Napoléon (Jacques Bainville)/CHAPITRE IV

A. Fayard et Cie (p. 53-66).

CHAPITRE IV

ÉCLAIRCIES ET JOURS PÉNIBLES


Lorsque Bonaparte, capitaine comme devant, rentre dans l’armée après ce long et stérile intermède corse, c’est pour retrouver la guerre civile. Le Midi s’est insurgé contre la Convention. Affecté au 4e régiment d’artillerie, dans une compagnie qui tient garnison à Nice, Bonaparte y remplit des fonctions modestes. Le général du Teil, frère de son ancien protecteur d’Auxonne, l’emploie au service des batteries de côte. Le capitaine construit des fours à réverbère, invention nouvelle pour rougir les boulets destinés à « brûler les navires des despotes ». C’est dans ce style qu’il écrit alors et, en 1793, il était ordinaire et prudent d’écrire ainsi. Des fours à réverbère, il passe au train des équipages. Il est envoyé en Avignon pour organiser les convois de l’armée d’Italie, — presque un métier de charretier. Mais, sur la route, il trouve Avignon occupé par les fédéralistes marseillais. Il doit attendre que la ville soit reprise pour s’acquitter de sa mission.

Occupé à ces besognes obscures, il commence à s’inquiéter. Personne ne pense à lui. L’oubliera-t-on dans les postes subalternes ? Il a besoin d’attirer l’attention. D’Avignon, où il se morfond en préparant ses convois, il adresse une demande au « citoyen ministre » pour être affecté à l’armée du Rhin. Et, de la même plume, il compose le dialogue qui est intitulé le Souper de Beaucaire bien que, probablement, il n’ait pas été écrit à Beaucaire.

C’est un petit ouvrage d’une bonne venue, très bien fait. Même si ce n’était pas d’un futur empereur, on y reconnaîtrait du talent. Il y a plus que cela, une netteté qui va jusqu’à la force. Les arguments se pressent, rangés en bon ordre, les arguments politiques et militaires, pour prouver que l’insurrection du Midi est vaine ; qu’elle sera vaincue, qu’elle n’a ni les moyens ni surtout le souffle qui soutiennent la Vendée et la rendent si redoutable. Car le Souper de Beaucaire est une brochure d’actualité. L’auteur sait ce que c’est que la propagande. Il s’y est exercé à Ajaccio. Il fait, d’une tête froide et d’un esprit rassis, l’analyse d’une situation en même temps que l’apologie du gouvernement terroriste. Il démontre au fédéraliste marseillais que la cause des Girondins est perdue d’avance. Le « génie de la République » l’a abandonnée. La Convention l’emportera parce qu’elle dispose de troupes aguerries. La riche cité de Marseille sera ruinée par des représailles terribles. Elle à intérêt a cesser au plus tôt une résistance inutile et la raison le lui commande. Tout cela est dit avec autorité, mais avec élégance, l’auteur évitant le jargon révolutionnaire et les injures, affectant de ne prendre parti pour personne, de ne considérer que les faits. Rien ne pouvait être plus agréable aux représentants du peuple qui surveillaient la répression du fédéralisme dans le Midi.

Tout démuni d’argent qu’il était, Bonaparte avait payé de sa poche l’impression de la brochure. C’est qu'il calculait l’effet et il calculait bien. Elle était destinée moins à convaincre les insurgés qu’à attirer l'attention sur l'auteur. Par fortune Saliceti, avec qui Bonaparte s’était lié en Corse dans leur lutte commune contre Paoli, se trouvait parmi les commissaires de la Convention qui accompagnaient l’armée de Carteaux, chargée de réprimer la rébellion du Midi. Après avoir réduit Avignon, Nice et Marseille, Carteaux avait mis le siège devant Toulon insurgé qui avait appelé les Anglais. Le jeune capitaine, rejoignant Nice avec son convoi, s’arrêta au quartier général de Beausset pour faire visite à son compatriote Saliceti. Par fortune encore, il se trouva que le chef de bataillon Dommartin, commandant de l’artillerie, venait d’être blessé grièvement. Saliceti proposa que sa place fût donnée au « citoyen Buonaparte, capitaine instruit ». L’autre représentant, Gasparin, acquiesça. Les Convois s’en allèrent à Nice comme ils purent. Le Capitaine avait enfin un poste d’action.

S’il fut à même d’y montrer la justesse de son coup d’œil et son esprit d’initiative, il ne faudrait pas exagérer l’impression que produisirent ses talents militaires. La légende s’est emparée plus tard, mais assez tard, du grand Napoléon au siège de Toulon. Ce qu’il y eut de plus remarquable dans la part qu’il prit aux opérations, on ne pouvait alors ni le savoir ni l’apprécier et ses plus grands admirateurs eux-mêmes semblent à peine s’en être aperçus.

Onze années après, le jeune prince de Bade disant qu’il n’y avait rien à voir à Mayence, l’empereur lui répondit avec vivacité qu’il se trompait, qu’à son âge, chaque fois qu’il avait du temps à passer dans une ville, il l’employait à examiner les fortifications et c’est ce qu’il avait fait à Toulon quand, petit officier, il s’y promenait en attendant le bateau de Corse. « Qui vous dit que vous ne devrez pas un jour assiéger Mayence ? Savais-je alors que j’aurais à reprendre Toulon ? »

On tient ici un des secrets de Napoléon et l’une des justifications de sa fortune prodigieuse. La rapidité de la conception, la sûreté du coup d’œil, il les a, mais nourries d’étude. Eût-il su, en arrivant à l’armée de siège, par où il fallait attaquer Toulon, si, naguère, en passant là pour s’embarquer, il n’y avait, comme toujours et comme partout, appris quelque chose ? Au lieu de flâner au café, il s était rendu compte de la topographie, il avait regardé le système de défense, par cette curiosité, ce besoin de connaître qui ne se rassasiaient pas. De même, étant aux arrêts, il avait lu les Institutes de Justinien sans se douter qu’il présiderait un jour, dans un Conseil d’État, à la rédaction du Code civil. De même encore, dans sa chambre à huit livres huit sols par mois, il avait pris des notes sur la Constitution de la Suisse sans prévoir qu’il deviendrait médiateur de la Confédération helvétique. À toutes les pages, son histoire enseigne l’avantage de la science, comme dans la fable de La Fontaine.

C’est ainsi, et non par intuition mais par raisonnement, qu’en prenant possession de son poste il désigna tout de suite l’Éguillette comme le point dont il fallait s’emparer parce qu’il commandait la rade. Quand on en serait maître, les navires anglais et espagnols seraient sous le feu du canon et n’auraient plus qu’à prendre le large. La ville tomberait alors. Et c’est ce qui se passa en effet.

Le commandant du siège, Carteaux, était assez bon homme pour un sans-culotte, mais ignare. Il avait été dragon et quelque chose comme gendarme. Il avait fait aussi de la peinture. Son esprit était borné, ses connaissances militaires à peu près nulles. Il ne comprit pas quand Bonaparte, montrant la pointe de l’Éguillette, dit que Toulon était là et il déclara que ce blanc-bec n’était pas ferré sur la géographie. Pendant plus d’un mois, Carteaux mit obstacle au plan du jeune officier. Les commissaires Saliceti et Gasparin comprirent, eux, que c’était pourtant le capitaine qui avait raison. Ils obtinrent du Comité de salut public le remplacement de Carteaux, non sans avoir signalé « Buona Parte, le seul capitaine d’artillerie qui soit en état de concevoir ces opérations ». Mais la Convention n’eut pas la main plus heureuse avec Doppet, un ancien médecin, que son incapacité fit écarter après peu de temps.

Dugommier, qui succéda à Doppet, avait plus d’expérience de la guerre. Pourtant il hésitait à se ranger aux vues de Bonaparte, que les représentants avaient nommé chef de bataillon, lorsqu’un autre appui vint au jeune officier. L’armée de siège s’était accrue, l’artillerie a été confiée au général du Teil et Bonaparte ne la commande plus qu’en second. Mais du Teil devait voir la situation comme lui. Tout ce qui était vraiment militaire savait que, pour prendre Toulon, il fallait d’abord dominer la rade. Si Bonaparte se distingua par quelque chose, c’est par ses idées claires, la netteté de ses explications, l’esprit de suite avec lequel il affirma ce qu’il fallait faire pour réussir.

Du Teil, vieilli, fatigué, laissait aller Bonaparte, lui donnait raison. Il avait réussi à convaincre Dugommier, dont le plan, inspiré de celui de Bonaparte à quelques détails près, fut soumis au Conseil de guerre qui l’approuva. Telle fut, autant qu’il est possible de la déterminer, la part du commandant en second de l’artillerie de siège. Il faut ajouter qu’il paya de sa personne. Deux fois, au cours des assauts, il fut blessé. Il tira lui-même le canon et l’on a toujours admis qu’il avait pris la gale, dont il souffrit si longtemps, en maniant le refouloir qu’un homme hors de combat venait de lâcher.

Enfin, le 17 décembre 1793, l’Éguillette tombe et tout se passe comme il l’a prévu. Les navires anglais et espagnols, menacés d’être incendiés à coups de boulets rouges, prennent le large et livrent la ville insurgée aux vengeances de la Convention.

La récompense de Bonaparte, c’est d’être nommé général de brigade à la demande de Saliceti et de Robespierre le jeune qui a assisté à l’événement. La recommandation du frère de Maximilien nuira à Bonaparte après Thermidor. Mais il s’est fait connaître d’un autre conventionnel. Barras était également commissaire dans le Midi. Il n’avait pas cru à la prise de Toulon tant cette place paraissait formidable, il retint le nom de Bonaparte. Il s’en souviendra au moment de Vendémiaire, dans une circonstance qui sera tout à fait décisive pour la carrière de Napoléon.

Car si le nouveau général a acquis une réputation, ce n’est encore qu'auprès de peu de personnes. Il s’est fait des camarades, Junot, Marmont et ce Muiron, le plus près de son cœur, qui sera tué en le protégeant à Arcole. Il commence à être connu d’un certain nombre de militaires. Mais son nom est loin d’avoir percé. Il y a tant de noms à ce moment-là ! Et, en pleine Terreur, les esprits sont occupés de tant de drames ! Quand Junot annonce à sa famille que Bonaparte l’a pris pour aide-de-camp, son père lui répond : « Pourquoi as-tu quitté ton corps ? Qu’est-ce que ce général Bonaparte ? Où a-t-il servi ? Personne ne connaît ça. » Dans la carrière de Bonaparte, Toulon n’est qu’un premier échelon, à peine une étape et seulement un très bon début, mais dans un épisode de guerre civile, ce qui comporte des inconvénients sérieux. Et puis, à la fin de 1793, les faits de guerre abondent. Il n’est pas extraordinaire d’être promu général de brigade. Des généraux, il y en a beaucoup, et de fameux. Pour que la gloire vienne au jeune artilleur qui s’est distingué à Toulon, il faudra encore bien des circonstances. Pour tout dire, Bonaparte n’est pas sorti de l’obscurité. On lui tient compte des services qu’il a rendus sans que personne lui attribue la victoire. Lui-même se possède trop pour s’enivrer de ce premier succès. S’il commence à entrevoir un avancement, il ne pense pas qu’il ait gagné la couronne de Charlemagne. Si l’ambition commence à lui venir, une autre ambition que d’être notable parmi les Corses, « tout cela, disait-il à Las Cases, n’allait pas fort haut, j’étais loin de me regarder encore comme un homme supérieur. »

Il avait raison d’être modeste. D’autres traverses l’attendaient, car ces temps étaient difficiles et ce qu’on avait gagné un jour devenait une cause de perte le lendemain. Bonaparte, à Toulon, s’est fait sans doute des relations utiles. Il s’en est fait aussi de dangereuses. Il s’est engagé avec les terroristes. Il va s’engager avec eux davantage et plus qu’il ne faudrait, plus peut-être qu’il ne voudrait, car Thermidor ne tardera pas et Thermidor le trouvera lié avec Augustin Robespierre qui l’aura recommandé à son terrible aîné comme un homme « d’un mérite transcendant ». Recommandation aussi funeste après la réaction thermidorienne que le nom de girondin et de fédéraliste avant. Napoléon était fort discret sur cette période de sa vie où vraiment la fortune, après un sourire, avait cessé de lui être favorable. Chargé de remettre en état de défense les côtés provençales, n’a-t-il pas un jour le désagrément d’être dénoncé par des jacobins qui l’accusent d’avoir relevé un des forts de Marseille de concert avec les ennemis de la République ? L’effet d’une pareille délation, si absurde fût-elle, ne se faisait jamais attendre. Le général Bonaparte est cité à la barre de la Convention. Il doit, pour éviter ce fatal voyage, se faite délivrer des certificats de civisme qui se retourneront bientôt contre lui et serviront à prouver sa complicité avec les hommes de sang.

Tiré de cette fâcheuse affaire, il reçoit, en mars 1794, le commandement de l’artillerie à l’armée d’Italie. C’est sa première apparition sur un des théâtres de la guerre extérieure. Il y sera remarqué. Il est même à peu près certain qu’à partir de son arrivée au quartier général les plans furent rédigés par lui. La marche des opérations se ressentit de sa présence. À Saorge et sur la Roya, il essaye ses talents militaires, il mûrit ses principes stratégiques, il forme la conception générale de sa prochaine campagne d’Italie. Il n'en est pas moins vrai qu’il n’inventait pas tout et qu’il trouva, là encore, la plupart, des idées que, deux ans plus tard, il appliquera en plus grand et avec éclat. Conquérir l’Italie pour y nourrir les armées et pour procurer de l’argent à la République, c’est une pensée que les Conventionnels ont déjà eue et le représentant du peuple Simond parlait, avant la proclamation fameuse, des « riches greniers de la Lombardie ». Simond lui-même répétait ce que les chargés d’affaires français à Gênes, à Rome, à Florence écrivaient depuis des mois, montrant les richesses italiennes comme une proie facile à saisir, alors que la République avait de si cruels besoins d’argent. Quant à attaquer l’Autriche par la Lombardie et à prendre l’Empire germanique à revers, les généraux de la monarchie se l’étaient proposé avant ceux de la Révolution, Catinat, Villars, Maillebois avaient précédé Bonaparte, Charles VIII et François Ier avaient pris la route où la République à son tour s’engageait.

Ces débuts d’Italie, qui devaient être si profitables au jeune général, qui préparèrent sa campagne foudroyante de 1796, faillirent bien aussi le perdre. Sans qu’il s’en doute, à Saorge et sur les lignes de la Roya, il court d’autres dangers que ceux du feu. Il s’introduit, il se compromet dans les querelles redoutables qui mettent aux prises les hommes de la Révolution.

À l’état-major du général Dumerbion, il a retrouvé des figures de connaissance, son compatriote Saliceti, Robespierre le jeune. Avec eux, il est tout de suite en sympathie. Les représentants du peuple sont pour l’offensive, et l’offensive, c’est son affaire. Il en a non seulement le tempérament mais la doctrine. Il en connaît les procédés et les moyens. Seulement, le moment où il en trace le plan est celui où le Comité de salut public se divise sur la conduite de la guerre comme sur l’ensemble de la politique. Carnot, surtout, entre en opposition avec le dictateur. Naguère pacifiste, Maximilien Robespierre est maintenant pour la lutte à outrance sur tous les fronts tandis que son collègue s’alarme de l’extension des hostilités. La fin de ce conflit, c’est le 9 thermidor.

Le jour où tombe Maximilien, Augustin est à Paris. Il a quitté l’armée pour obtenir du Comité que les opérations soient poussées avec vigueur selon le plan arrêté de concert avec Bonaparte. Augustin périt avec son frère. Dès le lendemain, le Comité de salut public donne l’ordre d’arrêter l’offensive sur le front italien et de borner les opérations à la défense du terrain conquis.

Discerner jusqu’à quel point le jacobinisme de Bonaparte a été sincère est difficile. Plus difficile encore de dire s’il était lié avec Augustin par sympathie ou par utilité. Il ne s’est jamais vanté de ses relations avec les deux frères. Il ne les a pas niées non plus. Il les a passées sous silence. Et peut-être, avec ses instincts d’autoritaire, avait-il un certain goût pour la dictature de Robespierre, moins la guillotine. « La prolixité de la correspondance et des ordres du gouvernement est une marque de son inertie ; il est impossible que l’on gouverne sans laconisme. » Cette maxime, qui pourrait être de l’empereur, est de Saint-Just. Elle est l’indice de certaines affinités. En tout cas, jacobin, il le restera longtemps, peut-être avec des nuances, mais en veillant bien à ne pas être abandonné du « génie de la République ».

En temps de révolution, qui gagne un jour perd le lendemain. Bonaparte n'a été du parti triomphant que pour être tout de suite du parti vaincu. Il se trouve, plus qu’il ne le voudrait, engagé avec les Robespierre quand survient le 9 thermidor. Et la Terreur a produit les effets, laissé les habitudes du despotisme. On veut plaire aux maîtres de l’heure. Pour leur donner des gages, on cherche des boucs émissaires, on fait du zèle, on dénonce. Surpris par la réaction thermidorienne, craignant pour eux-mêmes, les représentants du peuple à l’armée d’Italie dépassent les instructions nouvelles que le Comité leur envoie. Alors Bonaparte put mesurer la lâcheté humaine. Albitte, Laporte, Saliceti lui-même, son protecteur, son ami, ne veulent plus rien avoir de commun avec le « faiseur de plans » de Robespierre et de Ricord. La frayeur le leur rend suspect. Ils ont failli être compromis. Les collaborateurs de la veille ne sont plus que « des intrigants et des hypocrites » qui les ont « joués ». Ce Buonaparte était « leur homme ». Ce doit être un traître. Une mission, une enquête, dont Ricord l’avait chargé à Gênes, leur apparaît comme un sombre complot, en rapport avec celui de la faction que la Convention vient d’abattre. Onze jours après le 9 thermidor, par leur ordre, le général d’artillerie est mis en état d’arrestation.

On le relâche bientôt, non sans qu’il ait protesté contre une accusation inepte, non sans que ses camarades, Marmont et Junot surtout, aient joint leurs protestations aux siennes. On le relâche, faute de preuves d’abord. Et puis l’ennemi, voyant que les Français hésitent, a repris courage et devient menaçant. Bonaparte est délivré, son commandement lui est rendu parce qu’on ne trouve personne pour le remplacer. Il conseille de prévenir l’attaque et, le 21 septembre, les Autrichiens sont battus à Cairo. Cependant le compte rendu de Dumerbion au Comité, tel du moins qu’il est lu à la Convention, ne parle ni du général d’artillerie ni de ses savantes combinaisons. Le succès de Cairo n’eut pas de lendemain. Mais, dans ces opérations qui annoncent et préparent des victoires plus éclatantes, Bonaparte, se servant de l’expérience qu’il vient d’acquérir sur le terrain, entrevoit les lignes d’un plan plus vaste et plus complet, un plan qu’il exécutera quand il commandera en chef à son tour et qu’il aura eu le temps de mûrir.

Car, en dépit des services qu’il vient de rendre, il ne se relève pas de la suspicion dont il est frappé depuis le 9 thermidor. Du reste, la guerre offensive est décidément abandonnée, Bonaparte retombe aux emplois obscurs, à l’organisation de la défense des côtes en Méditerranée. À Paris, les bureaux de la guerre se méfient des officiers de l’armée d’Italie dont l’esprit est réputé mauvais et infecté de jacobinisme. On les disperse dans différents corps. En mars 1795, Bonaparte, rappelé du front italien, est désigné pour l’armée de l’Ouest, c’est-à-dire pour la Vendée.

Il refusa. Était-ce répugnance à se battre contre des Français, profond calcul pour ménager l’avenir ? Pourtant, à Toulon, il a pris part à la guerre civile. Il canonnera bientôt les royalistes sur les marches de Saint-Roch. Marceau, Kléber, Hoche ont combattu les Vendéens sans ternir leur réputation, en montrant même que les chefs militaires étaient plus humains que les civils et la férocité ailleurs qu’aux armées. Mais il ne plaît pas à Bonaparte d’être enlevé à l’Italie. Il n’aime pas les petits théâtres et, en Italie, il y a de grandes choses à faire. Il ne lui plaît pas davantage d’apprendre, en arrivant à Paris, qu'on lui destine une brigade d’infanterie. Artilleur, il croit déchoir. Il a une explication très vive, au Comité de salut public, avec Aubry, un modéré qui se méfie des officiers « terroristes », et avec raison, car il sera déporté à Cayenne après fructidor. À la fin, Bonaparte, pour refus de se rendre à son poste, sera rayé des cadres de l’armée.

Refus qui n’arrange pas ses affaires, qui semble presque absurde et qui lui vaudra d’assez vilains jours. Il n’en fait qu’à sa tête et, né pour commander, il met son orgueil à désobéir. Pourtant, il n’a pas les moyens d’être indépendant et le retrait d’emploi tombe mal. C’est le temps où l’assignat se déprécie, où, de semaine en semaine, la vie devient plus chère. Les ressources des amis, des parents sont rares. Il faut que la famille Bonaparte s’entr’aide. Tantôt, c’est Napoléon, se trouvant en fonds, qui envoie un secours à Lucien. Joseph, qui, par son mariage avec la fille du marchand de tissus, n’est pas sans argent, fait ce qu’il peut pour ses frères et ses sœurs. Le fidèle Junot reçoit de ses parents de petites sommes qu’il risque au jeu et, quand il gagne, il partage avec son chef. Bref, la part faite des exagérations et de la légende, le général en demi-solde mange parfois un peu de vache enragée. La pauvreté, il l’a connue. Maintenant, il y a des jours où il voit de près la misère.

À ce calamiteux passage de son existence, on a de lui des images qui le montrent sous un triste aspect. D’un accord commun, il ne paye pas de mine. Sa maigreur est déplorable, son teint jaune, ses cheveux sans soin, sa garde-robe élimée. Avec sa taille qui était moyenne, (on ne lui trouve guère plus de 1 m. 65), il paraît petit, étant décharné, comme il le paraîtra devenu gras. Il traîne avec lui deux aides de camp, ou plutôt deux acolytes, Junot et Marmont, qui ne sont pas plus reluisants que leur général. Un jour qu’ils arpentent le boulevard, Junot lui avoue qu’il aime Pauline et le frère le raisonne. « Tu n’as rien, elle n’a rien. Quel est le total ? Rien. » On était loin d’entrevoir les duchés, les principautés et les trônes.

Junot n’épousa point Pauline, mais Laure Permon, qui sera duchesse d’Abrantès. La mère de Laure, qui était corse, et liée avec la famille Bonaparte, accueillait le jeune général qui se plaisait dans la maison. La duchesse d’Abrantès, bavarde et mauvaise langue, trace de Bonaparte à ce moment-là un portrait somme toute vraisemblable. On le voit, avec ses bottes éculées et boueuses, après des courses dans Paris, heureux de s’asseoir à un foyer et devant une table, aventurier, un peu pique-assiette dans ce milieu bourgeois.

Ses journées, il les passe à rendre des visites, à entretenir ses relations, à connaître le monde ou plutôt, ce qui le remplace alors, un demi-monde dont Barras est l’ornement, à rôder au ministère de la Guerre en quête d’un emploi. Car il n’est pas abattu. Son esprit travaille et il fait « mille projets chaque soir en s’endormant ». Il en soumet à la division du Comité de salut public qui est chargée des plans de campagne, et, comme il y montre sa connaissance de l’Italie où les opérations, sous Kellermann, ne sont pas heureuses, il est attaché au bureau topographique. On le consulte comme le spécialiste du front italien. Mais, à ce moment, il apprend que le sultan demande à la République des officiers d’artillerie. L’Orient, où l’on ne fait pas seulement du grand mais du grandiose, le tente. L’idée que par là on peut atteindre la puissance anglaise est déjà dans l’air. Et puis, une mission à l’étranger paye bien. Par deux fois Bonaparte se propose pour organiser l’armée turque. Il est désigné, il est prêt à partir, il emmènera même une partie de sa famille à Constantinople lorsqu’un contre-ordre survient. Un membre du Comité, probablement d’après une note des bureaux, a fait observer que la présence du général était plus utile au service topographique. Sans l’obscur Jean Debry, Bonaparte allait manquer la première grande occasion de sa vie, celle qui déterminera le reste. Ainsi, dit justement un de ses historiens, Cromwell avait été retenu en Angleterre au moment où il s’embarquait pour l’Amérique.

En attendant que l’occasion paraisse, ces mois d’août et de septembre 1795 sont parmi les plus incertains de la vie de Napoléon, un jour bien bas, un autre jour plein d’espoir. « Si cela continue, mon ami, je finirai par ne plus me détourner lorsque passe une voiture », écrit-il à Joseph. Et dans une autre lettre, un mois plus tard : « Je ne vois dans l’avenir que des sujets agréables. » Cependant, au Comité de salut public, Letourneur a repris le dossier des officiers jacobins, complices de Robespierre. Le 15 septembre, Letourneur arrête que « le général de brigade Bonaparte, ci-devant mis à réquisition près du Comité, est rayé de la liste des généraux employés, attendu son refus de se rendre au poste qui lui avait été assigné ».

Tiré en tous les sens, le pauvre gouvernement d’alors n’était pas à une incohérence près. Avant six mois, le général destitué recevra un grand commandement parce que, avant trois semaines, il aura sauvé la République.