Œuvres de Barthélemy et MéryPlon3 (p. 13-31).


ARGUMENT : Invocation. — Voyage de la flotte. — Arrivée devant Alexandrie. — Proclamation de Bonaparte ; exposition du sujet. — Débarquement de l’armée. — Dénombrement des chefs. — Portraits. — Marche vers Alexandrie. — Préparatifs de défense. — Le chérif Koraïm. — Assaut. — Menou et Kléber blessés. — L’Arabe Souliman. — Prise de la ville. –L’armée se dispose à marcher sur le Kaire. — Avant-garde commandée par Desaix.


Alexandrie

CHANT PREMIER

 
Puissent les souvenirs de cette grande histoire
Consoler notre siècle, orphelin de la gloire !
Indolens rejetons d’aventureux soldats,
Suivons aux bords du Nil leurs gigantesques pas,
Dans ces déserts brûlans où montent jusqu’aux nues
Des sépulcres bâtis par des mains inconnues.

Soldats de l’Orient ! héros républicains,
Qu’a brunis le soleil de ses feux africains ;
Vous, dont le jeune Arabe, avide de merveilles,
Mêle souvent l’histoire aux fables de ses veilles ;
Approchez, vétérans ! A nos foyers assis,
Venez, enivrez-nous d’héroïques récits ;
Contez-nous ces exploits que votre forte épée
Gravait sur la colonne où repose Pompée ;
Reportez un instant sous les yeux de vos fils
Les tentes de la France aux déserts de Memphis ;
Dites-nous vos combats, vos fêtes militaires,
Et les fiers Mamelucks aux larges cimeterres,
Et la peste, fléau né sous un ciel d’azur,
Des guerres d’Orient auxiliaire impur,
Et le vent sablonneux, et le brillant mirage
Qui montre à l’horizon un fantastique ombrage ;
Déroulez ces tableaux à notre souvenir
Jusqu’au jour où, chargés des palmes d’Aboukir,

Vos bras ont ramené de l’Égypte lointaine
Et le drapeau d’Arcole et le grand capitaine.
Comme un camp voyageur peuplé de bataillons,
Qui dans l’immense plaine étend ses pavillons,
A la brise du Nord une flotte docile
Sillonnait lentement les eaux de la Sicile ;
Sur les canons de bronze et sur les poupes d’or,
Brille un premier soleil du brûlant messidor.
Où vont-ils ? On l’ignore ; en ces mers étonnées
Un bras mystérieux pousse leurs destinées,
Et le pilote même, au gouvernail assis,
Promène à l’horizon des regards indécis.
Qu’importe aux passagers le secret du voyage ?
Celui qui vers le Tibre entraîna leur courage,

Sous les mêmes drapeaux les rallie aujourd’hui,
Et leur noble avenir repose tout en lui.
Parfois, des sons guerriers la magique harmonie
Appelait sur les ponts l’immense colonie :
Aux accords des clairons, des timballes d’airain,
Dix mille voix chantaient le sublime refrain
Qu’aux moments des assauts, ivres d’idolâtrie,
Répétaient nos soldats, enfans de la patrie ;
C’était l’hymne du soir… et sur les vastes flots
Les héroïques chants expiraient sans échos.
La flotte cependant, dans la mer agrandie,
Laissant Malte vaincue et la blanche Candie,
Pour la dernière fois a vu tomber la nuit ;
A la cime des mâts dès que l’aube reluit,
On voit surgir des flots la pierre colossale
Qu’éleva l’Orient au vaincu de Pharsale,
Et les hauts minarets dont le riche Croissant

Reflète dans son or les feux du jour naissant.
Sur le pont des vaisseaux un peuple armé s’élance :
Immobile et pensif, il admire en silence
Ces déserts sans abris, dont le sol abaissé
Semble un pâle ruban à l’horizon tracé,
Les palmiers qui, debout sur ces tièdes rivages,
Apparaissent de loin comme des pins sauvages,
Et l’étrange cité qui meurt dans le repos,
Entre un double océan de sables et de flots.
Dans ce moment, l’escadre, en ceinture formée,
Entoure le vaisseau qui commande l’armée.
De chefs et de soldats de toutes parts pressé,
Sur la haute dunette un homme s’est placé :
Ses traits, où la rudesse à la grandeur s’allie,
Portent les noirs reflets du soleil d’Italie ;
Sur son front soucieux ses cheveux partagés
Tombent négligemment sur la tempe alongés ;

Son regard, comme un feu qui jaillit dans la nue,
Sillonne au fond des cœurs la pensée inconnue ;
De l’instinct de sa force il semble se grandir,
Et sa tête puissante est pleine d’avenir !…
Debout, les bras croisés, l’œil fixé sur la rive,
Le héros va parler, et l’armée attentive
Se tait pour recueillir ces prophétiques mots
Que mêle la tempête au son rauque des flots :
« Soldats, voilà l’Égypte ! Aux lois du cimeterre
Les beys ont asservi cette héroïque terre ;
De l’odieux Anglais ces dignes favoris
À notre pavillon prodiguent le mépris,
Et feignent d’ignorer que notre république
Peut étendre son bras jusqu’aux sables d’Afrique.
L’heure de la vengeance approche ; c’est à vous
Que la France outragée a confié ses coups.
Compagnons ! cette ville où vous allez descendre,
Esclave de Mourad, est fille d’Alexandre ;

Ces lieux que le Koran opprime sous ses lois,
Sont pleins de souvenirs, grands comme vos exploits.
Le Nil longtemps captif attend sa délivrance ;
Montrons aux Mamelucks les soldats de la France,
Et du Phare à Memphis retrouvons les chemins
Où passaient avant nous les bataillons romains ! »
Il se tait à ces mots ; mais ses lèvres pressées
Semblent garder encor de plus hautes pensées.
Soudain mille signaux élevés sur les mâts
Au rivage d’Égypte appellent nos soldats.
Sur le pont des vaisseaux, dans leurs vastes entrailles,
Retentit un bruit sourd, précurseur des batailles,
Et de longs cris de joie élancés dans les airs
Troublent le lourd sommeil de ces mornes déserts.
On eût dit, aux transports de l’armée attendrie,
Qu’un peuple voyageur saluait sa patrie.
Par les sabords ouverts, par les câbles tendus,

Tous, de la haute poupe en foule descendus,
Pressés de conquérir ces rives étrangères,
Tombent en rangs épais dans les barques légères,
Et les canots, croisant leurs bleuâtres sillons,
Couvrent la vaste mer de flottans bataillons.
Quel fut le noble chef qui sur l’aride plaine
Descendit le premier comme dans son domaine ?
C’est Menou, qui, jouet d’un étrange destin,
Quittera le dernier ce rivage lointain.
Bientôt, à ses côtés, de la rive s’élance
L’élite des guerriers déjà chers à la France :
Belliard, Bon, Davoust, Vaubois, Reynier, Dugna,
L’intrépide Rampon, le sage Dufalga.
Kléber, de ses cheveux secouant l’onde amère,
Des flots qui l’ont porté sort comme un dieu d’Homère ;
Il marche, et d’autres chefs s’avancent après lui :
Andréossy, Dumas, Verdier, Leclerc, Dumuy,

Lannes, qui de ce jour datait sa grande histoire ;
Marmont, dont l’avenir commençait par la gloire ;
Junot, qui, hors des rangs aventureux soldat,
De duels en duels éternise un combat ;
Berthier, du jeune chef le confident intime ;
Eugène Beauharnais, enfant déjà sublime,
Qui de la République exemplaire soutien
Vengeait le sang d’un père en répandant le sien.
Voilà Desaix : on lit sur son visage austère
Des antiques Romains la vertu militaire ;
De ses habits sans faste il proscrit l’appareil,
Il est calme au combat, sage dans le conseil,
Citoyen sous la tente, et son ame s’applique
À servir sans éclat la jeune République.
Quel est ce cavalier sur la selle affermi,
Qui déjà tout armé demande l’ennemi,
Et d’un triple panache ornant sa noble tête,
Semble accourir ici comme aux jeux d’une fête ?

C’est Murat ; dans les rangs d’un léger escadron
Jamais plus brave chef ne ceignit l’éperon ;
Des modernes combats dédaignant la tactique,
Il marche indépendant comme un guerrier antique,
Et souvent, loin des siens isolant ses exploits,
Provoque tout un camp du geste et de la voix ;
Partout on voit briller dans la poudreuse lice
Son casque théâtral, sa flottante pelisse ;
Ce costume pompeux qu’il revêt avec soin,
Comme un but éclatant le signale de loin,
Et debout dans le choc des luttes inégales,
On dirait qu’il a fait un pacte avec les balles.
Va ! les champs de bataille, où tu sèmes l’effroi,
Seront contre la mort un refuge pour toi !
C’est ainsi que, vingt ans, ta vie aventurière
Passera sous les feux de l’Europe guerrière,
Achille de la France ! Et le lâche destin
Réserve à ta poitrine un plomb napolitain !

Les soldats, à la voix du père de l’armée,
Ont repris dans les rangs leur place accoutumée :
Les bras levés aux cieux, tous de leurs saints drapeaux
Contemplent en pleurant les glorieux lambeaux.
De ces noirs bataillons la plaine est obscurcie :
Des bords de l’Eridan, des monts de l’Helvétie,
On avait vu courir ce peuple de soldats,
Que l’homme du destin attachait à ses pas,
Et qui d’un long exil oubliant la souffrance,
Près de leur jeune chef voyaient toujours la France.
Cependant Bonaparte, avare des momens,
A caché dans la nuit sa marche aux Musulmans :
A peine la lueur qui dissipe les ombres
Des monumens épars blanchissait les décombres,
Que l’écho solennel de la ville aux cent tours
Des bataillons français entendit les tambours ;
De leurs longs roulements la foule épouvantée

Erre comme les flots d’une mer tourmentée ;
Sur le toit des maisons, les pâles habitans
Contemplent les drapeaux dans la plaine flottans,
Et des chiens vagabonds les meutes accourues
D’un lugubre concert font retentir les rues ;
Du haut des minarets, les aveugles Musseins
Appellent les Croyans sous les portiques saints ;
A leur dolente voix, les femmes convoquées
Inondent en pleurant les parvis des mosquées,
Et dans de longs versets les farouches Imans
Recommandent l’Égypte au dieu des Musulmans.
Tandis qu’un peuple faible, égaré par la crainte,
D’Alexandrie en deuil remplit la vaste enceinte,
Les soldats du Prophète, au sommet des remparts,
Promènent à grands cris leurs soyeux étendards.
Alors sont accourus cinq mille janissaires,
Du sultan de Stamboul superbes émissaires ;

Les Mores demi-nus, ouvrant les arsenaux,
Poussent les vieux canons sur le bord des créneaux ;
Le Maugrebin hideux, le Bédouin indocile,
Pour la première fois soldats dans une ville,
Des remparts menacés noircissent le contour ;
Et le fier Koraïm paraît sur une tour.
Koraïm ! des chérifs que la cité révère
Nul n’exerça jamais un pouvoir plus sévère ;
Ce riche Musulman, tel qu’un prince absolu,
Marche presque l’égal des beys qui l’ont élu :
Ses caïques légers, sous la voile latine,
Portent l’ambre et le musc d’Égypte en Palestine ;
Ses étalons guerriers, ses immenses troupeaux,
Du sinueux Delta foulent les verts roseaux,
Et trente eunuques noirs, sous la grille farouche,
Gardent dans ses harems les trésors de sa couche.
Hélas ! un bruit sinistre, au lever du soleil,
De l’heureux Koraïm a pressé le réveil,

Et déjà brandissant le sabre des batailles
Il insulte aux chrétiens du haut de ses murailles.
L’armée en ce moment, serpent volumineux,
Autour d’Alexandrie a resserré ses nœuds.
Tout est prêt pour l’assaut ; les vieilles compagnies
Accourent en portant les échelles unies,
Les dressent dans les airs, et mille bras tendus
Appliquent sur les murs ces chemins suspendus.
Alors vers tous les points que l’échelle menace,
Les soldats musulmans, la noire populace,
Accourent pêle-mêle, et leurs longs hurlemens
Ebranlent les cent tours dans leurs vieux fondemens.
Mais à la voix des chefs soudain mêlant la sienne,
Le tambour a battu la charge aérienne,
L’hymne patriotique éclate dans les rangs ;
Les cymbales d’airain, les clairons déchirans,
Entonnant au désert leur guerrière fanfare,

Réveillent en sursaut le vieil écho du Phare ;
À ces cris, à ces chants, les bataillons mêlés
Se cramponnent aux murs à flots amoncelés ;
Une ligne de feu qui jaillit sur leur tête
Des tours et des créneaux illumine le faîte.
Koraïm est partout ; son aveugle transport
Fournit au désespoir mille instruments de mort ;
Le peuple entend sa voix : sa brutale industrie
Arrache les créneaux des tours d’Alexandrie,
Et quand ces larges blocs résistent à ses mains,
Alors du haut des murs les chapiteaux romains,
Les torses anguleux, les frises ciselées,
Les vieux sphinx de granit aux faces mutilées,
Tombent de bonds en bonds, et leurs vastes éclats
Sur l’échelle pliante écrasent les soldats.

Le premier à l’assaut, Menou, d’un vol agile,
Montre à ses grenadiers le chemin de la ville ;

Tous le suivent des yeux ; teint de poudre et de sang,
Sur la plus haute tour il arrache un croissant.
« Attends ! » dit Koraïm ; de ses bras athlétiques
Il rompt le dur ciment des murailles antiques,
Et sous le vaste bloc du rempart assailli
Menou, deux fois blessé, retombe enseveli.
Au milieu des débris et des flots de fumée
Kléber est apparu ; le géant de l’armée
S’est frayé dans les airs d’audacieux chemins :
Il embrasse une tour de ses puissantes mains.
Déjà l’on distinguait à son immense taille
Le Germain colossal debout sur la muraille,
Quand un soldat farouche, Arabe basané,
Rampant sur les créneaux, jusqu’à lui s’est traîné ;
Souliman est son nom, sa patrie est le Kaire.
C’est là que des Imans ont instruit le sicaire,
Qui, maigre d’abstinence et dévoré de fiel,
Par un meurtre éclatant veut conquérir le ciel.

Au moment où Kléber vers l’Arabe s’incline,
La dague du Séide a frappé sa poitrine.
Il tombe, et les soldats, hors du poudreux fossé,
Portent, en frémissant, leur général blessé.

Tandis que sur les tours les enfants du Prophète
Par ce double succès retardent leur défaite,
Du fond de la cité de lamentables cris
Étonnent Koraïm, vainqueur sur les débris ;
Loin du sanglant théâtre où son bras se signale,
Les Francs ont assailli la porte orientale ;
L’intrépide Marmont, une hache à la main,
Brise ses lourds battans semés de clous d’airain,
Et cette large issue, ouverte à sa colonne,
Semble un gouffre béant où la mer tourbillonne.
Tout a fui : les Français dominent les remparts :
Le pâle Koraïm, qu’entraînent les fuyards,
Tourne ses yeux troublés vers les tours sans défense,

Et voit sur leurs créneaux l’étendard de la France.
Ainsi ces bataillons, que le souffle des mers
Poussait la veille encor vers de lointains déserts,
Répétant aujourd’hui l’hymne de leur patrie,
Entrent victorieux aux murs d’Alexandrie.
Mais avant de s’asseoir sur les rives du Nil,
Que de maux leur promet cette terre d’exil !
Qu’ils goûtent cependant dans la ville étrangère
D’un tranquille bivouac la faveur passagère ;
Sous le toit de palmiers que leurs mains ont construit,
Qu’en rêvant de leur gloire ils dorment cette nuit.
Demain, quand le soleil, du reflet de son disque,
Rougira le vieux Phare et le double obélisque,
Entourés de périls sans gloire et sans combats,
Ces guerriers sur le sable imprimeront leurs pas,
Et dans les flots mouvans de la plaine enflammée,
Desaix, comme un pilote, appellera l’armée.

Puissent-ils, survivant à de longues douleurs,
Des gouffres du désert sauver les trois couleurs !
Puissent-ils du grand fleuve atteignant les lisières,
Ouvrir leur bouche ardente à l’air frais des rizières,
Et montrer tout-à-coup, par la voix du canon,
La France inattendue aux enfans de Memnon !