Napoléon en Égypte/Chant VII

Œuvres de Barthélemy et MéryPlon3 (p. 140-165).


ARGUMENT : Bataille du Mont-Thabor. – Kléber délivré par Bonaparte. – Déroute complète des Musulmans. – Retour de l’armée à Ptolémaïs. – Premiers symptômes de la peste. – Sortie de trois mille pestiférés conduits par El-Mohdi. – La peste se propage dans l’armée. – L’hospice dans une mosquée. – Détails et scènes de la peste. – Dévouement de Desgenettes. – Bonaparte paraît dans la mosquée ; il touche les pestiférés ; discours qu’il leur adresse.

CHANT SEPTIÈME

La Peste


 
Voyez-vous au midi ces grèves désolées,
Où le lac de Tibère étend ses eaux salées ?
Voyez-vous le Carmel, dont le dernier vallon
Porte un fleuve sans gloire aux plaines d’Esdrelon ?
Nazareth et Cana, tout empreints du Messie,
La cime de l’Hermon, par les cèdres noircie,

Lieux saints, d’où le chrétien croit distinguer encor
L’auréole céleste au sommet du Thabor ?
Sur ces monts, sur le flanc des collines boisées,
Sur ces rives sans fleurs par le Jourdain creusées,
Cent mille musulmans, l’un à l’autre inconnus,
Des confins de l’Asie au Mont-Thabor venus,
De leur choc circulaire assiégent dès l’aurore
Ce carré que surmonte un drapeau tricolore ;
Kléber est là… Kléber, sur ce point isolé,
Comme un écueil lointain par l’Océan foulé,
De ces peuples sans nom brisant les vagues noires,
Retarde sa défaite à force de victoires.
Debout parmi les siens il les domine tous ;
Sa tête haute et fière appelle tous les coups ;
Rien ne peut ébranler sa stoïque constance ;
Désigné pour mourir ou pour sauver la France,
De son devoir sublime il accepte le poids.
Ainsi tu dois briller une seconde fois,

Ainsi, dans un désert en victoires fertile,
Quand cent mille Ottomans combattront tes dix mille,
Contrainte d’enfanter un prodige pareil,
Ta gloire éblouira la ville du Soleil !
Autour de ce carré, puissant par sa tactique,
Tourbillonne à grands cris l’armée asiatique ;
Nul n’osait assaillir d’un bond audacieux
Le chrétien colossal que mesurent les yeux ;
Un seul s’était promis cette héroïque tête :
C’est l’Arabe cuivré, séide du Prophète,
Qui dans Alexandrie impuissant assassin,
D’un poignard émoussé toucha son noble sein ;
Aujourd’hui l’œil fixé sur sa grande victime,
Il donne à ses projets l’apparence du crime :
Tantôt, se présentant comme un transfuge ami,
Il cherche pour issue un rang mal affermi ;
Tantôt, tirant le fer de sa veste grossière,

Le sombre Souliman, dans des flots de poussière,
Rampe sous le chameau d’un Arabe de Tor :
Tel, d’un regard subtil, un noir alligator,
Épiant une proie au rivage attachée,
Nage, en suivant sous l’onde une route cachée.
Vingt fois, pour consommer ses horribles exploits,
Sur la première ligne il se glisse, et vingt fois
Nos soldats, déjouant une ruse subtile,
De leurs pieds dédaigneux repoussent le reptile.
Héroïques soldats, qui, dans vos murs de fer,
Comme un palladium gardiez votre Kléber !
Bientôt, sous tant de chocs votre force brisée
Va livrer au barbare une victoire aisée.
Les trésors des combats s’épuisent : dans les rangs
Étincellent encor quelques feux expirans ;
Debout, près de l’affût, l’artilleur inutile
A fouillé vainement son arsenal mobile,
Et ce faible carré que la foudre soutint,

Semble le noir foyer d’un volcan qui s’éteint.
Cependant le jour fuit : sa lumière inclinée
Alonge du Thabor l’ombre indéterminée ;
L’espoir ne soutient plus le soldat affaibli.
Tout-à-coup, des hauteurs qui couronnent Souli,
Résonne le canon dans les vallons sonores ;
Des bataillons semés de drapeaux tricolores,
Le clairon, le tambour, les cris qui frappent l’air,
Annoncent Bonaparte aux soldats de Kléber.
Ces drapeaux, ces clameurs, ces lointaines fanfares,
Le grand nom de Kébir, ont glacé les Barbares.
Déjà leurs escadrons, par la terreur conduits,
De l’Hermon sinueux regagnent les circuits,
Et bientôt, affranchi de son immense chaîne,
Le carré prisonnier s’élance dans la plaine.
Ainsi, quand dans la nuit un immense glaçon
Environne un vaisseau qui vogue vers l’Hudson,

Sur l’immobile pont une foule pensive
Contemple de la mer la surface massive,
Et lasse de tenter un impuissant effort,
Dépose l’espérance et n’attend que la mort ;
Mais qu’un vent désiré, tiédi sous l’autre pôle,
D’un ciel lourd et brumeux déchire la coupole,
Soudain la mer vaincue ouvre ses bras raidis ;
Le vaisseau quelque temps sur ses flancs engourdis
S’agite, et, libre enfin de sa prison qui gronde,
Sillonne en conquérant les limites du monde.
En vain, pressés de fuir, les Barbares tremblans
De leurs légers chevaux ensanglantent les flancs ;
En vain, pour échapper au tranchant de l’épée,
Ils s’ouvrent sur les monts une route escarpée :
Partout nos bataillons les suivent dans leur vol.
Parmi les flots poudreux qui dérobent le sol,
Des dragons de Murat nouveaux auxiliaires,

Arrivent sur les Turcs quatre cent dromadaires,
Formidable escadron, dont le pas colossal
Devance, sans effort, le galop d’un cheval.
La mort sur tous les points accompagne la fuite :
Junot vers Nazareth s’élance à leur poursuite,
Reynier garde l’Hermon de l’un à l’autre bout,
Kléber est au Thabor, Napoléon partout.
Comme un noble allié de la France guerrière,
Le Jourdain lui prêta sa puissante barrière ;
Vingt mille Musulmans, fils de lointains climats,
Cherchant le pont sauveur qui conduit à Damas,
Suivaient du fleuve saint la déserte vallée ;
Refuge désastreux ! Du lac de Galilée,
Le sabre de Murat, qu’ils ont vainement fui,
Jusqu’au pont de Jacob les chasse devant lui,
Et dans les flots profonds leurs corps tombés en foule
Opposent une digue à l’onde qui s’écoule.
Vous eussiez dit qu’alors vers son berceau lointain,

Comme aux jours d’Israël remontait le Jourdain.
Quelques-uns cependant, soustraits au fil du glaive,
Regagnèrent les bords où le soleil se lève ;
Ces soldats, par l’Anglais en triomphe attendus,
Effrayans messagers, aux peuples de l’Indus
Annoncèrent la France, et les tyrans de l’onde
Pâlirent un moment dans Surate et Golconde.
Ainsi nos bataillons mêlaient au même lieu
Les merveilles de l’homme aux merveilles de Dieu ;
Heureux s’ils pouvaient voir, sous ce dernier trophée,
Ptolémaïs soumise et la guerre étouffée !
Mais le camp affaibli demande leur retour,
Et l’indomptable Achmet a rebâti sa tour.
Ils quittent le Thabor ; leur marche triomphale
S’arrête de nouveau vers la ville fatale ;
Là, d’un siège éternel subissant les ennuis,
Ils consument encore et leurs jours et leurs nuits ;

Des deux partis rivaux la foule consternée
Chaque jour sous les murs expire moissonnée ;
Les cadavres mêlés s’élèvent en monceaux :
Ces remparts, en deux mois, ont vu soixante assauts,
Et le gouffre entr’ouvert devant la Tour-Maudite
Dévore des deux camps la glorieuse élite.

Cependant transpirait, dans l’enceinte des murs,
Un air cadavéreux aux miasmes impurs,
Redoutable fléau qu’une vapeur immonde
Dans la fange du Nil alimente et féconde,
Et que le vent du sud, rapide messager,
Apporte sur son aile à ce peuple étranger.
Déjà les Mamelucks sauvés des Pyramides,
Du pacha de Judée alliés homicides,
Dans les vieux carrefours que souille leur abord,
Répandent en passant le levain de la mort ;
Bientôt Ptolémaïs, de cadavres semée,

Semble une ville en deuil du sépulcre exhumée,
Et des lambeaux humains la tiède exhalaison
Pousse vers les chrétiens l’invisible poison.
D’abord du camp français l’heureuse insouciance
Du fléau qu’il recèle ignorait la présence ;
Comme un sicaire obscur qui frappe dans la nuit,
On eût dit que le mal, sous la tente introduit,
Dérobait avec soin ses funestes symptômes ;
Le soldat aspirait d’homicides atomes,
Et sur des bras amis vainement soutenu
Parlait avec effroi d’un tourment inconnu.
Alors, pour éclaircir sa vague inquiétude,
Muette de stupeur, la sombre multitude,
Révélant un soupçon par le geste exprimé,
Portait aux pieds des chefs un corps inanimé.
Hélas ! depuis long-temps, habiles à se taire,
Les chefs avaient connu l’effroyable mystère ;
Mais au fond de leurs cœurs refoulant le chagrin,

Ils montraient à la foule un visage serein,
Et d’un prudent mensonge unanimes complices,
De l’horrible secret étouffaient les indices.
Inutile détour ! Le camp épouvanté
Va connaître aujourd’hui la triste vérité.

Aujourd’hui dans la ville un démon fanatique
Seconde du pacha l’affreuse politique :
Sur ses chaînes de fer, à la chute du jour,
Le large pont-levis s’abaisse, et de la tour
Trois mille Musulmans descendent en silence ;
Monté sur Al-Borak, El-Mohdi les devance ;
L’œil sombre et menaçant, l’Ange du désespoir
Vers le convoi muet secoue un drapeau noir ;
L’un à l’autre enlacés de leurs mains dégoûtantes,
Nus, armés de la peste, ils marchent vers les tentes,
Et du geste invitant les chrétiens consternés,
Leur promettent de loin leurs corps empoisonnés.

Quelquefois, épuisé par le mal qui l’assiége,
Un fantôme ambulant de ce morne cortège
Tombe sous les palmiers qui bordent le chemin ;
L’Ange exterminateur le touche de la main.
D’une voix solennelle il parle ; sa parole
Donne un reste de vie au souffle qui s’envole,
Et le corps du mourant, par la fièvre engourdi,
Tout-à-coup se relève à la voix d’El-Mohdi.
Ainsi, tout parsemés de nuances bleuâtres,
Les cadavres gisans dans nos amphithéâtres
Se dressent sur leurs pieds, entr’ouvrant au hasard
Une bouche sans voix et de yeux sans regard,
Quand l’effrayant Volta, magique Prométhée,
Rend aux chairs du sépulcre une âme épouvantée.
Cependant, vers l’armée immobile d’effroi,
S’avançait à pas lents le funèbre convoi ;
Le farouche El-Mohdi précède la colonne ;

Dans l’enceinte du camp sa forte voix résonne :
« Chrétiens, qui résistez au fer des Musulmans,
El-Mohdi vous condamne à leurs embrassemens. »
Puis s’adressant au chef qu’il désigne du geste :
« Kébir ! en te quittant je te lègue la peste ;
Si de ton camp maudit vivant tu peux sortir,
Tremble de me revoir aux sables d’Aboukir ! »
Il a dit ; et pareil aux lueurs du phosphore,
Dans la brume du soir le démon s’évapore,
Et l’on distingue encor son éclatante voix,
Et son rire infernal qui s’éteint dans les bois.
Sous les feux prolongés, insensible à la crainte,
La horde d’El-Mohdi du camp franchit l’enceinte ;
Leurs cadavres hideux, pêle-mêle entassés,
Encombrent le glacis, inondent les fossés ;
Ils présentent leurs bras au fer qui les mutile,

Et pareils aux tronçons d’un venimeux reptile,
Par l’ardente agonie un moment ranimés,
Ils s’élancent tout nus sur nos soldats armés :
Sur ces corps enlacés par d’horribles étreintes
D’une bouche fétide ils laissent les empreintes,
Et leur sein, dilaté par un dernier effort,
Dans le sein de leur proie ensemence la mort.
Le vieux pacha triomphe, et l’armée abattue
Connaît enfin le nom du fléau qui la tue.
Ce n’est plus ce mal sourd, dans l’ombre recelé,
Qui frappait sous la tente un soldat isolé ;
A toute heure, aujourd’hui, dans ce camp qu’il décime,
Assassin découvert, il marque une victime ;
Et ce sol, abhorré même des ennemis,
Semble un impur royaume à la peste soumis.
Non loin du camp s’élève une antique mosquée,

Comme un vaste refuge aux mourans indiquée ;
Le marbre de ses murs, dépouillés d’ornemens,
Conserve encor des mots écrits par les imans ;
Des touffes de palmiers ornent son vestibule,
Et du frais Océan la brise qui circule,
Glissant sur les rosiers d’un limpide bassin,
Porte dans la mosquée un air suave et sain.
C’est là que la pitié, loin des tentes bannie,
Dans un lit moins brûlant accueille l’agonie.
Sous le large portail des murs hospitaliers,
Pêle-mêle introduits, fantassins, cavaliers,
Dans le camp de la mort ont conquis une place ;
La douleur qui se plaint, la rage qui menace,
L’abattement muet, l’effréné désespoir,
Peuplent le double rang du funèbre dortoir ;
Hospice redoutable ! enceinte dévastée !
Où l’ange de la mort, effroyable Protée,
Couvrant de mille aspects son visage odieux,

Toujours d’un nouveau masque épouvante les yeux.
Auprès du vétéran, qui sans murmure expire,
Son jeune compagnon, dans l’accès du délire,
Se débat sur sa couche, et mêle avec effort
Un rire convulsif au râle de la mort ;
Et tandis que les uns, par un geste farouche,
Rejettent le linceul de leur brûlante couche,
D’autres, de leurs manteaux étroitement drapés,
Du suaire guerrier meurent enveloppés.
Sitôt que brille enfin sous la profonde arcade
Cette faible lueur qu’attend l’œil du malade,
Quand l’aube, se glissant à travers les barreaux,
Dessine sur les murs les moresques vitraux,
Et que dans l’édifice où ce jour luit à peine,
Apparaît de la nuit la désastreuse scène,
Des esclaves bédouins, malheureux ennemis,
Comme une vile proie à la peste promis,

De l’un à l’autre lit parcourant l’intervalle,
Passent en promenant la civière fatale ;
Ils s’éloignent chargés de cadavres impurs ;
Dans la fosse béante, ouverte autour des murs,
Leurs mains vont enfouir ces dépouilles immondes,
Et des chiens affamés les meutes vagabondes,
Convives odieux par la peste nourris,
Exhument en hurlant ces horribles débris.
Mais la mort, poursuivant ses fureurs redoublées,
Aura bientôt rempli ces places dépeuplées ;
A l’œil du désespoir l’indomptable fléau
Déroule chaque jour un plus sombre tableau :
Autour de son chevet, qu’aucune main n’effleure,
L’homme demande en vain un homme qui le pleure ;
Quelquefois vous voyez des spectres affaiblis,
L’air morne et solennel, se dresser sur leurs lits,
Et du geste indiquant les angles de la salle,

Appeler leurs amis d’une voix sépulcrale ;
Mais de leur agonie insensible témoin,
L’égoïste muet veille à son propre soin ;
Par l’horreur qui la suit, l’infortune exilée
Traîne au sein de la foule une mort isolée.
Vainement le malade invoque le secours
De l’art opérateur qui prolonge nos jours :
Accoudé sans témoin sur la fatale claie,
D’une main courageuse il visite sa plaie,
Et, guidé par l’instinct à défaut de savoir,
Arrache le duvet, humide d’un sang noir.
Un homme cependant, dans cette horrible enceinte,
De la terreur publique ose braver l’atteinte :
Desgenette est son nom ; sur un marbre pieux
La Grèce l’eût inscrit à côté de ses dieux.
Courbé près d’un mourant que la fièvre désole,
Il reproche à la foule une terreur frivole,

Rassure le soldat qui tremble pour ses jours ;
Puis, d’une horrible preuve appuyant ses discours,
Au fond d’une tumeur par le mal calcinée,
Il puise sur l’acier la goutte empoisonnée,
Et dans sa propre veine, ouverte de sa main,
Infiltre sans pâlir le liquide venin.

Sublime dévoûment ! Mais, toujours incrédule,
La foule, en l’admirant, d’épouvante recule ;
Le mal contagieux, réfutant la raison,
Du contact homicide atteste le poison.
Quand le vaste linceul de la nuit qui s’abaisse,
Sur ce grand sarcophage étend son ombre épaisse,
Tant de soupirs mêlés, tant de cris confondus,
Comme une seule voix sont encore entendus.
Une lampe de fer, suspendue aux ogives,
Dessine en traits blafards des figures pensives :
Tel le croissant des nuits, de ses reflets tremblans

Effleure des tombeaux les simulacres blancs ;
Alors si du Carmel, où veille la prière,
Tinte à coups mesurés la cloche hospitalière,
Si la brise, en passant sur le couvent latin,
Porte au camp dévasté ce murmure lointain,
Le soldat expirant, que trouble un dernier songe,
Recueille avec effroi le son qui se prolonge ;
Il retrouve, à la voix qui descend du Carmel,
Un confus souvenir du culte paternel,
Et croit qu’auprès de lui, sous ces tristes murailles,
Le lamentable airain sonne ses funérailles.


Non, généreux guerriers ! dans cet asile impur
Vous ne mourrez pas tous de ce trépas obscur !
La rage du fléau bientôt sera trompée :
Les uns vers le Delta périront par l’épée ;
D’autres, dans les hameaux de leur lointain pays,
Parleront du Thabor et de Ptolémaïs.

Souffrez encore un jour ; à la prochaine aurore
Un prodige sauveur à vos yeux doit éclore ;
Elle brille : au dehors de ces arceaux voûtés
Quel son long-temps muet retentit ? Écoutez !!!
La fanfare du camp, qui dans les airs expire,
Chante l’hymne : Veillons au salut de l’Empire.
Distinguez-vous la voix des soldats attendris ?
Le nom du Général se mêle à tous ces cris ;
La foule vers ces lieux semble être convoquée,
Le long murmure approche ; on ouvre la mosquée :
Un peuple de soldats arrêtés sur le seuil
Mesure avec effroi ce long palais de deuil…
Tout-à-coup, s’arrachant à ces groupes timides,
Plus calme qu’à Lodi, plus grand qu’aux Pyramides,
Bonaparte est entré ; ses plus chers généraux,
Kléber, Reynier, Murat, escortent le héros ;
Il marche, et de mourans la salle parsemée
Tressaille sous les pas du père de l’armée ;

Dans les regards éteints un céleste pouvoir
Fait luire à son aspect le reflet de l’espoir ;
De ces rangs désolés compagnes assidues,
La douleur et la mort sont comme suspendues,
Et dans leurs lits de jonc les spectres enchaînés
Se dressent un moment sur leurs bras décharnés :
Tous invoquent des yeux l’homme que Dieu protége ;
Et tandis que les chefs qui forment son cortége,
Pâles imitateurs d’un magnanime effort,
Pour la première fois tremblent devant la mort,
Et, dans cet air chargé d’atomes homicides,
Se penchent avec soin sur des parfums acides,
Lui, le front découvert, prononce dans les rangs
Ces mots mystérieux qui charment les mourans ;
Sur ces lits qu’il dénombre étendant sa main nue,
Lentement il poursuit cette horrible revue.
On vit en ce moment le magique docteur
Porter dans chaque plaie un doigt consolateur ;

Au souffle du malade il mêlait son haleine,
Découvrait les tumeurs qui se cachent sous l’aine,
Et dans ce temple impur, dieu de la guérison,
Il promettait la vie en touchant le poison.


Alors sous les arceaux de la funèbre voûte
Retentit une voix que le silence écoute :
« Soldats, le monde entier contemple vos destins ;
La République a lu vos premiers bulletins :
Le Nil conquis par vous a roulé dans son onde
Les premiers cavaliers de l’Égypte et du monde.
Combattus par la soif et les déserts mouvans,
Vos bataillons vainqueurs ont reparu vivans ;
Le Jourdain prisonnier vous doit sa délivrance,
Et la voix du Thabor parle de notre France !
Ce lieu de tant d’exploits serait-il le cercueil ?
Si, veuve de ses fils, la République en deuil
Me demandait un jour : Qu’as-tu fait de l’armée ?

Où sont ces vieux soldats si grands de renommée,
Ces vainqueurs de Mourad, des Beys, des Osmanlis ?
Faudra-t-il lui répondre : ils sont morts dans leurs lits ?
Levez-vous ! Ranimez votre force abattue :
Bien plus que le fléau l’effroi du mal vous tue ;
Sur un lit de douleur comme au sein des combats,
La mort est moins funeste à qui ne la craint pas.
Vivez ! Nous quitterons, demain avant l’aurore,
Cette horrible cité que la peste dévore ;
Ici votre ennemi se dérobe à vos coups ;
Cherchons d’autres combats sous un soleil plus doux.
L’Égypte nous attend ; implacable adversaire,
Mourad a reparu dans les plaines du Kaire ;
Suivi de Mamelucks, bientôt il va s’unir
Aux nouveaux Ottomans campés sous Aboukir.
C’est en vain que du Nil le désert nous sépare ;
Marchons ! Au moment même où ce peuple barbare
Nous croit ensevelis au pied du Mont-Thabor,

À ses yeux étonnés reparaissons encor,
Et, vengeant d’Aboukir le sanglant promontoire,
Couvrons un nom de deuil par un nom de victoire ! »
 


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