Napoléon (Jacques Bainville)/CHAPITRE III

A. Fayard et Cie (p. 44-52).

CHAPITRE III

INGRATE PATRIE


Au mois de septembre 1791, on était, en France, tout près des élections. On sentait aussi venir la guerre que l’Assemblée nouvelle, la Législative, ne tarderait pas à déclarer. Il était d’autant plus difficile d’obtenir des congés que l’émigration dépeuplait et désorganisait les cadres. Néanmoins, Bonaparte sollicita et, grâce au général du Teil, obtint encore une permission.

On s’étonne qu’un garçon aussi intelligent n’ait pas deviné qu’il y aurait bientôt des grades à cueillir par brassées. Hoche, Marceau et jusqu’à Pichegru, son ancien répétiteur, commandent des armées bien avant lui. Il se met en retard pour se faire nommer en Corse adjudant-major d’un bataillon de gardes nationaux volontaires, ce qui n’est pas plus que capitaine dans l’active. Et non seulement il se met en retard, mais, porté absent au moment d’un contrôle sévère des officiers qui ont émigré, il aura à son dossier une mauvaise note. Son île l’attire toujours. Il ne voit pas qu’il y perd son temps.

Les petits Bonaparte pouvaient faire du zèle. Ils étaient toujours trop français pour Paoli qui empêcha que Joseph fût député à l’Assemblée législative et le « noya » dans le conseil général de la Corse afin de ne pas lui laisser de fonctions à Ajaccio. Quant à Napoléon, pour être élu lieutenant-colonel de la garde nationale, il lui fallut plus d’intrigues que pour devenir empereur, et il y dépensa en partie l'héritage de l’oncle Lucien, l’archidiacre. Il n’hésita même pas à s’emparer d’un électeur influent et à le séquestrer pour s’assurer de lui le jour du vote. Il serait exagéré de voir dans ce petit coup de force une préface au 18 brumaire. Cependant, si Bonaparte fut élu, ce fut par surprise et par violence et il se fit des ennemis acharnés dans le clan adverse, celui de Pozzo di Borgo et de Peraldi.

On a écrit des livres entiers sur les aventures de Bonaparte en Corse. Ce qu’elles ont de plus intéressant, c’est de montrer à quelles disputes misérables, à quelles entreprises sans avenir il se fût usé, si bientôt sa bonne étoile ne l’eût fait expulser par Paoli.

Au mois d’avril 1792, le mois où la Révolution lance la France dans une guerre qui durera plus de vingt ans, et qui, après avoir déraciné la vieille monarchie, renversera la République et dressera le trône impérial pour le renverser à son tour, à quoi Napoléon Bonaparte est-il occupé ? À un coup de main dans les rues d’Ajaccio. Le jour de Pâques, la population, très pieuse, soulevée par ses prêtres et ses moines contre la Constitution civile du clergé, a attaqué les volontaires. Bonaparte, leur chef, répond par des fusillades et des mesures de rigueur qui lui vaudront des haines vraiment corses dans sa ville natale où il passe alors pour un bourreau de Saint-Barthélémy. Comme le colonel Maillard, qui commande la troupe régulière, intervient dans le conflit, Bonaparte refuse d’obéir et veut profiter de la circonstance pour s’emparer de la citadelle, ce qui était, d’un bout à l’autre de l’île, le plan des paolistes en vue de proclamer l’indépendance. Officier français, il tente même de débaucher les soldats. Ainsi il s’entraîne aux illégalités. Il perd ses scrupules. Il oublie ses cahiers de lecture, ses essais littéraires et il ne déclame plus contre les factieux, les ambitieux et les conquérants.

L’échauffourée avait mal tourné pour lui et le laissait en mauvaise posture devant ses compatriotes comme à l’égard du gouvernement français. Il s’aperçoit alors que la Corse n’est pas sûre. Il n’est pas non plus sans inquiétudes sur les suites d’une affaire où il s’est comporté en rebelle. D’autre part, il n’a de position sociale qu’en France. Il tient à son grade et à son uniforme d’artilleur qui, même en Corse, lui donnent du poids et il s’expose, s’il reste absent de son régiment, à être rayé des cadres et inscrit sur la liste des émigrés. Au mois de mai, afin de se mettre en règle avec l’autorité militaire, il se rend à Paris.

Il retrouve la France et la grande ville en « combustion ». Le mot est de lui. D’un œil déjà exercé, il distingue que la Révolution marche vers le pire et il est témoin d’émeutes plus graves que celles d’Ajaccio. De la terrasse du bord de l’eau, il observe, le 20 juin, l’invasion des Tuileries. Le 10 août, chez Fauvelet, frère de son camarade Bourrienne et marchand de meubles au Carrousel, il assiste a la prise du château « par la plus vile canaille ». Chaque fois il s’indigne qu’on n’ait pas mieux résisté à ce que « la populace » a « de plus abject » et il est frappé de cette inconcevable faiblesse. Il y pensera longtemps et, plus tard, il dira que Louis XVI, dans ces journées fatales, disposait pourtant d’un plus grand nombre de défenseurs que la Convention au 13 Vendémiaire. Après le massacre des Suisses il se risque dans les Tuileries, il aide même à sauver un de ces malheureux. Chez lui, le militaire se réveille, l’éducation reparaît. Ses sentiments naturels ne sont pas ceux d’un sans-culotte.

Mais s'il a horreur du désordre, oubliant que lui-même vient d’être factieux à Ajaccio, il a assez de prudence pour ne pas se donner des airs d’aristocrate. Comme toute sa famille, il supprime sa particule. Surtout il regarde les événements en curieux et, sans y participer, est pourtant intéressé à en prévoir le cours. Il se tient en contact avec les députés corses. Par leur recommandation au ministre de la guerre, il se fait réintégrer dans l’armée. Il obtient, l’indiscipline était alors moins grave que le crime de contre-révolution, que le rapport sur les émeutes d’Ajaccio n’ait pas de suite. Il se dispose enfin à rentrer dans un régiment avec le grade de capitaine et, les hostilités ayant commencé entre l’Autriche et la Prusse, à prendre part à la campagne, lorsque ses idées changent brusquement.

La déchéance de Louis XVI, l’abolition de la monarchie, les fâcheux débuts de la guerre lui donnaient à penser que la « combustion » deviendrait une vaste anarchie où la France se décomposerait. Alors l’indépendance de la Corse se produirait naturellement. Repris par son vieux rêve, il veut être là, voir ce grand jour, prendre une place dans son pays libéré. La fermeture de la maison de Saint-Cyr où était élevée sa sœur, la nécessité de reconduire cette jeune fille auprès de sa mère, l’insécurité de Paris (on suppose qu’il resta caché, avec Elisa, pendant les massacres de Septembre), lui fournissent un nouveau prétexte pour rentrer au pays. Le capitaine Bonaparte s’intéresse peu à ce qui se passe en Argonne. Il est à Marseille, attendant un bateau, lorsque tonne le canon de Valmy. Il a l’air de tourner le dos à la fortune avec obstination.

Sans doute, ce sera son dernier séjour dans l’île. Il faudra qu’elle le chasse pour qu’il y renonce.

Tout de suite il fut abreuvé d’amertumes. On avait soumis au gouvernement révolutionnaire une idée qui fut trouvée admirable ; c’était de conquérir la Sardaigne. Bonaparte, avec son bataillon de gardes nationales corses, fut de l’expédition qui devait commencer par un débarquement aux îlots de la Madeleine, en face de Bonifacio. C’était sa prémière campagne et il se promettait d’y briller. Tandis que la Révolution était à son paroxysme, qu’elle venait de jeter la tête de Louis XVI en défi à l’Europe, qu’elle entrait en guerre avec l’Angleterre, la Hollande et l’Espagne, son ambition à lui était de se distinguer par la conquête d’un abri de pêcheurs.

À peine a-t-il parlé de cet épisode et, d’ailleurs, il n’aimait pas à se rappeler son dernier séjour au pays natal. L’expédition de la Madeleine ne fut même pas un désastre. Ce fut une honte. Paoli, à qui la Révolution, dans la période de l’enthousiasme, avait donné le commandement des bataillons corses parce qu’il était un héros de la liberté et un martyr du despotisme, commençait à prendre une attitude douteuse. Il n’était pas partisan d’un coup de main sur la Sardaigne, regardant les Sardes comme des frères, et le moins qu’on puisse dire c’est qu’il n’y mettait pas de bonne volonté. D’autre part les marins de la République qui transportaient les troupes de débarquement et devaient les appuyer se composaient de la plus sale écume des ports. Aux premiers coups de canon qui partirent des forts ennemis, ils crièrent à la trahison et se révoltèrent contre leurs chefs. Les volontaires corses avaient déjà pris terre. Voyant s’éloigner la frégate qui devait les protéger de son feu, ils furent saisis de panique à leur tour. Il fallut repartir au plus vite, si vite que Bonaparte, la rage au cœur, dut abandonner ses trois pièces d’artillerie. Fâcheux début et qui fut sur le point de tourner plus mal encore, car, au retour à Bonifacio, les marins de la République faillirent assassiner le jeune lieutenant-colonel.

Il n’est pas à la fin des déboires. Pas une de ses illusions qui ne doive s’envoler. Paoli, maintenant, tourne le dos à la Révolution qui ne donne pas l’indépendance à la Corse. Il reprend position contre la France. Bonaparte a trouvé chez son grand homme de la froideur, puis de la suspicion. Désormais, c’est de l’hostilité, une hostilité étendue à tout le parti français. Sur les rapports inquiétants qui lui sont adressés, la Convention envoie dans l'île trois commissaires chargés de surveiller le vieux chef.

Ils essayaient assez prudemment d’éviter la guerre civile et d’arranger les choses lorsque, soudain, de Paris, arrive l’ordre d’arrêter Paoli dénoncé à la Convention comme un agent de l’Angleterre et comme, un traître. Cette fois, le soulèvement de la Corse est sûr. Et d’où venait le coup ? On le sut par l’auteur lui-même qui s’en vanta dans une lettre à ses frères. C’est le troisième des Bonaparte, Lucien, le petit Lucien (il n’a alors que dix-huit ans) qui, au club des jacobins de Toulon, a accusé Paoli de menées liberticides. Et la Convention a obéi sans délai à l’appel du club. Devenu homme, Lucien, actif et inventif, mais remuant et indocile, sera encore l’enfant terrible de la famille.

Dès lors, entre Paoli et les Bonaparte, la vendetta est ouverte. Napoléon comprend aussitôt qu’il n’a plus qu’à sortir de sa ville. Il tentait de rejoindre les commissaires à Bastia, lorsqu’il fut arrêté par des paysans paolistes. Il leur échappe, se cache chez un de ses parents, réussit enfin à rallier l’escadrille française qui tente vainement de reprendre Ajaccio insurgé. Déjà il est dénoncé avec tous les siens comme un ennemi de la Corse. À Corte, la Consulte paoliste voue à une « perpétuelle exécration et infamie » les Bonaparte, « nés dans la fange du despotisme » et à qui l’on reproche avec force injures le ralliement de leur père, la protection de Marbeuf et les bourses du roi.

Napoléon riposte par un factum furieux contre Paoli. Cependant il a fait passer à sa mère un billet : « Préparez-vous à partir, ce pays n’est pas pour nous. » Letizia s’enfuit avec ses plus jeunes enfants. Il était temps. La maison d’Ajaccio fut dévastée, on dit même brûlée. Réfugiée au maquis, comme au temps du Monte-Rotondo, Letizia errait sur la côte lorsque Napoléon et Joseph, à bord d’un navire français, la recueillirent avec les enfants. Le 8 juin, la famille était réfugiée à Calvi.

Rien ne reste du rêve corse. Bientôt les paolistes auront livré l’île aux Anglais. Et Pozzo di Borgo, son ennemi, Bonaparte le retrouvera, acharné à lui porter le dernier coup en 1814, dans vingt et un ans, tant cette histoire, si prodigieusement pleine, est prodigieusement courte. Mais, par la force des choses, qu’il l’ait voulu ou non, Napoléon est rejeté vers la France, ce qui était écrit depuis le jour où son père l’avait mené au collège d’Autun. Pour ressource, il n’a que son grade de capitaine. Plus de carrière, plus même de moyens d’existence que dans le pays où, jusque-là, il s’est cru un étranger.

À la fin du mois de juin, la famille débarque sur le continent. Elle loge d’abord dans un faubourg de Toulon qu’il faut quitter pour Marseille. Ce n’est plus la pauvreté. C’est la misère. On se lia avec un marchand de tissus, Clary, qui avait des filles. L’une d’elles épousa Joseph. Napoléon eût volontiers épousé l'autre demoiselle. Selon un mot qui est trop beau et qui appartient à la légende, le commerçant marseillais aurait trouvé que « c’était assez d’un Bonaparte dans une maison ». Clary était mort quelques mois après avoir connu les émigrés corses. Tout ce qu’on sait de certain c’est que Napoléon eut un sentiment pour Eugénie-Désirée. Elle lui représentait un bonheur simple, un peu trop simple, car il lui préféra la brillante Joséphine. Mais toujours homme de lettres, il confia cette histoire d’amour au papier et en fit un petit roman, Clisson et Eugnie, dans le genre troubadour. Eugénie-Désirée Clary épousera Bernadotte et sera reine de Suède tandis que sa sœur Marie-Julie, femme de Joseph, sera reine de Naples puis d’Espagne. Mais qui donc, en ce temps-là, se doutait que tout deviendrait possible, même le merveilleux ?

On lit dans les Mémoires secrets sur la vie de Lucien Bonaparte, prince de Canino : « Jusqu’au 13 vendémiaire, Madame Buonaparte mère et ses trois filles étaient retirées à Marseille, dans un petit appartement, presque dans une même chambre, vivant des faibles secours que le gouvernement français accordait aux émigrés de la Corse… En allant prendre le commandement de l’armée d’Italie, Buonaparte alla voir sa famille et il la trouva à table, mangeant des œufs sans pain, avec des fourchettes d’étain. Il resta stupéfait, et, prenant la main de sa mère il lui dit : « Un avenir différent s’avance, ma mère ; ayez le courage de l’attendre, je saurai le hâter. »

Même fausse, — et elle l’est certainement quant à la date, — l’anecdote peint une situation. À la fin du mois de juin 1793, la famille Bonaparte était dans la détresse. Retardé dans son avancement, encore officier subalterne, Napoléon aurait gravement compromis sa carrière et perdu son temps en Corse s'il n’y avait gagné la protection du député Saliceti. Car le mérite ne suffirait pas. Il faudrait arriver aussi par la politique et en courir les hasards à un moment où la tête des plus habiles était exposée, où personne n’était sûr du lendemain.

Qu’était ce risque auprès de la mauvais direction qu’avait failli prendre sa vie ? « Depuis, disait-il, les grandes affaires ne m’ont pas permis de penser souvent à la Corse. » Le théâtre était mesquin et ne lui eût réservé qu’un tout petit bout de rôle. Sur sa patrie ingrate, il avait sans tristesse secoué la poussière de ses souliers. À ses compatriotes il avait même gardé de la rancune, au moins de la méfiance. On a voulu faire de lui l’homme de l’île et du clan parce qu’il a subi ses frères et ses soeurs. Il ne s’est jamais entouré de Corses, bien qu’il eût, disait-il, « environ quatre-vingts cousins ou parents ». Et il avait évité avec soin de paraître escorté de la tribu, car, ajoutait-il, « cela eût bien déplu aux Français ».

D’ailleurs si, désormais, il ne pensa plus qu’à peine à la Corse, s’il tint les cousins à distance, la Corse fut longue à prendre au sérieux ce petit Bonaparte et les siens qu’elle avait vus faméliques et fugitifs. Elle donna une grosse proportion de « non » au plébiscite du consulat à vie. Miot de Melito, qui administrait l’île à ce moment-là, note que « si tous les départements de la France eussent été animés du même esprit que ceux du Golo et du Liamone, la rapide élévation de Bonaparte eût peut-être rencontré plus d’obstacles ».

Mais son échec d’Ajaccio était une délivrance. Le sortilège est fini et son île s’est chargée de le rompre elle-même. Elle a encore soulagé Bonaparte de la rêverie sentimentale et littéraire qui a occupé sa première jeunesse. Jean-Jacques, Raynal, l’idéologie, le « roman de la Révolution », c’est à tout cela, en même temps qu’à Paoli, que, sans le savoir, il a dit adieu. Il ne croit plus à la bonté de la nature humaine. Peut-être n’avait--il pas besoin de cette épreuve pour se durcir, mais il s’est bien durci. Son style même a changé, s’est fait nerf. Bonaparte a franchi l’âge du sentiment. Il a dépouillé le jeune homme.