Nanon/Chapitre XIX
XIX
Un jour, nous sentant plus confiants que de coutume, et ne pouvant nous défendre du plaisir d’explorer, nous montâmes dans une région qui nous sembla, d’après le cours des ruisseaux, devoir être la plus élevée du Berry et confiner à notre pays marchois. Il n’y avait plus guère de rochers à fleur de terre. Le terrain se moulait par-dessus en grosses buttes, et, sur une des plus hautes, qui était couverte d’arbres énormes, nous vîmes enfin autour de nous, une grande étendue de pays. Ce qui nous frappa fut que c’était partout la même chose. S’il y avait quelques chaumières au loin, on ne les voyait pas, cachées qu’elles étaient sous les arbres ou dans des creux pleins de grands buissons. On n’apercevait même presque pas les nombreux ruisseaux qui sillonnent ce terrain tout déchiré, ils se perdaient sous les feuillages. Le sol se creusait en mille petits vallons qui formaient en somme une grande vallée, et ensuite il se relevait en buttes arrondies comme celle où nous étions et montait très haut dans le ciel, sans qu’on pût dire qu’il devînt montagne ou forêt. Et, à l’horizon comme au milieu du paysage, comme derrière nous, comme sur les côtés, c’était toujours pareil, toujours un désert de belle et grande verdure, des arbres monstrueux, de l’herbe fraîche, des bruyères roses, des digitales pourpres, des genêts en fleur, des hêtres dans les fonds, des châtaigniers dans les hauts, un horizon tout bleu à force d’être vert, et noir à force d’être bleu. On n’entendait que le chant des oiseaux, pas un bruit humain. On n’apercevait pas même la fumée d’une habitation.
— Sais-tu, me dit Émilien, que c’est un pays surprenant ? Dans notre pauvre Creuse si aride, dès qu’il y a un petit vallon tant soit peu fertile, un coin où le rocher ne perce pas la terre, on voit un chaume, une étable, un misérable petit verger avec ses arbres tortillés par le vent ; et voici une terre profonde, légère, noire, excellente puisqu’elle nourrit cette profusion d’arbres, ces châtaigniers dont la souche se renouvelle depuis trois mille ans, peut-être davantage, car tu sais bien que le plant du vieux châtaignier ne meurt jamais à moins d’accident comme le feu du ciel : et pourtant ce pays est comme inconnu au reste du monde. Nous avons pu y vivre plus de six mois sans relations avec personne. Il ne s’y est rien construit, il n’y a pas seulement de chemins tracés sur des espaces qui échappent à la vue. Qu’est-ce que cela veut dire, Nanon ? Y as-tu songé, toi qui, en cherchant tes chèvres, avait déjà vu comme notre désert est grand et beau ?
— Oui, lui dis-je, j’y ai songé et je me suis dit que ce pays a des habitants qui n’ont pas le courage et l’industrie que la misère donne à ceux de chez nous. Ces gens du Berry sont trop heureux : leurs grands arbres leur donnent de quoi manger la moitié de l’année ; leurs grands pâturages toujours ombragés et jamais desséchés leur permettent d’avoir du lait ; la solitude fait pulluler le gibier autour d’eux ; ils vivent tous comme nous vivons dans l’île aux Fades, mais sauvages et sans idée. Je suis sûre qu’ils auraient peur d’être mieux, comme ce bonhomme a eu peur en voyant que vous aviez fait pousser du blé_ _dans sa lande.
— Tu me fais songer à la vraie raison, reprit Émilien, c’est la peur des esprits ! Je parie qu’ils sont restés Celtes sans le savoir, puisque leur dévotion d’aujourd’hui ne les empêche pas de trembler devant les anciens dieux de la Gaule. Et, vois-tu, depuis le règne de ces dieux-là, le pays n’a pas changé ; ce sont les mêmes arbres qui ont caché la retraite sacrée des mystérieuses druidesses ; ces tapis d’herbes sauvages se sont renouvelés d’année en année depuis des centaines de siècles, sans que l’homme ait osé y planter la bêche et y creuser des lignes de démarcation. La terre, à force d’être en commun, n’est à personne. L’homme n’ose peut-être pas la posséder ; en tout cas, il n’ose pas en jouir. Il n’y demeure pas, il s’y hasarde en tremblant. Eh bien, Nanette, sais-tu où nous sommes ? nous sommes dans la Gaule celtique. Rien n’y est changé, nous la voyons telle qu’elle était, il n’y manque que les druides. Et, en pensant à cela, il me semble que ce vieux pays est plus imposant et plus beau que tout ce que nous avons pu voir ailleurs. Ne te semble-t-il pas ?
— Oui, lui dis-je, depuis le printemps, il me semble que c’est beau et que j’aurai du regret de m’en aller ; et même en hiver, je suis venue ici, et ces grands arbres dépouillés, ces troncs si gros et si tourmentés de bosses et de nœuds me faisaient peur avec leurs chevelures de lierre et de mousses. Pourtant je me disais : « Je n’ai jamais rien vu de si grand, et ici la nature est bien au-dessus de l’homme. »
Tels étaient, sinon nos discours que je résume comme je peux, du moins les idées que nous échangions en nous promenant dans cette solitude. Je m’exprime un peu mieux aujourd’hui que je ne m’exprimais peut-être alors, mais je dirai ingénument que je sentais beaucoup d’idées me venir en tête dans cette vie d’isolement exceptionnel, au milieu d’une tourmente qui mûrissait forcément ceux qu’elle atteignait, quelque simples qu’ils fussent. Il y avait dans ce temps-là, des généraux de vingt ans qui faisaient des prodiges. Il pouvait bien y avoir des philosophes de vingt et un ans, comme Émilien, qui raisonnaient largement, et des filles de dix-huit ans, comme moi, qui comprenaient ce qu’elles étaient à même d’entendre.
Nous revînmes, ce jour-là, par le bois de la Bassoule, et, comme nous étions en train d’admirer, nous fûmes frappés de l’étrangeté de ce bois. Il était traversé par un joli ruisseau qui s’arrêtait dans le côté creux et formait un marécage plein de plantes folles : le terrain était si frais et si bon, que tout voulait pousser pêle-mêle. À de grands arbres que le trop d’humidité avait forcés de perdre pied et qui vivaient encore tout couchés à terre, de belles fougères avaient monté sur le corps ; et puis, se trouvant bien là, elles s’étaient ressemées sur les arbres voisins qui étaient encore hauts et droits, elles les avaient couverts jusqu’au faîte et s’y épanouissaient comme des palmiers. Sur la hauteur du bois, de grandes éclaircies s’étaient faites toutes seules, car les arbres morts n’avaient point été enlevés et rien n’était entretenu ni recueilli. Les gros cailloux reparaissaient dans cette région. Il y en avait que d’antiques châtaigniers avaient enlevés de terre en étendant leur chair à l’entour, et qu’ils portaient fièrement dans leur ventre ouvert, montrant cet œuf monstrueux avec orgueil, comme pour accuser la force de leur sève.
Mais le plus beau, c’était la partie moyenne du bois, qui, n’ayant ni trop de rochers ni trop d’eau, avait produit des hêtres d’une taille colossale, droits comme des cierges et tellement feuillus à la cime, que la clarté du jour semblait verte sous leur ombrage, comme un clair de lune. Un moment, Émilien en fut saisi.
— Est-ce que c’est la nuit ? me dit-il ; il me semble que nous sommes dans une forêt enchantée. Peut-être que les forêts vierges dont j’ai ouï parler sont faites comme cela, et que, si nous allions bien loin pour les voir, nous serions surpris d’en avoir déjà vu un échantillon au cœur de la France.
Ce bois merveilleux a existé longtemps encore après la Révolution. À présent, hélas ! il n’existe plus qu’à l’état de taillis ; mais le pays est cultivé, habité, et les terres y sont aussi chères et aussi recherchées que dans le Fromental. Il y a cependant encore des collines et des vallons assez étendus dont les arbres, d’un âge incalculable, peuvent présenter un spécimen de la Gaule primitive dans son intégralité. Les carriers ont repris possession des pierres druidiques et la grande parelle est entamée ; mais il y a encore tant de blocs entassés sur le lit du ruisseau qu’on n’en verra pas de longtemps la fin. Le grand _Durderin _(corruption de _Druiderin) _est encore debout et l’ensemble de l’île aux Fades n’a pas trop changé ; mais elle a perdu son nom, les fées se sont envolées et le voyageur qui chercherait leur ancien séjour serait forcé de demander à la ferme voisine du Petit-Pommier, le chemin des Grosses-Pierres. Moins de poésie à présent, mais plus de travail et moins de superstition.
Comme nous rentrions gaiement de cette promenade, nous eûmes une grande alerte. Nous vîmes, sur la partie découverte de notre île aux Fades, Dumont entre deux hommes armés de piques, qui avaient des écharpes rouges sur leur veste et de grandes cocardes à leur bonnet de laine.
— Restons là, ne nous montrons pas, dis-je à Émilien en l’attirant dans les buissons ; c’est vous qu’on cherche !
— C’est aussi bien toi et Dumont, que moi, répondit-il, puisque vous cachez le fugitif et le réfractaire ! Observons-les, car, s’ils font mine d’emmener Dumont, je le défendrai. Deux contre deux et la solitude !
— Dites trois contre deux, car je vous aiderai, ne fût-ce qu’à coups de pierres. Je me souviens de mon jeune temps où je savais comme les autres tuer les oiseaux avec des cailloux et viser juste.
Nous en fûmes quittes pour nos préparatifs de défense. Ces hommes quittèrent tranquillement Dumont et passèrent au-dessous de nous sans nous voir.
— Nous l’échappons belle, nous dit Dumont, dès que nous l’eûmes rejoint : ce sont des garnisaires qui recherchent le fils du carrier et qui m’ont demandé le chemin de sa maison. Ils ont bien examiné la nôtre, mais ils n’y pouvaient rien trouver qui ne convînt à de véritables paysans, sauf les livres que j’avais cachés en les voyant venir. En comptant trois lits, ils m’ont demandé le sexe et l’âge de mes enfants. J’ai fait les réponses convenues et ils n’ont pas insisté. Ils n’avaient aucun ordre en ce qui nous concerne ; et même ils ne m’ont pas paru fort pressés d’exécuter ceux qui concernent les réfractaires signalés à leurs perquisitions. Ils ne sont pas rassurés d’avoir à parcourir ce_ _pays sauvage, et, comme je leur ai donné des indications fausses, ils vont s’y égarer de plus en plus. N’importe, il faut qu’Émilien tienne sa jambe de bois toute prête et ne s’éloigne plus tant de la maison.
— J’ai honte et horreur de ce mensonge, dit Émilien ; mais, à cause de vous, je m’y soumettrai encore. Dis-nous donc si tu as pu savoir d’eux quelque nouvelle.
— Ils ont dit qu’on _vidait les prisons _dans les grandes villes, c’est-à-dire qu’on envoie tous les prisonniers à l’échafaud. À présent, cela se fait avec beaucoup d’ordre, disent-ils. Il n’y a plus besoin de procédure ni de preuves. Un accusateur suffit et le premier juge venu prononce. Cependant le Berry et la Marche sont tranquilles. On n’y est pas méchant, on ne dénonce plus, on n’a fait mourir personne depuis le pauvre prêtre que personne n’a osé réclamer. La misère est si grande, qu’on n’a plus le courage de se haïr, et la peur empêche les disputes. Voilà ce que j’ai pu comprendre, car ces hommes n’étaient guère bien renseignés et je ne voulais pas paraître curieux.
Quand je_ _me trouvai seule avec Dumont, il me dit que madame Élisabeth avait été guillotinée et que le dauphin était prisonnier.
— Ne parlons pas de cela à Émilien, me dit-il ; il s’est toujours refusé à croire que les enfants pussent être victimes de ces persécutions. Il ne veut pas voir la République aussi méchante qu’elle l’est. Ne lui donnons pas à penser que sa sœur peut être arrêtée à cause de lui.
— Mon Dieu, Dumont, est-ce qu’il nous serait impossible de savoir si Louise est toujours en sûreté, et, dans le cas contraire, de l’amener ici ? Voilà les nuits belles et encore assez longues ; on peut faire dix lieues d’un soleil à l’autre, arriver de grand matin au moutier, s’y reposer jusqu’au soir et repartir la nuit suivante. J’ai déjà fait des courses plus difficiles. Si vous me disiez bien les chemins, vous qui les connaissez…
— Ah ! Nanette, s’écria Dumont, je vois bien que tu n’as plus de confiance en moi ; tu ne me crois plus capable de rien, tu me méprises, et je l’ai bien mérité !
— Ne parlons pas de cela, mon cher oncle. Si vous avez eu quelque tort, je ne m’en souviens plus. Nous tirerons à la courte paille, si vous voulez, à qui fera le voyage ; mais, comme il faudra tromper Émilien, partir la nuit durant son sommeil et se trouver très loin quand il s’éveillera, cela me sera plus facile qu’à vous qui couchez dans la même chambre, lit contre lit.
— Pas du tout, reprit Dumont. Il a le sommeil qu’on doit avoir à son âge, et je sortirai très aisément sans l’éveiller. Cela m’est arrivé vingt f ois. Le jour venu, tu lui diras que tu manquais de quelque chose, et que j’ai été aux environs pour me le procurer. Quand ce sera le soir, tu lui diras la vérité, mais en lui jurant que je serai revenu le matin suivant, et je te jure que je serai revenu. Je sais bien qu’Émilien passera une mauvaise nuit à m’attendre, mais cela vaudra mieux que de laisser la petite en danger, et il me pardonnera de lui avoir désobéi. Allons, ne dis plus rien. Je partirai la nuit prochaine. Il faut que je fasse cette chose-là, vois-tu, et que je la mène à bien. J’ai une grande faute à réparer, et je ne me la pardonnerai que quand j’aurai prouvé que je suis encore un homme.
Je cédai. Je savais bien qu’Émilien rêvait de sa sœur toutes les nuits, et que, s’il ne se fût regardé comme engagé d’honneur à ne pas nous donner le moindre sujet d’inquiétude, il eût dès longtemps tout risqué pour savoir ce que Louise devenait au_ _milieu de la persécution de toute la race noble.
Je feignis d’être lasse, afin qu’on se couchât encore plus tôt qu’à l’ordinaire, et bientôt j’entendis partir Dumont. Mon cœur fut bien gros ; il allait peut-être à la_ _mort, et je ne pus fermer l’œil : si Émilien venait à découvrir sa fuite, il courrait après lui. Il l’aimait tant, son pauvre Dumont ! Et comme il me reprocherait de l’avoir laissé partir !
La bonne chance était pour nous : Dumont n’alla pas bien loin pour avoir des nouvelles. En voulant prendre au plus court, il se perdit dans les bois et fut forcé d’attendre le jour pour s’orienter. Il se trouva près d’un village appelé Bonnat, et, ne jugeant pas à propos de s’y montrer inutilement, il résolut de revenir chez nous pour ne point nous causer d’inquiétude en faisant trop durer son voyage, et de le remettre à une autre nuit avec des mesures mieux prises.
Il revenait donc quand il se trouva face à face avec un ancien garde de Franqueville qui s’appelait Boucherot, et qui était pour lui un vieil ami, très honnête homme et très sûr. Ils s’embrassèrent de grand cœur, et Boucherot, qui venait de passer la nuit dans ce village où il avait une sœur mariée, lui apprit tout ce qu’il voulait savoir.
Le_ _marquis de Franqueville était mort à l’étranger peu de temps après sa femme. On n’avait pas de nouvelles du fils aîné. Les biens confisqués avaient été vendus, même le parc et le château, que M. Costejoux avait achetés à vil prix. Il y avait installé sa mère et une petite demoiselle qu’elle appelait sa petite-nièce, qui se montrait fort peu, mais que plusieurs personnes du hameau environnant disaient être mademoiselle Louise de Franqueville, très grandie et embellie.
Quant à lui, Boucherot, il l’avait vue de près, il en était sûr ; mais il disait à ceux qui se souvenaient d’avoir détesté la petite Louise que ce n’était pas elle. Au reste, elle ne courait pas grand danger, eût-elle été nommée tout haut. M. Costejoux était devenu très puissant dans le village depuis qu’il avait déjoué les intrigues de Prémel et accusé publiquement Pamphile de rançonner les prisonniers et de vivre de concussions. Il avait mis tant de fermeté à les démasquer, qu’on les avait mis en jugement et envoyés à la guillotine. Boucherot ajouta que, si Émilien était encore en prison, il serait prochainement délivré par M. Costejoux qui était le plus juste et le plus généreux des hommes.
Dumont ne crut pas devoir confier d’abord tous nos secrets à son ami. Il lui demanda s’il n’avait pas ouï-dire qu’Émilien se fût échappé de quelque prison. Personne n’en savait rien, les détenus étaient si nombreux partout, qu’il _s’en perdait _dans les déplacements qu’on était forcé de faire. Pamphile en avait bien réclamé plusieurs qu’on ne retrouvait plus que sur les registres d’écrou ; mais M. Costejoux avait débarrassé le pays de ce méchant homme et_ _on ne recherchait plus que les personnes qui se prononçaient ouvertement contre la République ou dont les menées royalistes étaient bien prouvées. Une extrême rigueur était maintenue à l’égard de ces personnes, mais l’influence d’un honnête homme avait remplacé dans la province celle d’un coquin, et on n’inventait plus de conspirations pour faire périr des ennemis personnels ou pour spéculer sur la peur des suspects.
Quand Dumont se vit bien informé de la situation, il crut pouvoir se fier entièrement à son ami et il nous l’amena. Émilien fut bien heureux d’apprendre que sa sœur était en sûreté, et il chargea Boucherot, qui retournait à Franqueville, d’une lettre de remercîments pour M. Costejoux, mais tournée de manière à ne pas le compromettre. Il lui demandait en même temps s’il pouvait reparaître et satisfaire à la loi militaire, comme il en avait eu, comme il en avait toujours l’intention. Il demandait aussi si les compagnons de sa retraite pouvaient retourner chez eux sans être inquiétés.
La réponse de M. Costejoux nous arriva huit jours après le retour de ce brave Boucherot, qui s’intéressait à Émilien comme s’il eût été de sa famille.
« Mon cher enfant, disait M. Costejoux, restez où vous êtes, bientôt vous serez libre d’en sortir et de faire votre devoir. Il nous faut encore effrayer et contenir, et nous avons beau épurer autant que possible le personnel employé aux recherches, nous ne pouvons faire que tous nos agents soient probes et intelligents. Une situation aussi tendue peut encore donner lieu à de fatales méprises. La révision de l’affaire Prémel vous a entièrement disculpé de toute tentative ou intention blâmable, mais nous avons tant d’affaires sur les bras, que je ne voudrais pas avoir à vous sauver une seconde fois. Je passerais décidément pour le protecteur avoué de votre famille. C’est assez que ma mère se soit dévouée à votre sœur. Restez donc effacés encore et comptez que, dans bien peu de temps, le règne de la justice refleurira en France : Robespierre et Saint-Just n’ont plus que quelques obstacles à vaincre pour faire que la République, débarrassée de tous ses ennemis, devienne ce qu’elle doit être, ce qu’ils veulent qu’elle soit, une tendre mère qui rassemble tous ses enfants dans ses bras et leur donne à tous le bonheur et la sécurité. Oui, mon jeune ami, attendez encore quelques semaines, vous verrez punir les excès de rigueur féroce commis par des traîtres qui voulaient vendre et flétrir notre cause. J’ai commencé dans la mesure de mes moyens d’action et j’espère contribuer à purger la nation des intrigants et des infâmes, comme les Prémel et les Pamphile. Alors, la France sauvée inaugurera le règne de la sainte fraternité. »
Il y avait en post-scriptum :
« Vos deux amis n’ont pas été signal és comme ayant favorisé votre fuite, puisque cette évasion a pu rester ignorée ou tout au moins douteuse. Rien ne les empêche donc de reparaître à Valcreux, où le citoyen prieur n’est point inquiété et continue à résider sans trouble. La République protège les assermentés et ne sévit que contre les prêtres qui prêchent la guerre civile. »
Ainsi M. Costejoux, cet homme si humain et si intelligent, en était venu à croire que Robespierre et Saint-Just pouvaient régénérer la France après l’avoir saignée aux quatre veines ! Il espérait la voir pacifiée tout d’un coup après tant de haines amassées. Ce n’était pas mon avis, ni celui de Dumont, et nous aspirions à la chute de ce parti terrible. Émilien ne disait rien et réfléchissait. Enfin il sortit de sa rêverie.
— Vous avez raison, nous dit-il : c’est Costejoux qui se trompe. C’est un homme passionné qui a cru servir sa patrie et qui l’a servie en effet, au prix de tant de remèdes violents, qu’elle meurt dans les mains de ces fanatiques opérateurs. Ils l’ont divisée en deux races, la race guerrière qui l’opprimera après l’avoir délivrée, et la race politique qui n’atteindra pas son but et qui restera un foyer de haines et de vengeances peut-être pendant plus de cent ans ! Pauvre France ! c’est raison de plus pour l’aimer et la servir !