Napoléon III et l’Italie
Revue des Deux Mondes4e période, tome 152 (p. 596-623).
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NAPOLÈON III ET L'ITALIE

IV.[1]
LA FAUTE DE L’AUTRICHE


XVIII. — LE COMTE DE CAVOUR A PARIS

Lord Malmesbury, ayant secoué sa mauvaise humeur, se retourna vers Berlin et Pétersbourg pour concerter un nouveau plan de campagne ; il désirait que les questions soumises au congrès fussent discutées et arrêtées à l’avance ; il tenait à circonscrire, à préciser le débat, et à ne pas laisser de portes ouvertes à une demande de révision subreptice des traités de 1815. L’Empereur ne s’offusquait pas de ces pourparlers ; il savait que le prince Gortchakof appelait le traité de Paris « sa robe de Nessus » et que le baron de Schleinitz devenait nerveux au souvenir d’Olmutz. Beaucoup de ses illusions, d’ailleurs, s’étaient envolées. Il s’apercevait, en voyant des obstacles surgir de tous côtés, que son ascendant n’était pas irrésistible et qu’il ne suffisait pas de soulever une question pour que toute l’Europe s’inclinât. S’il souhaitait la guerre, il ne la voulait pas à tout prix ; son traité avec la Sardaigne n’était que défensif. Il avait eu la sagesse de se réserver le choix de l’heure pour intervenir militairement, et, dans la note soumise à ses ministres au mois de décembre 1858, il avait déclaré formellement qu’une guerre contre l’Autriche devait, avant tout, être juste et consacrée par l’opinion. Or, au mois de mars 1859, le sentiment public en France était loin d’approuver un conflit, et l’Autriche, au lieu de repousser les conseils de la diplomatie, semblait les écouter. Il importait donc d’attendre qu’il fût parfaitement démontré qu’on n’avait rien négligé pour conjurer la lutte ; alors, si nous devions tirer l’épée, ce ne serait que contraints et forcés. De là des doutes, des colères à Turin, et des résistances à Paris. Plus M. de Cavour devenait provocant, plus le gouvernement français affirmait ses sentimens pacifiques. Il n’y avait pas, comme on l’a prétendu, un double jeu combiné entre l’Empereur et M. de Cavour, réservant à l’un le rôle de provocateur et à l’autre celui de conciliateur. Si M. de Cavour ne voyait, pour résoudre le problème italien, d’autre dénouement que la guerre, l’Empereur ne désespérait pas d’une solution pacifique, et, en tout cas, il n’entendait pas se départir du privilège stipulé en sa faveur dans le traité de Turin, du mois de janvier. Il voulait épuiser toutes les procédures diplomatiques pour convertir l’opinion et les cabinets européens à la nécessité de satisfaire l’Italie et de la rendre à elle-même. Il était, à ce moment, si peu résolu à provoquer le conflit, qu’il s’adressait même directement et confidentiellement au cabinet autrichien pour l’amener à modifier, de concert avec lui, l’état des choses dans la péninsule. Dans un long mémoire, il traçait un tableau affligeant de la condition de l’Italie et demandait avec instance, dans l’intérêt de la paix et de l’ordre en Europe, que l’Autriche consentît : 1° à une confédération italienne ; 2° à des réformes ; 3° à la dénonciation de ses traités secrets.

Tel était l’état d’esprit de Napoléon III au mois de mars 1859 ; son allié, désespéré, inclinait à se jeter, coûte que coûte, dans une formidable aventure, sans tenir compte ni de l’opinion de la France, ni du mauvais vouloir de l’Europe. L’Autriche était sur le pied de guerre, mais elle avait pris vis-à-vis de l’Angleterre l’engagement de ne pas attaquer la première ; il n’y avait donc pas péril en la demeure. D’autre part, les passions que sa politique avait soulevées en Lombardie rendaient douloureuse la situation du Piémont. Le cabinet de Vienne réclamait à la fois son désarmement et son exclusion du congrès. Comment discuter les réformes sans permettre au Piémont de participer à la discussion, et comment exiger qu’il restât sans défense, si les délibérations ne devaient pas aboutir ? Ces exigences étaient à la fois blessantes et dangereuses ; il était à prévoir que M. de Cavour, dont l’exaltation allait croissant avec les événemens, ne s’y soumettrait pas. Et cependant ne pas épuiser, avant d’agir, toutes les ressources de la diplomatie, c’était fournira l’Autriche un prétexte pour entamer la lutte.

On ne pouvait pas davantage reprocher à Napoléon III de sacrifier la cause de l’Italie, au moment où, grâce à lui, celle-ci allait être solennellement soulevée dans un congrès, et où il s’efforçait de convertir le cabinet de Vienne à l’idée des réformes et d’une confédération nationale. Mais le comte de Cavour n’avait que faire d’un congrès ; il lui fallait la guerre, et une guerre à fond, révolutionnaire ; plus elle durerait, plus il serait aisé de lui faire perdre la physionomie d’une expédition française et de lui donner un caractère purement italien.

Le comte de Cavour télégraphiait à M. de Villamarina (18 mars) : « Je mande au prince Napoléon que le congrès produit un effet désastreux dans la Lombardie et partout. Si la Sardaigne est exclue, je serai forcé de donner ma démission. Veuillez dire à Nigra qu’il recevra une lettre pour l’Empereur ; il faut qu’il parle avec énergie et lui dise que Walewski a écrit à La Tour d’Auvergne de manière à nous décourager et à nous pousser à un acte désespéré. » M. Nigra courut au Palais-Royal pour y demander aide et conseil ; mais le prince Napoléon était en froid avec son cousin et tout à fait brouillé avec le comte Walewski. M. Nigra ne put donc que s’engager à télégraphier à son chef de venir sans retard plaider lui-même sa cause aux Tuileries. Le 25, M. de Cavour arrivait à Paris. Il eut recours à toutes les ressources de son esprit, flatta, caressa, menaça, sans parvenir à ébranler la volonté du ministre. Fut-il plus heureux auprès du souverain ? C’est probable, mais cela n’est pas certain, à en juger par les impressions contradictoires qu’il paraît avoir rapportées de son voyage et par la longue épître qu’avant son départ il adressa à l’Empereur.

Le comte Walewski ne pouvait pas laisser ignorer à notre ministre à Turin ce qui venait de se passer. Voici ce qu’à la date du 30 mars il écrivait au prince de la Tour d’Auvergne :

« Le comte de Cavour part, je crois, ce soir. Pendant son séjour ici, ses efforts ont tendu : 1° à me renverser, 2° à obtenir son entrée au congrès ; 3° à empêcher la réunion du congrès ; 4° à faire en sorte que, si le congrès se réunit, il ne puisse pas aboutir. Il s’est agité, il s’est démené, il a passé du tragique au doucereux ; il a essayé du pathétique, de la menace, de toutes choses enfin. Il avait pour auxiliaire le prince Napoléon ; il a trouvé des adversaires dans tous ceux, sans exception, avec lesquels il a été en rapport. Je l’ai vu deux fois chez moi, une fois chez l’Empereur. A sa première visite, nous nous étions séparés presque amicalement ; aujourd’hui, il est sorti de mon cabinet plus que mécontent. J’ai pourtant été très maître de moi pendant toute la conversation, et je n’ai opposé à ses violences, et presque à ses menaces, qu’un calme qui peut-être lui a paru dédaigneux. Il m’a dit qu’il ne lui restait qu’à partir pour Londres et à se donner à l’Angleterre. Dans un autre moment, c’était sa démission et l’Amérique en perspective d’où il publierait sa justification. L’abdication du Roi apparaissait toujours sur le second plan. Parfois enfin, il se redressait en me disant : « Nous vous entraînerons à la guerre malgré vous, » etc, etc. Je vous fais grâce du reste. Il m’a quitté en m’annonçant qu’il allait prendre les ordres de l’Empereur et qu’il partirait après, s’il y avait lieu.

« Voilà pour la teinte générale du tableau. Quant aux détails, il emporte avec lui un pro memoria dont je vous envoie, très confidentiellement et pour vous seul, copie. Il voulait absolument que je lui disse que c’était là notre ultimatum et que, si nous ne réussissions pas à l’obtenir, nous romprions. Je lui ai répondu que nous n’avions pas d’ultimatum ; que nous conservions toute notre liberté d’action ; que nos efforts tendraient à obtenir les points indiqués, mais que nous agirions selon les circonstances, sans prendre aucune espèce d’engagement.

« Je lui ai très catégoriquement expliqué que les représentans des États italiens auraient au congrès la position qu’avaient les plénipotentiaires hollandais à la Conférence de Londres en 1831, c’est-à-dire que le congrès les admettrait, tout en se réservant de délibérera cinq, s’il le jugeait à propos.

« La grande question a été le désarmement. L’Angleterre et l’Autriche en font presque une condition sine qua non. Elles entendent par le désarmement le renvoi des contingens : Cavour affirme qu’il ne déférera pas à cette injonction. Nous ferons nos efforts pour que les puissances se bornent à demander avec nous que les Autrichiens et les Sardes mettent dix lieues d’intervalle entre leurs avant-postes ; mais, jusqu’à présent, cette combinaison ne satisfait nullement l’Angleterre, l’Autriche, ni même la Prusse.

« J’ai lu à M. de Cavour les quatre bases anglaises, mais je ne lui en ai pas donné copie. Le pro memoria que j’ai remis entre ses mains est une communication purement confidentielle. Tâchez qu’il n’en abuse pas ; car, s’il le livrait à la publicité, cela pourrait donner lieu à de grands embarras. Si M. de Cavour donnait à ce qui s’est passé ici un autre caractère, s’il cherchait à faire envisager les choses à un autre point de vue, n’hésitez pas à rectifier ses assertions. Sa dépêche à M. d’Azeglio, qui a été publiée dans tous les journaux, contient des allégations qu’il est aussi désirable de ne pas laisser passer. Il qualifie d’acte agressif l’attitude de l’Autriche ; or, vous savez que nous avons un grand intérêt à ne pas laisser abuser du mot : acte agressif. »

Ces appréciations un peu amères étaient bien justifiées, au sortir de discussions aussi passionnées. Si M. de Cavour, en voulant la guerre à tout prix, croyait bien servir la cause italienne, le comte Walewski, en conseillant la paix, croyait bien servir la cause française. La situation de la France, à ses yeux, ne laissait rien à désirer ; pourquoi la compromettre ? Nous étions si bien les arbitres, que toutes les puissances consentaient avenir délibérer solennellement sur une question qui les importunait et que la volonté seule de l’Empereur avait réellement fait naître. La fortune offrait le moyen de sortir d’une impasse périlleuse, et c’était la mettre à une rude épreuve que de faire manquer le congrès par des exigences injustifiées.

Mais peu importait au ministre piémontais l’intérêt français ; l’intérêt italien seul lui tenait à cœur, )et c’est pour le faire prévaloir qu’avant de partir, après d’infructueux efforts, il en appelait encore une fois, dans les termes suivans, aux souvenirs et aux sentimens généreux de l’Empereur.

« Sire, le sentiment de la terrible responsabilité qui pèse sur moi, et la confiance que m’inspire la bonté de Votre Majesté à mon égard, me décide à m’ouvrir sans réserve à Votre Majesté. La dernière conversation que j’ai eue hier avec le comte Walewski en présence de Votre Majesté m’a navré. Elle a changé mes doutes en certitude, et j’ai acquis la douloureuse conviction que le comte Walewski est décidé à nous perdre, à forcer le Roi à abdiquer, moi, à donner ma démission, à pousser le Piémont vers un abîme. Il paraît croire qu’il existe en Italie un parti libéral modéré en état de modifier la ligne de conduite que le Roi et son gouvernement ont tenue jusqu’ici, d’accord avec Votre Majesté, en faisant accepter des concessions illusoires comme une satisfaction suffisante à des espérances que les paroles de Votre Majesté et l’attitude de la Sardaigne y ont excitées depuis trois mois.

« Le comte Walewski se trompe : quelle que soit l’issue du congrès, nous aurons bien de la peine à persuader aux Italiens de s’en contenter ; mais il doit en résulter des faits plus importans que ceux que Votre Majesté a bien voulu indiquer dans l’écrit qu’elle a daigné me communiquer ; il s’ensuivra une terrible catastrophe. Le Roi se trouvera acculé entre une folie ou une lâcheté. Il ne lui restera d’autre ressource que de descendre du trône pour aller mourir dans l’exil comme son père ; les ministres, moi surtout, sinon exclusivement, nous deviendrons l’objet de l’indignation du public, et ce qui pourra nous arriver de moins malheureux, ce sera d’aller cacher dans quelque obscure retraite nos têtes frappées de réprobation par nos malheureux concitoyens. Cette catastrophe est inévitable, si le comte Walewski peut réaliser ses projets. En effet, n’a-t-il pas déclaré devant Votre Majesté, contrairement à ce qu’Elle avait bien voulu me dire quelques heures auparavant, que la demande de la démolition des fortifications de Plaisance était à peine soutenable, que tout ce que les puissances pouvaient établir, c’était le principe d’une confédération posée sur des bases libérales ? Mais, si le comte Walewski va au congrès avec ces idées, nous sommes perdus sans retour. Cette idée ne peut être accueillie par l’âme généreuse de Votre Majesté. Elle ne peut vouloir que le plus fidèle, ou pour mieux dire le seul allié que Votre Majesté ait en Europe, tombe victime de la diplomatie, après avoir en quelque sorte remis entre les mains de Votre Majesté sa couronne, sa vie, et sa famille. Que Votre Majesté daigne rappeler à son souvenir ce qui s’est passé, il y a un an, et Elle verra combien le Roi, le Piémont méritent peu le sort que leur prépare le comte Walewski.

« Au premier appel qu’a fait Votre Majesté, le Roi a répondu avec la plus entière confiance. Sans s’inquiéter des dangers auxquels il s’exposait, il a accepté sans réserve les propositions que Votre Majesté lui a adressées. Tout ce que Votre Majesté a bien voulu m’indiquer à Plombières a été sanctionné par lui, et, depuis mon retour, tous ses actes, comme tous ceux de son gouvernement, ont été concertés d’avance avec Votre Majesté.

« Le Roi désire ardemment de continuer à marcher dans un parfait accord avec Votre Majesté. Tout ce qu’il demande, c’est de n’être pas placé dans une position où il serait, en quelque sorte, forcé de sanctionner la ruine de son pays et le triomphe en Italie de l’Autriche et de la révolution. Des circonstances malheureuses et imprévues ont décidé Votre Majesté, dans sa haute sagesse, à modifier les plans primitifs sans altérer le but qu’Elle a l’intention d’atteindre. Je n’ai pas hésité à reconnaître la convenance de cette détermination. J’apprécie dans toute leur étendue les difficultés immenses que Votre Majesté a rencontrées sur son chemin. Aussi je considère comme un devoir impérieux pour la Sardaigne de faire tout ce qui dépend d’elle afin d’aider Votre Majesté à les surmonter. Mais, la main sur la conscience, je crois devoir déclarer que la ligne que se propose de suivre le comte Walewski, tout en perdant la Sardaigne, ne sauvera pas la France. Il faut, pour éviter une haine commune, qu’il sorte du congrès ou la guerre ou une trêve qu’on puisse faire accepter à l’Italie. Que gagnera la France à la chute de la Sardaigne, à la désorganisation complète du parti national dans la Péninsule, qui est maintenant entièrement dévouée à Votre Majesté ?

« Elle aura transformé l’Italie en une ennemie mortelle, sans regagner l’amitié de l’Angleterre ou diminuer la haine de l’Autriche. Les puissances ont pénétré assez avant dans les projets de Votre Majesté pour pouvoir de bonne foi reprendre envers Elle leur ancienne habitude. Une défiance réciproque existera toujours entre elles, et cette défiance amènera nécessairement la guerre dans des circonstances beaucoup moins favorables que celles qui se présentent maintenant. Mieux vaut mille fois la guerre dans deux ou trois mois, avec le concours dévoué des Italiens, qu’une paix ou une trêve, qui diminuerait l’immense prestige dont elle entoure le nom de Votre Majesté. Votre Majesté comprendra par ce que je viens de lui exposer combien sont grandes les appréhensions de mon esprit. J’espère qu’Elle daignera les dissiper avant mon départ, en fixant d’une manière précise et absolue le memorandum qu’elle posera à l’Autriche.

« Sans cette pièce, je ne saurais, en vérité, comment me présenter devant le Roi, que l’incertitude de sa position tourmente et exaspère. Votre Majesté peut compter à cet égard sur le secret le plus absolu. Je lui donne ma parole d’honneur.

« Il me reste à supplier Votre Majesté de me pardonner ce que mon langage peut avoir de trop vif. Elle sera disposée à l’indulgence, si Elle considère qu’ayant gardé pour moi seul le secret des négociations qui ont eu lieu avec Votre Majesté, je sens le poids immense de la responsabilité qui repose sur ma tête, responsabilité qui ne m’effrayerait pas, si ma position et ma vie étaient seules engagées, mais qui devient écrasante, lorsque je pense qu’elle me rend coupable devant Dieu et devant les hommes des désastres qui menacent mon Roi et ma patrie.

« Je prie Votre Majesté d’agréer l’hommage du profond respect avec lequel je suis, de Votre Majesté, le très humble et très obéissant serviteur. »

Cette lettre mélodramatique était calculée pour impressionner une âme rêveuse et compatissante. Mais ne restait-il réellement au roi de Sardaigne d’autre alternative que d’abdiquer et à son ministre déshonoré de chercher un refuge en Amérique ? Le prince de la Tour d’Auvergne, bien placé pour être renseigné, ne laissait pas entrevoir d’aussi tragiques perspectives, ni sir James Hudson, qui jugeait au contraire que le congrès contribuerait beaucoup à apaiser les passions en Italie. Les diplomates, plus que jamais aux écoutes, furent vite instruits des scènes violentes provoquées par le conseiller de Victor-Emmanuel au quai d’Orsay et jusque dans le cabinet de l’Empereur. Dès le 30 mars, lord Malmesbury informait son envoyé à Vienne que Cavour avait tenu le langage le plus vif, le plus exalté, qu’il était allé jusqu’à déclarer « qu’il aurait la guerre en dépit de tous les congrès. » Le prince Albert, dont la plume était toujours prête à raconter un incident fâcheux pour la France, se hâtait d’écrire à son oncle, en brochant sur le tout : « Cavour refuse absolument de désarmer et quitte Paris fort irrité, menaçant de provoquer la guerre qu’on le veuille ou non. Il a empoché des promesses écrites d’appui dont il ne veut pas dégager l’Empereur, qui est dans la position la plus embarrassée. Il cède aux menaces de son cousin, qui lui demande de ne pas se déshonorer par une lâcheté, en disant qu’opposé dans l’origine à sa politique italienne, il y avait été amené par son mariage. »

Que s’était-il passé dans l’audience des Tuileries ? Cavour avait-il réussi à ébranler l’Empereur et à le ramener à ses idées ? Ou bien son éloquence s’était-elle infructueusement dépensée ? Les versions étaient contradictoires. Cavour lui-même écrivait au général La Marmora, le 29 mars : « La guerre est inévitable, nous l’aurons avant deux mois sur le Pô et sur le Rhin » (ce qui n’entrait nullement dans les intentions de Napoléon III). Lord Cowley, d’autre part, faisait savoir à Londres qu’il avait reçu du comte Walewski les assurances les plus positives que M. de Cavour n’avait pas réussi à ébranler l’Empereur dans son intention de maintenir la paix. Enfin sir James Hudson mandait de son côté, à la date du 3 avril, que Cavour, depuis son retour, manifestait des sentimens concilians et pacifiques.

La vérité, évidemment, est entre les deux versions. M. de Cavour avait dû sortir des Tuileries ni absolument découragé ni pleinement rassuré. C’est la moralité qui ressort d’une dépêche de M. Nigra au général La Marmora : « Cavour, télégraphiait M. Nigra, part demain ; il n’est guère satisfait de ses conférences avec l’Empereur et Walewski. »


XIX. — LE COMTE DE CAVOUR ET L’ÉMIGRATION HONGROISE

Kossuth, le grand agitateur hongrois qui, en 1849, gouverna la Hongrie, a consacré, dans les Souvenirs et Ecrits de mon exil, tout un volume à la guerre d’Italie. Son patriotisme était ardent, son imagination exaltée ; il croyait, sans se rendre compte des impossibilités matérielles ni des obstacles diplomatiques, que, si Napoléon III avait su hardiment associer, en 1859, la cause de l’indépendance hongroise à celle de l’indépendance italienne, l’Europe eût été à jamais délivrée du despotisme militaire. Kossuth, comme tous les proscrits, sacrifiait aux chimères ; si la Hongrie avait partagé sa foi, elle se fût soulevée spontanément, en voyant l’Autriche aux prises avec la France ; elle eût fait en 1859, sans attendre le débarquement d’une armée française à Fiume, ce qu’elle avait fait en 1849. Or, la Hongrie ne bougea pas, et les désertions de soldats hongrois enrôlés dans les régimens autrichiens furent en petit nombre. M. de Cavour et tous ceux qui avec lui escomptaient une insurrection hongroise en furent déçus. Le livre de Kossuth n’en est pas moins instructif ; il montre la place que la révolution a occupée dans les combinaisons de Victor-Emmanuel et de son ministre, de Napoléon III et de son cousin. Une conflagration générale avec l’aide des élémens révolutionnaires cosmopolites devait permettre à Cavour de se soustraire à la tutelle française et d’élargir le plan de Plombières bien au-delà des prévisions de son allié. C’est ce qu’il désirait. « Nous sommes perdus, disait-il au général La Marmora, si nous devons à la France notre indépendance. » — L’Italie, depuis cinquante ans, était d’ailleurs un foyer de conspirations où s’alimentaient à la fois le patriotisme populaire et les ambitions de la maison de Savoie.

Napoléon III n’entendait pas, comme M. de Cavour, jouer le tout pour le tout en bouleversant le monde ; il se préoccupait de l’attitude et des sentimens des puissances. La révolution était une arme qu’il tenait en réserve pour la retourner contre les gouvernemens qui se coaliseraient contre lui. « Si l’Europe entière est contre moi, disait-il, il faut bien que j’aie recours aux seuls alliés qui s’offrent à moi. » Ses ministres renversaient l’argument en répondant : « Si les gouvernemens se rapprochent et cherchent à se liguer contre vous, c’est précisément parce qu’ils savent que, secrètement, vous êtes avec la révolution ; il dépend absolument de votre politique de ne pas les avoir contre vous, en ne les menaçant pas de mettre le feu aux quatre coins de l’Europe. D’ailleurs, ne comptez pas sur la révolution, jamais elle ne pactisera avec vous, si ce n’est avec l’arrière-pensée de vous renverser. »

Le prince Napoléon, autoritaire de tempérament et républicain de conviction, frayait avec les réfugiés politiques de tous pays, dans la même pensée que son cousin, mais avec exagération et ostentation. Il poursuivait, et ne s’en cachait pas, la ruine de l’Autriche rétrograde et cléricale. Il n’était pas seul en France à prêcher sa destruction. « Le tombeau où s’est englouti le Saint-Empire romain réclame l’Autriche, ce vampire attaché aux flancs des nationalités mutilées ! » s’écriait Henri Martin, en termes plus pompeux que judicieux.

Quant au roi Victor-Emmanuel, tout le portait à conspirer : ses instincts, son éducation, et les nécessités de sa situation. Il ne se bornait pas à pactiser avec les états-majors de la révolution ; il descendait jusqu’aux soldats obscurs et mal famés.

M. de Cavour tenait Kossuth pour une force ; il chercha à se l’attacher. Pendant son séjour à Paris, il voulut savoir à quel prix il obtiendrait son concours. M. Bixio lui amena Szarvady, le mandataire de Kossuth. « Quelles sont ses conditions ? demanda M. de Cavour à Szarvady. — Une étroite solidarité entre la cause hongroise et la cause italienne et des garanties écrites.

— J’admets la solidarité, car, tant que l’Autriche ne sera pas définitivement écrasée, l’Italie ne sera pas tranquille. Mais nous ne pouvons vous donner des garanties écrites ; il ne nous est pas possible de signer avec Kossuth un traité, comme avec une puissance existante et reconnue. » Szarvady observa qu’il ne demandait pas de traité, mais simplement une lettre de Napoléon III.

« Si j’étais ministre de l’Empereur, répliqua Cavour, j’hésiterais peut-être à lui donner le conseil d’écrire à Kossuth alors que Hübner est encore accrédité à Paris. C’est une chose sérieuse. Ma position, d’ailleurs, n’est pas moins délicate. Kossuth est en relations intimes avec Mazzini, notre adversaire implacable, il est même le collaborateur de son journal l’Italia del Popolo, et, si Mazzini est notre adversaire politique, il est l’ennemi acharné de l’Empereur ; car, sans se cacher, comme s’il cédait à une monomanie, tous les trois mois il lui dépêche des assassins. Que dirait-il, si je me permettais de lui recommander l’ami de Mazzini ? C’est très délicat. Que demande en somme Kossuth ? Veut-il que nous envoyions une armée en Hongrie ? Il faudrait pour cela que nous fussions déjà à Vienne. L’envoi de cinquante mille hommes à Fiume demanderait d’ailleurs des mois. Reste même à savoir si l’Angleterre le tolérerait ; nous ne sommes pas sûrs d’elle. Entendez-vous avec les Roumains ; nous vous donnerons des armes, cent mille fusils, si c’est nécessaire, et, par-dessus le marché, des subsides.

— Nous ne demandons pas cinquante mille hommes, répliqua Szarvady ; dix mille hommes nous suffiraient. Si nous tenons à l’envoi d’une armée, c’est à titre de garantie, pour n’être pas exploités en vue d’une diversion. Nous voulons que la solidarité de la cause italienne et de la cause hongroise soit bien hautement établie. »

M. de Cavour ne s’y laissa pas prendre ; il éluda la réponse en émettant des doutes sur les sympathies de la Croatie. Les Croates l’inquiétaient. « Comment ferez-vous pour traverser les Confins militaires ? Tâchez, avant tout, de vous assurer la bienveillance de la Russie, car, cette fois, vous ne pourrez pas, comme en 1849, compter sur les Turcs ; ils sont avec les Autrichiens. Mais prenez garde ! le Russe est comme le Grec ; on ne sait jamais ce qu’il pense ! »

Avant de congédier Szarvady, le ministre observa qu’il y aurait grand inconvénient à parler de tout cela à l’Empereur, « ce qui ne l’empêcha pas, dit Kossuth avec une pointe d’aigreur, de courir aux Tuileries et de tout lui répéter, ainsi qu’au prince Napoléon. »

M. de Cavour était renseigné ; il savait que Kossuth, malgré son intimité avec Mazzini, était prêt à marcher avec lui ; s’il avait rompu l’entretien pour courir chez l’Empereur et lui annoncer cette bonne nouvelle, c’était pour ne pas trop mêler à des affaires aussi scabreuses un homme qui « parlait à cinquante journaux. » Il laissa à M. Nigra[2] le soin de continuer avec Szarvady les pourparlers hongrois que, de longue date, il avait personnellement ouverts avec le général Klapka.

Kossuth, dans ses Souvenirs, parle des relations nouées par le général avec la cour de Turin. « Klapka, dit-il, est venu me voir à Londres le 17 janvier ; il m’a dit que la guerre était certaine, qu’il avait eu des entretiens à Paris avec le prince Napoléon et à Turin avec Cavour, qu’il avait également conféré pendant deux heures avec Victor-Emmanuel, et que celui-ci lui avait dit qu’il était décidé à faire la guerre coûte que coûte, au risque de jouer sa couronne ; qu’il le devait aux espérances des Italiens, à la mémoire de son père, et à la haine de l’Autriche dans laquelle il avait été élevé.

On a vu, dans tous les temps et sous toutes les latitudes, des ministres tramer des complots, fomenter des insurrections pour diviser, affaiblir leurs adversaires ; mais on n’avait pas vu encore des souverains conférer avec des agitateurs, leur accorder des audiences et traiter avec eux de puissance à puissance. C’est à l’insu de la reine Victoria que lord Palmerston a conspiré contre les trônes. Alexandre II ne s’est pas immiscé dans les menées panslavistes du prince Gortchakof en Orient ; le roi Guillaume 1er a gardé les mains blanches, tandis que M. de Bismarck, lui aussi, recrutait des légions hongroises, ou bien que sa diplomatie à Florence pactisait ouvertement avec Garibaldi et secrètement avec Mazzini ; que ses émissaires en Espagne s’appliquaient, en 1868, à renverser la reine Isabelle ; qu’enfin sa police nouait à Paris des intelligences avec les gens de la Commune.

Rien n’est plus étrange que ces contacts clandestins de Victor-Emmanuel et de Napoléon III avec la révolution. Il semblerait qu’ils aient trouvé tous deux dans ces mystérieux conciliabules un plaisir d’un genre particulier. Se doutaient-ils que leurs paroles protocolées seraient aussitôt colportées dans tous les carrefours et livrées un jour à l’histoire ?


XX. — LA SOMMATION DE L’AUTRICHE AU PIÉMONT

Trois semaines s’étaient écoulées depuis que la Russie avait réclamé le congrès, et l’on piétinait toujours, sans pouvoir les résoudre, autour des mêmes questions : l’admission ou l’exclusion du Piémont des délibérations ; son désarmement préalable, ou un désarmement général, simultané, immédiat. La diplomatie est féconde en combinaisons ; chaque jour elle en inventait une nouvelle qui, ayant fait le tour des capitales, revenait à son point de départ, amendée ou défigurée par le mauvais vouloir du cabinet de Vienne ou l’opiniâtreté du cabinet de Turin. Napoléon III, soit calcul, soit qu’à ce moment il souhaitât sincèrement la paix, ne marchandait pas les concessions. Il adhérait sans trop se faire prier aux propositions de lord Malmesbury. Marcher d’accord avec l’Angleterre paraissait être son principal souci. La confiance dans le maintien de la paix s’affaiblissait pourtant de plus en plus. On ne croyait plus au succès des expédiens imaginés par les diplomates. On était convaincu que l’Autriche ne paraîtrait pas au congrès, tant que la Sardaigne ne renverrait pas ses contingens et ne licencierait pas ses volontaires. Le désarmement sarde était le point capital ; le comte de Buol, comme l’avait prévu lord Cowley, voyait dans le Piémont l’avant-garde de la France, et, comme gage des dispositions pacifiques de la cour des Tuileries, il exigeait qu’on désarmât à Turin. « En vérité, écrivait le prince Albert, le congrès ne danse pas comme celui de Vienne ; c’est à peine s’il marche. » L’Autriche était réellement dans une situation pénible. On lui demandait de laisser discuter ses droits, de renoncer à ses traités avec les princes italiens, d’introduire des réformes dans ses provinces, d’en imposer à ses alliés, tout cela pour satisfaire l’ambition du Piémont. Chacun lui réclamait quelque concession ; personne ne prenait sérieusement sa défense. Elle avait à subir, l’arme au bras, les provocations de M. de Cavour et, en plus, on voulait, sans souci de sa dignité et de ses légitimes ressentimens, qu’elle siégeât, comme une accusée sur la sellette, en face de son adversaire implacable pour en entendre les récriminations ? La concordance de sa politique avec celle de l’Angleterre l’avait autorisée à escompter l’appui du cabinet de Londres, et lord Malmesbury s’attachait aux basques du comte de Buol pour entraver ses mouvemens.

Du moins l’Allemagne, à en juger par ses démonstrations bruyantes, ne méconnaîtrait pas sa vieille confraternité. Mais les clameurs patriotiques ne sont pas toujours suivies d’effet ; la Prusse jouait peut-être un double jeu, et, en tout cas, la Russie vindicative la tenait en respect. Toutes ces considérations auraient suffi à troubler un politique froid, sensé, maître de lui. Or le comte de Buol était un ministre de courte vue, irritable et hautain. Il subissait l’influence du parti militaire, impatient d’en finir avec d’injurieuses provocations ; le souverain, d’ailleurs, partageait les sentimens de son armée. On lui prêtait d’amers propos. On racontait qu’en parlant de M. de Cavour, François-Joseph s’était écrié : « Que le roquet y prenne garde ! Je jetterai cent mille hommes en Piémont, je resterai trois jours à Turin, et j’y laisserai ma marque. » Les états-majors renchérissaient sur la parole impériale en déclarant que Turin serait la première étape vers Paris.

Tandis que l’Autriche murmurait en montrant le poing, Napoléon III multipliait ses déclarations pacifiques et, répudiant toute arrière-pensée de conquête, il allait jusqu’à déclarer spontanément que les délimitations territoriales étaient hors de cause. Ce n’était qu’en affirmant son respect pour les traités et en proclamant tout haut son désintéressement qu’il pouvait tranquilliser, paralyser l’Allemagne, et s’assurer la neutralité de l’Angleterre. Que ne procéda-t-il avec la même habileté en 1870 !

Le 18 avril, un débat solennel eut lieu à Westminster. Lord Malmesbury, interrogé sur les chances de paix, déclara que le désarmement était le seul point sur lequel il y eût désaccord, l’Autriche le réclamant avant le congrès et la France souhaitant qu’il fût l’objet de ses premières délibérations. Tout espoir, disait-il, n’était pas perdu encore ; mais, si la guerre venait à éclater, l’Angleterre se verrait forcée de garder une neutralité armée pour défendre ses intérêts et intervenir, si le conflit, au lieu d’être circonscrit à l’Italie, s’étendait au-delà. M. Disraeli tint le même langage à la Chambre des communes, en y ajoutant des commentaires blessans pour la Sardaigne : « Sa conduite, disait-il, était tout au moins ambiguë, et c’était la qualification la moins sévère qu’on pût lui appliquer. » Les ministres anglais étaient irrités de l’excessive subtilité de M. de Cavour, de sa fécondité à trouver des prétextes pour se soustraire à leurs conseils et faire échouer leurs combinaisons.

Jamais apôtre n’avait prêché la paix avec plus de ferveur et de persévérance que lord Malmesbury. Dès qu’il eut pénétré les desseins de l’Empereur, il s’était appliqué à le prémunir contre une politique de casse-cou par de pressans conseils qu’autorisaient leurs anciennes relations. Des avis, il avait passé aux admonestations, et des admonestations aux menaces. Un instant, au retour de lord Cowley de Vienne, il avait cru la paix assurée. Mais aussitôt la Russie, avec un perfide à-propos, s’était jetée à la traverse des négociations, en réclamant un congrès. Bien que tout fût remis en question, il ne s’était pas découragé ; il avait, après un instant d’humeur, repris les pourparlers plus ardemment que jamais et, cette fois encore, au moment où l’on croyait aboutir, la fatalité s’en mêlait. Ce n’était plus à Paris, ni même à Turin, que sa diplomatie était éconduite, mais à Vienne, par celui des gouvernemens européens dont les intérêts lui tenaient le plus à cœur. Cependant il espérait encore. Il lui paraissait impossible que l’Autriche pût assumer le rôle de provocatrice. Il proposa comme dernière planche de salut le désarmement général avec l’admission de tous les États italiens au congrès, la Sardaigne y compris. La France non seulement ne repoussa pas la proposition, mais elle promit d’exercer une forte pression sur le gouvernement sarde pour la lui faire accepter.

C’était beaucoup demander à M. de Cavour ; seul représentant de la politique nationale, il se fût trouvé au congrès avec les représentai des autres gouvernemens italiens alliés à l’Autriche et peu enclins aux réformes. « Nous ne désarmerons pas, écrivait-il au prince Napoléon ; mieux vaut tomber vaincus les armes à la main que de nous perdre misérablement dans l’anarchie, ou de nous voir réduits au rôle du roi de Naples. Nous avons une force morale qui vaut une armée ; si nous la perdons, rien ne nous la rendra. » Cavour se tenait trop volontiers pour déshonoré, dès qu’il se trouvait en face d’une invincible résistance. Un homme d’État peut être déçu, mais il n’est pas déshonoré parce qu’engagé dans une entreprise périlleuse et résolu à troubler la paix pour satisfaire ses ambitions, il se voit forcé de reculer devant des forces supérieures. Ses désespoirs, du reste, n’étaient qu’éphémères et artificiels ; vite il reprenait son calme et son sang-froid. Sa lettre au prince Napoléon était à peine partie que, sur une dépêche pressante de Paris, et sur une démarche collective du corps diplomatique accrédité à Turin, au lieu « de tomber les armes à la main, » il adhérait courtoisement au congrès.

Il est vrai qu’il n’avait pas dit son dernier mot ; il tenait en réserve un tour de sa façon qu’il allait jouer avec son incomparable virtuosité. C’est aux sentimens d’équité et de commisération des puissances que cette fois il faisait appel. Environ douze mille réfugiés de toutes les parties de l’Italie se trouvaient, à titre de volontaires, enrôlés sous le drapeau piémontais. Était-il juste et sage de les comprendre dans le désarmement ? Le gouvernement sarde, sans de grands dangers pour sa sécurité intérieure, pouvait-il jeter ces hommes sur le pavé, désespérés et sans ressources ? Ce n’était pas une question politique, mais bien d’humanité, d’ordre public…

Cet appel à la générosité des cabinets semblait la chose la plus simple, la moins provocante : cependant il était formulé avec l’arrière-pensée manifeste de pousser l’Autriche à bout. On estimait qu’il produirait sur elle l’effet du drap rouge agité par le toréador devant le taureau affolé. Il fallait réellement que M. de Cavour eût, dans la puissance militaire de la France, dans la rapidité de sa mobilisation et dans l’invincibilité de ses soldats, une foi absolue, pour jeter ainsi le gant à un adversaire qui, déjà, avait concentré plus de deux cent mille hommes en Italie, et pour braver l’Allemagne prête à se soulever.

Lord Malmesbury avait l’âme sensible et reconnaissante ; il sut gré à M. de Cavour de s’être soumis au désarmement et d’avoir accepté le congrès ; il se laissa attendrir sur le sort des volontaires ; avec candeur, il les recommanda instamment à la sollicitude de l’Autriche, sans se douter que cette nouvelle prétention du gouvernement sarde ferait sauter aux quatre vents l’échafaudage laborieux de sa diplomatie. Le cabinet de Vienne était à bout de patience ; il céda à la passion, au lieu d’écouter la raison. Le 18, à l’heure où la cause de la paix semblait enfin triompher, la guerre était secrètement arrêtée dans les conseils de François-Joseph. L’archiduc Albert, en mission à Berlin, reçut l’ordre de faire part au gouvernement du Régent des résolutions qui venaient d’être prises. On ne doutait pas de l’assistance de la Confédération germanique ; on tenait pour certain, d’après les assurances reçues de toutes les cours allemandes, que la Diète de Francfort déclarerait la guerre à la France dès que ses avant-gardes franchiraient les Alpes. Mais on n’était pas fixé sur les intentions du cabinet de Berlin, dont le langage demeurait vague et l’attitude louvoyante. La perspective d’une agression française en Italie ne le passionnait évidemment pas au même degré que les cours du Midi. L’Archiduc ne réclama pas une intervention immédiate ; son gouvernement se sentait de force à en finir avec le Piémont avant qu’une armée française ait eu le temps d’accourir. Il tenta de concerter un plan d’opérations militaires en prévision d’une guerre générale qui, du Tessin, s’étendrait sur le Rhin. La Prusse ne se souciait pas de faire la guerre pour le plaisir de maintenir les traités particuliers que l’Autriche avait fait signer aux princes italiens. « Ce serait un crime, disait la Gazette de Cologne, de mettre l’Europe à sang pour une cause aussi frivole. » Le baron de Schleinitz, d’ailleurs, n’avait pas attendu l’arrivée de l’archiduc Albert pour exposer sa politique. Dès le mois de février, il avait déclaré que, s’il n’entendait pas se dérober à ses devoirs fédéraux, il se refusait à prendre des engage mens excédant ces devoirs. Ce qui voulait dire qu’il se réservait l’entière liberté de ses mouvemens et de ses appréciations. Ne pouvant rien obtenir de précis, l’Archiduc espérait du moins que le Régent donnerait son approbation tacite à la résolution arrêtée à Vienne d’adresser un ultimatum au Piémont. C’était le rendre moralement solidaire des événemens ; il s’y refusa. Le Prince-Régent était trop avisé pour se laisser prendre à des considérations sentimentales.

Malgré les passions du parti militaire et du parti féodal, qui ne s’inspiraient que de la haine contre la France, le ministère persista à ne pas vouloir confondre les intérêts de l’Autriche avec ceux de l’Allemagne. Il n’armait que pour donner le change à ses confédérés et être prêt à tirer parti des chances qui ne tarderaient pas à s’offrir à ses ambitions.

L’archiduc Albert n’avait pas encore quitté Berlin, que l’Autriche adressait au Piémont, le 22 avril, une sommation injurieuse, le mettant en demeure de désarmer et de licencier ses volontaires. Depuis trois mois, l’Autriche manœuvrait à travers les récifs les plus dangereux, et, au moment d’entrer au port, saisie d’un accès de fièvre chaude, elle se rejetait dans la tempête, au risque d’y périr corps et biens.

M. de Cavour était arrivé à ses fins, on a vu avec quelle habileté et quelle persévérante énergie. Devait-il donc l’emporter, parce qu’il était la puissante incarnation d’une grande idée, de l’ambition séculaire d’un peuple ? On serait tenté de le croire en songeant aux maigres ressources dont il disposait pour accomplir son œuvre.

De ce long et laborieux imbroglio diplomatique qui, depuis trois mois, tenait l’Europe en suspens, il ne restait plus qu’un défi de guerre. L’ultimatum avait été remis le 22 avril ; le délai expirait le 29. Le traité du 18 janvier 1858, de défensif, devenait offensif. Le comte de Cavour télégraphia sur l’heure à Paris, et, dans une note officielle adressée au prince de la Tour d’Auvergne, réclama, au nom du Roi[3], l’assistance de cinquante mille hommes pour se prémunir contre une attaque.

L’Angleterre intervint une dernière fois comme médiatrice ; mais il était trop tard ; les décisions suprêmes venaient d’être prises par les ministres et les membres du conseil privé, réunis aux Tuileries sous la présidence du prince Napoléon.

M. de Cavour, de son côté, avait répondu par un refus catégorique aux sommations du comte de Buol, en le rendant responsable de la guerre. « Que la responsabilité, disait-il, pèse sur ceux qui, au lieu de se prêtera un accord pacifique, les premiers ont pris les armes et ont eu recours à des intimidations. » Il avait lu Montesquieu ; il savait que celui qui déclare la guerre n’est pas toujours celui qui l’a provoquée ; et il n’en rejetait pas moins sur l’Autriche l’odieux de la lutte que, depuis son entrée au pouvoir, il n’avait cessé de poursuivre.

Sa réponse expédiée, il écrivit à son ami d’Azeglio, envoyé en mission à Londres. Il trouvait que l’Autriche venait de commettre une insigne folie et bénissait le Ciel de s’être soumis au désarmement. « Il semblerait, disait-il, que la Providence m’ait inspiré. » Dans ses actions de grâces, il oubliait l’Empereur, qui était bien pour quelque chose dans son inspiration providentielle. Si Napoléon III n’avait pas tempéré sa fougue et réparé le mal causé par ses indiscrétions, son audacieuse combinaison eût misérablement avorté. Il reconnaissait du reste qu’on ne s’en tirerait pas sans recevoir quelques horions. « Nous nous préparons avec ardeur à la lutte suprême, écrivait-il ; nous nous attendons à recevoir des bottes au début, mais nous prendrons notre revanche. » La Providence, dont l’Empereur n’était à ses yeux que l’aveugle instrument, ne devait pas l’abandonner. Le 3 mai, l’état de guerre fut officiellement annoncé par le Moniteur. « L’Autriche, disait l’Empereur dans sa proclamation, a amené les choses à cette extrémité qu’il faut qu’elle domine jusqu’aux Alpes ou que l’Italie soit libre jusqu’à l’Adriatiqur. Car, dans ce pays, tout coin de terre demeuré indépendant est un danger pour son pouvoir. » La phrase était sonore, mais elle n’impliquait pas, comme on le prétendit plus tard, l’engagement d’affranchir l’Italie des Alpes à l’Adriatique.

Celle qui suivait, en revanche, ne prêtait à aucune équivoque ; elle affirmait le maintien du pouvoir temporel. « Nous n’allons pas en Italie, disait la proclamation, fomenter le désordre, ni ébranler le pouvoir du Saint-Père, que nous avons replacé sur son trône, mais le soustraire à cette pression étrangère qui s’appesantit sur toute la péninsule, et contribuer à y fonder l’ordre sur les intérêts légitimes satisfaits. »

Le manifeste disait aussi que « la France ne veut pas de conquêtes ; elle entend respecter les traités, à la condition qu’on ne les violera pas contre elle ; elle affirme hautement ses sympathies pour un peuple qui gémit sous l’oppression étrangère. Ses alliés naturels ont toujours été ceux qui veulent l’amélioration de l’humanité, et, quand elle tire l’épée, ce n’est pas pour dominer, mais pour affranchir. Le but de cette guerre est de rendre l’Italie à elle-même, et nous aurons à nos frontières un peuple ami qui nous devra son indépendance. »

L’Italie affranchie, le pouvoir temporel sauvegardé, l’ordre maintenu contre la révolution, les traités respectés et les conquêtes répudiées, tout le monde avait lieu d’être satisfait : les catholiques, les libéraux et les conservateurs, les peuples et les gouvernemens, et surtout les Italiens, pour lesquels on allait se battre.

Les allocutions de Napoléon Ier, comme son génie, étaient lumineuses, péremptoires ; celles de Napoléon III, comme son esprit, étaient lyriques, romantiques. L’oncle ne connaissait que sa volonté ; le neveu s’efforçait de concilier celle des autres avec la sienne ; L’un a succombé pour avoir trop voulu ; le second pour n’avoir pas su au juste ce qu’il voulait.

Du jour au lendemain, la guerre si hautement réprouvée devenait populaire ; les passions gauloises s’étaient soudainement réveillées. « Nous sommes une drôle de nation, disait Mérimée à son ami Panizzi ; je vous écrivais, il y a une quinzaine de jours, qu’il n’y avait en France qu’un seul homme qui désirait la guerre et je crois vous avoir dit la vérité. Aujourd’hui, tenez le contraire pour vrai. L’instinct gaulois s’est réveillé : c’est maintenant un enthousiasme qui a son côté magnifique et aussi son côté effrayant. Le peuple accepte la guerre avec joie ; il est plein de confiance et d’entrain. Quant aux soldats, ils partent comme pour le bal. Les banquiers et « les beaux messieurs » déplorent toujours le funeste entraînement, mais la masse est pour la guerre. »

« Il faut avant tout, avait dit l’Empereur à ses ministres, dans sa note du mois de décembre 1858, qu’une guerre contre l’Autriche soit juste et sanctionnée par l’opinion. » Fidèle à ce programme, il tirait aujourd’hui l’épée, provoqué, après avoir épuisé tous les moyens de conciliation, pour une grande cause qui, depuis cinquante ans, intéressait la France et s’imposait à la sollicitude de tous ses gouvernemens. L’Autriche n’avait-elle pas méconnu les conseils de tous les cabinets, et, en persistant à opprimer l’Italie, ne jetait-elle pas un outrageant défi à la civilisation, au progrès, aux principes des temps modernes ? C’étaient là de grands mots, fallacieux, décevans, mais c’est avec des phrases redondantes qu’on crée souvent l’enthousiasme chez nous. En relisant les discours, les manifestes, les écrits qui, depuis cinquante ans, ont servi de préambules aux guerres ou aux révolutions, on est tenté de se demander si la rhétorique n’est pas la pire ennemie de la France ?

L’Autriche ne tarda pas à reconnaître sa faute. L’opinion, qui lui avait jusqu’alors été plutôt favorable, se retourna contre elle partout en Europe, sauf en Allemagne ; on eût dit une saute de vent. Non seulement elle s’aliénait tous les cabinets, mais, chose infiniment plus grave, n’étant pas attaquée, elle se privait du droit de réclamer le secours de la Confédération germanique. Lord Derby qualifia sa conduite de criminelle. La presse anglaise la prit à partie. « Tant que l’Autriche, disait le Herald, organe du ministère, a paru disposée à agir avec sagesse et modération, elle a trouvé des sympathies ; maintenant qu’elle a tiré l’épée et jeté le fourreau, elle ne sera pas surprise de voir des sentimens tout différens animer les gouvernemens et les peuples. » — « Puisque l’Autriche a déclaré la guerre, disait à son tour le journal de lord Palmerston, qu’elle subisse son sort ! Notre rôle est d’observer la plus stricte neutralité et de faire en sorte que l’Europe adopte la même conduite. »

Les correspondances du prince Albert reflètent les soucis que lui causait la conduite de François-Joseph. Il avait reproché naguère à l’Autriche de ne pas profiter de son avance, de ressembler à un fusil chargé qui ne voulait pas partir ; il trouvait aujourd’hui que le fusil était parti inopportunément. « Elle a fini, écrivait-il à son oncle, par jouer le jeu de ses ennemies. C’est une grave erreur qu’elle a commise et qui cause ici une vive indignation. La voici de nouveau l’oppresseur de l’Italie, portant atteinte aux droits des peuples. »

Les conseils que prodiguaient, dans les coulisses, les trois princes de la maison de Cobourg étaient méconnus ; la guerre était déchaînée. Où s’arrêterait-elle ? L’Empereur en avait remontré aux plus habiles ; il avait su tourner tous les obstacles. L’Europe, qui devait l’arrêter et au besoin se coaliser contre lui, était forcée de le laisser faire et de l’approuver en quelque sorte. S’il remportait d’éclatantes victoires, qu’exigerait-il ? Les traités de 1815 ne seraient-ils pas déchirés, la Belgique envahie, l’Angleterre menacée d’une invasion ? Il est vrai qu’il déclarait solennellement que les circonscriptions territoriales seraient maintenues, et que la guerre serait « localisée, » mais « localiser la guerre » n’était qu’une locution nouvelle dans la langue diplomatique, et non une garantie[4]. Heureusement qu’un ministère tory était au pouvoir. Lord Derby, en annonçant la neutralité de l’Angleterre, avait eu soin d’ajouter qu’elle serait armée sur terre et sur mer, pour lui permettre d’intervenir, à son gré, partout où ses intérêts seraient compromis. Mais les élections étaient proches et la majorité disloquée ; on ne pouvait heurter de front le sentiment public, qui revenait à l’Italie après s’en être détourné. Lord Malmesbury, qui avait dit à M. de Beust, lors de son récent séjour à Londres, que si la Prusse devait concentrer ses forces sur le Rhin, l’Angleterre se chargerait de neutraliser la Baltique et la mer du Nord, se voyait aujourd’hui contraint d’informer les cours allemandes que, si elles participaient à un conflit contre la France, le gouvernement britannique, en raison de sa neutralité, se verrait dans l’impossibilité de protéger leur commerce maritime. Tels étaient les reviremens imprévus que la sommation autrichienne avait brusquement opérés dans l’opinion !

L’Empereur pouvait donc, avec une sécurité relative, prendre le commandement de ses armées ; sans se préoccuper de l’Angleterre, sans trop s’inquiéter de l’Allemagne, le cabinet de Berlin paraissant vouloir régler son attitude d’après celle du cabinet anglais.

Il partit de Paris le 10 mai au soir. Le trajet des Tuileries à la gare de Lyon fut une longue ovation, empreinte, disent les témoins de ces scènes enthousiastes, moins d’un vrai patriotisme que d’un caractère révolutionnaire. On sentait que la campagne qui allait s’ouvrir était inspirée par l’esprit cosmopolite. Ce n’était pas une guerre de frontières ni de sécurité : c’était, suivant la distinction que l’on faisait sous l’ancienne monarchie, une « guerre de magnificence. »


XXI. — L’EMPEREUR ET KOSSUTH

Les relations diplomatiques étaient rompues entre la France et l’Autriche, et l’émigration hongroise ne savait pas encore à quel titre et dans quelle mesure elle participerait aux événemens. Le gouvernement impérial évitait de s’expliquer. Il ne restait aux réfugiés hongrois qu’une seule chance de voir leur cause associée, drapeau levé, à la cause italienne : c’était de faire venir Kossuth à Paris, et d’obtenir pour lui, par l’entremise du prince Napoléon, une audience de l’Empereur. Mais Napoléon III consentirait-il à recevoir le collaborateur de Mazzini et à s’engager avec lui ? Rien n’était moins vraisemblable.

Arrivé à Paris le 4 mai, sous le nom de George Brown[5], Kossuth fut aussitôt introduit chez le prince Napoléon par Ladislas Teleki et le général Klapka. Le Prince manifesta ses sympathies pour la Hongrie et demanda à son interlocuteur de s’expliquer afin de lui permettre de faire connaître à l’Empereur le résultat de leur entretien. Kossuth exposa con amore la corrélation entre l’indépendance hongroise et l’indépendance italienne ; mais, avant de poser ses conditions, il demanda à être initié aux intentions de Sa Majesté. « Son dessein, répondit le Prince, est d’ériger la Hongrie en État indépendant ; il ne fait qu’une réserve, c’est que les Magyars ne proclament pas la république. Vous devez trouver cela naturel du moment que vous voulez faire cause commune avec deux monarques. »

Kossuth répondit qu’avant d’être républicain, il était patriote, et que la forme du gouvernement, à ses yeux, était secondaire. Il insinua toutefois qu’il serait heureux de connaître le candidat de l’Empereur au trône de Hongrie.

— L’Empereur, répliqua le Prince, sans avoir l’air de saisir l’insinuation, n’a aucune vue particulière.

Kossuth parla de la reconnaissance inhérente au caractère hongrois, et, voyant qu’on persistait à faire la sourde oreille, il se résigna en allant droit au but.

— Je ne cacherai pas à Votre Altesse que si la Hongrie devait son indépendance à la protection de l’Empereur, elle n’hésiterait pas à vous offrir la couronne de Saint-Étienne !

Le grand mot était lâché, mais il resta sans écho.

— Qu’il n’en soit plus question, dit brusquement le Prince, et surtout n’en soufflez pas mot à mon cousin. Nous autres Bonaparte nous avons beaucoup appris de notre oncle, et, entre autres choses, qu’il ne fallait pas placer des membres de notre famille sur des trônes étrangers. »

La couronne de Saint-Étienne était aux yeux de Kossuth ce qu’il y avait de plus enviable ; on la repoussait avec humeur ! Tant de désintéressement le surprit.

— Allons au fait, reprit le Prince, et dites-moi nettement ce que vous désirez.

Kossuth, en souvenir de sa vieille et grande popularité, croyait être resté la glorieuse personnification de sa patrie. Comme s’il était encore gouverneur de la Hongrie, ordonnant des levées et disposant des honveds, il parla de sa responsabilité envers son pays, dont il ne pouvait pas à la légère risquer les destinées. Après beaucoup de digressions, il réclama des deux souverains alliés l’engagement de ne pas disjoindre sa cause de celle de l’Italie. Il ne disposait que de son autorité morale, et rien ne disait qu’elle fût encore assez puissante pour entraîner les masses populaires comme en 1849 ; il exigeait néanmoins des garanties écrites en échange d’une assistance problématique que nous devions escompter au prix de notre or et de nos soldats.

Le Prince trouva sans doute ces prétentions exagérées, cari il ne les discuta pas. D’après lui, une déclaration verbale de l’Empereur, disant que l’indépendance de la Hongrie lui tenait à cœur, devait largement suffire. « Nous serions certainement rassurés par cette déclaration, dit Kossuth, mais personne ne peut prévoir le cours des événemens, et il nous faut des garanties. — Et quelles sont ces garanties ? répliqua le Prince impatienté. — Le drapeau français avec une armée française sur le sol hongrois, un manifeste de l’Empereur proclamant la Hongrie indépendante, alliée de la France et du Piémont. Si ces garanties nous étaient données, des centaines de mille combattans répondraient à mon appel, et je prendrais la direction du mouvement avec l’assistance d’un comité.

— Pas de comités, interrompit le Prince ; nous tenons à être prémunis contre les indiscrétions. »

Restait une dernière question à élucider, la plus délicate il est vrai, celle de l’assistance matérielle, autrement dit des subsides. « Il nous faut de l’argent, disait Kossuth ; nous sommes de pauvres proscrits sans crédit. Nous devons recourir à la générosité de l’Empereur afin de pourvoira l’organisation d’une armée ; mais, n’en doutez pas, ses avances seront considérées comme une dette nationale. »

Le Prince répondit qu’il en référerait à son cousin et demanderait même une audience pour permettre à Kossuth d’exposer à Sa Majesté son plan et ses vœux ; il ajouta que l’Empereur sans doute le recevrait dans la soirée. Kossuth courut aussitôt rue Saint-Dominique, à l’hôtel du colonel de Kiss, où l’attendaient impatiemment toutes les notabilités de l’émigration. Il s’empressa de satisfaire leur fiévreuse curiosité en leur racontant par le menu tout ce qu’il avait dit et entendu. Le Prince avait bien raison de se méfier des comités ; il eût mieux fait encore en ne correspondant pas avec celui qui s’offrait à les présider.

Le même soir, à onze heures, l’ancien dictateur pénétra par une porte dérobée, introduit par le prince Napoléon, dans le cabinet impérial. Après quelques phrases bienveillantes, l’Empereur lui dit qu’il serait heureux de pouvoir réaliser ses vœux, mais qu’en politique, tout dépendait des circonstances.

« Vous voudriez, à ce que m’a raconté le Prince, que j’étende le théâtre de la guerre du Pô au Danube et à la Theiss, et que par un manifeste la Hongrie, dont l’indépendance nationale serait proclamée, fût invitée à participer à la guerre à titre d’alliée ? Je ne verrais pas d’inconvénient à une proclamation, si je pouvais mettre une armée à votre disposition. La chose n’est pas sans précédent dans l’histoire de ma maison. Vous connaissez la proclamation que mon oncle a adressée à la nation hongroise en 1809. Cette proclamation, vous ne l’ignorez pas, n’a pas eu le don de soulever votre pays ; mais la situation, je le reconnais, s’est modifiée depuis l’insurrection de 1849. Toutefois il y a de grands obstacles à l’envoi de troupes, et le plus grand, c’est l’Angleterre. Le ministère tory se cramponne aux traités de 1815 ; déjà mal disposé au sujet de la délivrance de l’Italie, il ne permettrait pas que l’Autriche fût rayée du nombre des grandes puissances. Je ne puis pas risquer de me mettre l’Angleterre à dos.

— Je prends sur moi, répondit Kossuth, qui semblait ne douter de rien, de renverser le ministère tory ; » et il développa longuement les nombreux moyens dont il disposait en Angleterre pour agir sur l’opinion publique, très sympathique à la cause hongroise, et provoquer, avec lord Palmerston et quelques-uns de ses amis du Parlement, et en organisant des meetings, un changement de ministère. Il était, cela est certain, lié avec les chefs du parti libéral ; il avait des attaches dans les journaux, mais il s’exagérait la puissance de son action[6].

L’Empereur, sans rien promettre, congédia Kossuth en disant : « Ce que vous venez de me dire des moyens dont vous disposez pour amener un changement de ministère est très intéressant et d’une grande importance. La neutralité de l’Angleterre assurée après la chute des tories, vous aurez écarté le principal obstacle à la réalisation de vos vœux. »

Tout ce long entretien, avec de nombreux incidens que j’ai cru devoir omettre, se trouve relaté dans les Souvenirs et les Écrits d’exil, période d’Italie. Pour apprécier cette scabreuse entrevue sans trop s’en émouvoir, il importe de ne pas oublier que, le 4 mai, la guerre était déclarée, et que, peu de jours après, l’Empereur partait pour l’Italie. Il faut dire aussi qu’en 1859, la révolution avait encore un grand prestige ; n’avait-elle pas ébranlé les trônes en 1848 ? Elle inspirait toujours une sainte terreur aux gouvernemens. M. de Cavour croyait à cette force irrésistible, et l’avait fait entrer dans ses combinaisons. Le premier, avec Victor-Emmanuel, il s’était compromis et engagé avec elle, et c’est l’ascendant qu’il exerçait sur l’Empereur et son cousin qui les avait déterminés à conférer ainsi avec le chef de l’insurrection hongroise.


XXII. — L’EMPEREUR EN Italie

Le 12 mai, l’Empereur débarqua à Gênes. Il y fut reçu comme un libérateur. Il l’était en effet, car sans lui, à coup sûr, l’Italie, malgré « son étoile, » n’eût pas accompli ses destinées avec une telle rapidité et une telle plénitude.

Comme nos armées s’ébranlaient, la mort frappa le prince de Metternich, qui disparut ainsi à quatre-vingt-quatre ans, à l’instant même où s’écroulait son œuvre de compression.

Victor-Emmanuel était venu à Gênes saluer l’Empereur. M. de Cavour le rejoignit au quartier général, à Alexandrie. Il accourait moins pour féliciter Napoléon III et le remercier que pour lui présenter de scabreuses observations. La nomination du prince Napoléon au commandement du 5e corps appelé à opérer en Toscane sur le flanc des Autrichiens l’avait mis aux champs. Il y voyait l’arrière-pensée d’une restauration du royaume d’Étrurie au profit des Bonaparte. La suspicion était blessante. Loin de s’en offusquer, l’Empereur s’efforça de rassurer le ministre. Pour témoigner de son désintéressement, il lui répéta ce que le prince Napoléon avait dit à Kossuth, lorsque celui-ci faisait miroiter devant ses yeux la couronne de Saint-Etienne. Mais M. de Cavour était difficile à convaincre, il savait ce que valent les protestations. Il lui fallait une garantie. Il demanda que le 5e corps fût rattaché à l’armée piémontaise ; ce n’était qu’à cette condition qu’il rentrerait à Turin content et rassuré. L’Empereur, comme toujours, céda ; il donna le gage que l’impertinence de M. de Cavour réclamait de sa loyauté. En débarquant à Livourne, le prince Napoléon, dans une proclamation adressée aux Toscans, déclara « que l’unique ambition de l’Empereur était de faire triompher la cause sacrée de l’affranchissement d’un peuple, sans se laisser jamais influencer par des intérêts de famille. »

M. de Cavour se montra satisfait ; il aurait eu mauvaise grâce à ne pas l’être. Vit-on jamais pareilles exigences et tant de condescendance à les satisfaire ?

Ce fut le premier nuage qui, dès le début de la campagne, s’éleva entre les deux alliés, en attendant les scènes violentes que la conclusion de la paix devait provoquer à Villafranca.

Nos régimens arrivaient pêle-mêle, par terre et par mer, se débrouillant de leur mieux, sans direction et sans approvisionnemens, gardant leur entrain et leur belle humeur. Les soldats chantaient pour tromper la faim et se consoler de leur désarroi :

« Mourir pour l’Italie,
C’est le sort le plus beau.
Le plus digne d’envie. »

Il ne dépendait que de la décision du général Giülay de jeter la déroute dans nos campemens improvisés. Mais, au lieu d’aller de l’avant, il laissa à nos états-majors, par un changement subit de tactique, le temps de se reconnaître et de procéder à la formation des corps. Le combat de Montebello, qui déjà marquait dans nos fastes militaires, inaugura glorieusement la campagne. Bientôt l’armée, laissant les Autrichiens dans l’incertitude du point d’attaque, opéra un mouvement tournant qui les obligea à se replier sur le Tessin et à évacuer le territoire piémontais. Le Roi avait combattu héroïquement à Palestro. Les zouaves, qui étaient accourus au moment où ses troupes devenaient hésitantes, le saluèrent, émerveillés de sa bravoure, « premier soldat de leur régiment. » La bataille de Magenta, livrée le 4 juin, après les combats de Turbigo et de Buffalora, ouvrit définitivement le passage du Tessin et la route de Milan. Le 8 juin, l’Empereur fit son entrée aux côtés du roi de Sardaigne dans la capitale de la Lombardie, tandis que nous remportions un nouveau succès à Melegnano. Les deux souverains furent accueillis en triomphateurs. C’était, autour d’eux, plus que de l’enthousiasme, le délire inénarrable de la délivrance ! Napoléon III adressa deux proclamations, l’une aux soldats qui avaient si vaillamment combattu, l’autre aux Italiens. Frappé du peu d’empressement que ceux-ci mettaient à prendre les armes[7], il s’adressait à leur patriotisme et leur donnait des conseils aussi malhabiles que désintéressés. « La Providence, disait-il, favorise quelquefois les peuples comme les individus, on leur donnant l’occasion de grandir tout à coup, mais c’est à la condition qu’ils sachent en profiter. Profitez donc de la fortune qui s’offre à vous. Votre désir d’indépendance, si souvent déçu, se réalisera si vous vous en montrez dignes. Organisez-vous militairement ; unissez-vous sous les drapeaux de Victor-Emmanuel ; animés du feu sacré de la patrie, ne soyez aujourd’hui que soldats : demain, vous serez citoyens libres d’un grand pays. » Cette proclamation était à la fois blessante pour les Italiens, dont le patriotisme paraissait avoir besoin d’être stimulé, et compromettante pour notre politique, car elle annonçait l’entière délivrance de la péninsule et promettait de ne mettre aucun obstacle à la libre manifestation de la volonté nationale. On ne devait pas manquer de le rappeler amèrement à Napoléon III lorsque, après Solferino, poussé par d’impérieuses considérations, il dut précipitamment signer la paix en laissant son programme en souffrance…


G. ROTHAN.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 février et du 15 mars.
  2. Note des Souvenirs d’exil. — « Le 6 janvier, Szarvady adressa à Kossuth un rapport sur son entretien avec M. N…, chef du cabinet du comte de Cavour en mission à Paris. M. X… lui avait assuré que Cavour désirait le concours de l’émigration hongroise, et, M. Szarvady ayant, écrit-il, appelé son attention sur ce fait qu’ils s’adresseraient en vain à l’émigration, à moins de s’entendre avec Kossuth, M. X… déclara que lui aussi en était convaincu, mais que Cavour craignait que Kossuth, en raison de ses relations avec Mazzini, ne voulût pas se mettre en rapport avec lui. — Szarvady ayant certifié que Kossuth ne se laisserait détourner par rien, M. N… lui demanda s’il serait disposé à se rendre à Turin pour conférer avec Cavour. — Szarvady répondit qu’il en référerait à Kossuth. »
  3. En présence d’une agression imminente, le Roi demande à l’Empereur de lui envoyer 50 000 hommes pour sa sûreté.
  4. « L’Empereur et l’Impératrice ont écrit à la Reine, disait le Prince dans une lettre à Stockmar, à l’occasion de l’anniversaire de sa naissante : pour la tranquilliser, ils parlent de leur désir de localiser la guerre ; localiser est le mot d’ordre franco-russe aujourd’hui : on espère ainsi tranquilliser l’Europe et en finir plus vite avec l’Autriche. »
    C’est ce que Napoléon Ier écrivait aussi au prince Eugène en Italie en 1805, du camp de Boulogne : « Je vais donner une leçon aux Autrichiens, disait-il, et après je reviendrai à mes projets. » Il n’est pas bon d’ignorer complètement l’histoire.
  5. La police avait reçu l’ordre d’ignorer sa présence à Paris. « Toutes les difficultés, dit Kossuth, furent écartées de ma route. »
  6. On peut voir par une dépêche de M. de Persigny que lord Palmerston le renia et déplora les divulgations qu’il se permit dans la presse anglaise sur ses relations avec Napoléon III.
  7. Garibaldi, en attaquant les Autrichiens à Varese, n’avait pu réunir encore que 3 000 volontaires.