyante, tandis que les douze rois, la tête uniformément baissée, semblaient accablés sous le poids de tels outrages.

L’empereur Napoléon, après quelques instants de silence, et après avoir réuni les actes que l’archichancelier et le duc de Bassano déposèrent sur la table du tribunal, dit que la cour des rois délibérerait le reste du jour sur cette affaire, et la séance fut remise au lendemain 26 avril.

La séance levée, l’empereur et les rois quittèrent le tribunal, et le roi de Suède fut emmené par les gardes qui l’avaient accompagné.