Napoléon et la conquête du monde/I/11

H.-L. Delloye (p. 46-54).

CHAPITRE XI.

DESCENTE EN ANGLETERRE.



C’était ainsi qu’était jeté le défi impérial ; c’était la défaite qu’il donnait pour gage de bataille, et le partage du pays à vaincre était sa proclamation de guerre.

Sans doute il y a dans de pareils défis rapportés par l’histoire quelque chose de hautain qui déplaît, et trop souvent un résultat nul ou contraire a montré toute la vanité et le ridicule des emphatiques proclamations de ce genre.

Mais là il en était autrement : vingt années de combats, d’habileté politique, de préparatifs et de haine surtout, venaient se résumer dans ce décret, si sérieux que l’Angleterre en trembla ; elle vit que tout était désormais fini pour elle ; que Napoléon avait brûlé ses vaisseaux, et qu’il fallait qu’un des deux mourût à cette lutte.

Comme nous l’avons déjà dit, la forme de ce décret dut seule la surprendre, car une telle guerre s’enfante longuement, et depuis longtemps aussi ses provinces s’armaient de toutes leurs forces de défense.

Mais ses prévisions la trompèrent en partie et sur l’époque précise de l’expédition impériale, et sur les lieux de la descente.

Cependant, à peine le décret du 22 avril venait-il d’éclater, que déjà l’ébranlement des flottes avait lieu, et cette formidable expédition quittait le continent et se dirigeait vers l’Angleterre.

Telle fut la rapidité de ces événements, que le gouvernement anglais n’avait pu la prévoir. Deux mois ne lui paraissaient pas suffisants pour ce qu’il n’avait fallu que huit jours à effectuer ; et, comme si tout devait déjouer sa pénétration, au lieu de se diriger dans le golfe de la Tamise et sur les côtes de Porstmouth à Ipswich, les flottes de France, favorisées par les vents, vinrent opérer leur débarquement dans le Wash et sur la côte de Boston à Yarmouth.

Le débarquement s’effectua en deux journées, sans aucun obstacle. Dès le premier jour, le troisième corps d’armée, sous le commandement de l’ancien prince royal de Suède, redevenu le maréchal Bernadotte, se porta sur Norwich ; s’en empara malgré une résistance opiniâtre, et s’établit dans tout le comté de Norfolk, attendant que les autres corps d’armée vinssent se réunir dans les environs de cette ville. Bientôt les mouvements militaires de l’armée française s’exécutèrent, deux batailles successives furent disputées avec acharnement dans les campagnes de Hertford et d’Ipswich ; mais l’armée française allait toujours en avant.

Une troisième bataille, plus importante encore, eut lieu sous les murs de Colchester. Les généraux Belfour et Harris, de l’armée anglaise, y furent tués ; douze mille Anglais restèrent sur le champ de bataille, et l’armée française eut elle-même à déplorer, au milieu de sa victoire, une perte considérable et la mort du brave général Lepic, tué par un obus au commencement de l’action.

Mais ces combats, qui, dans d’autres circonstances eussent été décisifs, n’étaient qu’une préparation à la prodigieuse bataille de Cambridge.

Le gouvernement anglais n’avait pas cessé, depuis les premières nouvelles du débarquement, de déployer l’activité la plus grande. Les combats d’Ipswich et de Colchester l’avaient servi dans ses calculs, et retardé, malgré leurs victoires, la marche des armées françaises. Pendant ce temps les troupes anglaises se retiraient des divers points et des frontières, où le duc d’Yorck, généralissime, les avait dispersées ; elles se dirigèrent à marches forcées vers Cambridge, et il se réunit en peu de jours dans les environs de cette ville une armée formidable de plus de deux cent vingt mille hommes.

Napoléon n’avait pas empêché cette jonction des armées anglaises, et peut-être s’était-il plu à prolonger l’apparente inertie dans laquelle il laissa pendant quelques jours ses propres troupes, afin d’en finir de ces combats partiels qui ne résolvaient pas le problème, et de mettre en face sur un seul point les destinées et les forces accumulées de la France et de l’Angleterre.

Le duc d’Yorck ne voulut pas quitter les environs de Cambridge ; il résolut d’y attendre l’ennemi, et sa détermination devint d’autant plus assurée, lorsqu’il sut que l’empereur s’avançait avec toute son armée vers cette ville.

Ce fut le 4 juin 1814 qu’eut lieu cette gigantesque bataille.

D’un côté l’empereur avec les rois de sa famille et le roi de Saxe, et de l’autre le prince régent, les ducs d’Yorck et de Cambridge étaient présents.

L’armée anglaise venait la veille d’être renforcée par l’arrivée du corps d’armée du général marquis d’Anglesea, à la tête de dix mille Écossais, et elle s’élevait ainsi à plus de deux cent trente mille hommes ; l’armée française en comptait plus de cent quatre-vingt-dix mille ; l’artillerie était formidable des deux parts, et la cavalerie anglaise avait l’avantage du nombre.

L’encombrement des troupes du duc d’Yorck, résultat de la rapidité extraordinaire des événements depuis la descente, amena un grand désordre, et contraignit le général en chef de précipiter ses mouvements d’attaque. Cette circonstance favorisa singulièrement les plans de Napoléon, qui put ainsi amener le combat sur le terrain qu’il avait reconnu et choisi.

L’action, engagée au lever du soleil, s’acheva avec le jour, mais tout était terminé avant la nuit. Les résultats en furent immenses. Dès neuf heures du matin, les troupes anglaises, sous le commandement du duc d’Yorck, foudroyées par les batteries françaises, virent tomber leur général en chef frappé à mort d’un boulet de canon. À neuf heures et demie, le duc de Cambridge fut blessé lui-même si grièvement qu’on fut forcé de l’emporter du champ de bataille. Veuve de ces deux généraux, privée de commandements et dans la plus grande confusion, l’armée anglaise fut enveloppée de toutes parts, écrasée et détruite. L’acharnement de la guerre n’avait jamais été plus loin ; jamais aussi grande lutte n’avait soulevé d’aussi grands peuples. L’Angleterre et la France étaient là plutôt comme nations que comme armées, et leur vieille haine nationale débordait en fureur et en massacre ; mais la Providence avait encore décidé cette conquête de Napoléon. Écrasés et tombant par milliers, les soldats anglais mouraient dans leurs lignes, sans céder leurs positions ; et, quand, sur la fin du jour, réduits au désespoir, leurs bataillons en lambeaux ne pouvaient plus que mourir sans se défendre, ils se retirèrent enfin en jetant un immense cri de douleur qui termina la bataille. Ce cri était le dernier soupir de l’Angleterre, et la chute du géant ébranlait le monde.

Outre le duc d’Yorck, généralissime, l’armée ennemie avait perdu vingt-deux généraux. Cinquante-quatre mille hommes avaient péri, le reste était blessé ou prisonnier. C’est à peine si quarante mille fuyards avaient échappé à ce carnage en se dirigeant vers Bedfort. Toute l’artillerie était restée au pouvoir du vainqueur, et le duc de Cambridge lui-même avait été conduit, blessé et prisonnier, devant l’empereur.

Les pertes de l’armée française s’élevèrent à plus de quatorze mille hommes ; le roi de Naples avait reçu une légère blessure au bras gauche. Le maréchal Ney et le général Compans avaient également été blessés, ce dernier surtout l’était si grièvement qu’on désespéra de sa vie pendant quelques jours.

Tout était décidé par cette incroyable victoire. L’Angleterre était plus que vaincue, elle était détruite et rayée du monde, et comme l’armée, la nation n’existait plus.

L’empereur entra le soir même à Cambridge, où il ne demeura qu’un jour. Le surlendemain, 6 juin, il marcha avec son armée directement sur Londres et y entra en vainqueur le 9 juin, jour où le pavillon impérial flotta sur la Tour, sur le Monument et les édifices publics.

Le parlement, depuis la bataille de Cambridge et au milieu de cette crise de la patrie, s’était constitué en permanence. À peine arrivé à Londres, Napoléon se rendit à Westminster ; il entra froidement dans la salle des séances de la chambre des communes auxquelles s’étaient joints les lords, il marcha rapidement jusqu’au fauteuil de l’orateur, et là, il déclara d’une voix retentissante que le parlement était dissous, et détruit, ajouta-t-il. En même temps, les troupes qui le suivaient firent évacuer la salle, après quoi l’empereur ayant fait fermer les portes, en prit lui-même les clés, et ayant poussé son cheval jusqu’au milieu du pont de Westminster, il jeta avec force ces clés dans la Tamise, en s’écriant : « Il n’y a plus de parlement ! il n’y a plus d’Angleterre ! »

Il n’y avait plus d’Angleterre ! c’était la seconde fois qu’un souverain et son armée, sortis de France, conquéraient ces contrées. Les batailles d’Hastings et de Cambridge avaient été également décisives ; mais ce qui fut un royaume pour Guillaume, Napoléon n’y voulut voir qu’une province.

Il n’y avait plus d’Angleterre ! elle ne songea même pas à se débattre. La rapidité de la conquête avait tellement stupéfait les Anglais, qu’ils ne savaient plus que se soumettre ; les ports et les villes de l’intérieur reçurent silencieusement les vainqueurs et leurs pavillons, et la nation, n’ayant plus de foi dans sa destinée, impuissante et sans espoir, attendait ce que Napoléon ferait d’elle.

Le lendemain même de la bataille de Cambridge, la famille royale s’était retirée dans les provinces du nord ; elle apprit à Yorck l’entrée des Français à Londres. Le prince régent envoya les lords Castelreagh et Liverpool en ambassade vers l’empereur ; mais celui-ci refusa même de les recevoir, en disant qu’il ne pouvait traiter avec de tels ennemis, et que, vainqueur de l’Angleterre, il voulait en rester le maître.

Toute l’habileté de ces diplomates échoua devant la rigueur de Napoléon, et leur illusion politique s’éteignait à peine lorsque le décret qu’on va lire leur apprit comment le vainqueur disposait de la nation vaincue.