Lévy (p. 241-251).

XX


Puisque nous étions libres, Dumont et moi, je résolus de m’absenter trois jours pour aller voir si M. le prieur était bien soigné, car M. Costejoux ne nous disait rien de sa santé, et Boucherot n’en pouvait rien savoir. Nous l’avions laissé de plus en plus asthmatique et je craignais que le dévouement de Mariotte ne se fût refroidi. Émilien m’approuva et je partis avec Boucherot pour le moutier. Il promettait de me ramener. Comme personne ne m’en voulait, les complices de l’évasion n’étant pas recherchés, je n’avais rien à craindre. J’emmenai l’âne, afin de pouvoir rapporter du linge, des habits et des livres.

J’eus soin de n’arriver qu’à la nuit bien close à Valcreux, afin de n’être pas reconnue en habits d’homme, et j’envoyai Boucherot en avant pour que la Mariotte m’ouvrît discrètement et sans exclamations de surprise. Tout se passa bien. Je pus monter à ma chambre sans être observée, y revêtir le costume de mon sexe, et me présenter devant le prieur sans l’abasourdir.

Je le trouvai bien affaibli, quoique toujours gros et coloré ; il ne pouvait plus marcher dehors ni exercer la moindre surveillance. Mes deux cousins avaient été emmenés à l’armée, on avait pris des vieux pour cultiver les terres et ils ne cultivaient rien du tout ; le jardin était à l’abandon, la prairie était livrée à tous les troupeaux qui voulaient y entrer. Pour ne pas se donner la peine de les garder, les enfants avaient ôté les barrières et crevé les haies. De sa chambre, le prieur voyait les chèvres ravager ce jardin qu’Émilien avait mis en si bon état et rendu si joli. Le pauvre homme se dépitait et s’agitait en vain sur son vieux fauteuil. Il grondait la Mariotte, qui, malgré son activité, ne pouvait suffire à tout à elle seule. Le moutier ainsi dévasté était navrant, et, puisque je n’y pouvais rien, je regrettai presque d’y être venue. Il fallait se résigner à voir détériorer le bien que M. Costejoux nous avait confié, mais il était trop juste pour ne pas reconnaître qu’il y avait force majeure et que notre dispersion n’était pas l’effet de notre caprice.

J’essayai de démontrer la chose au prieur pour le calmer, mais je n’y réussis point.

— Tu me prends pour un avare, disait-il. Je ne l’ai jamais été, et je sais plaindre la misère ; mais ces pillards de paysans abîment pour le plaisir de détruire et cela me fait mal à voir. Je mourrai dans un accès de colère, je le sens bien, et l’état de colère n’est pas l’état de grâce. Ah ! Nanette, je suis bien seul pour être si malade ! Depuis que vous m’avez quitté, je n’ai pas eu un jour de contentement. Si, au moins, tu rentrais au bercail, toi qui le peux sans danger ! Ne saurais-tu maintenant laisser Émilien avec Dumont dans cet endroit où tu dis qu’ils sont bien et qu’ils pourront bientôt quitter ? Leur es-tu si nécessaire, à présent que la belle saison est venue et qu’ils n’ont plus tant à se cacher ? Que peuvent-ils craindre ? Le frère Pamphile n’est plus ; que Dieu me pardonne d’avoir appris sa mort avec joie ! Les hommes sont fous, lui seul était méchant ! Il ne vous eût pas pardonné de m’avoir tiré du cachot. Le voilà où il a plu à Dieu de l’envoyer, vous ne risquez plus rien, et, moi, je risque de mourir ici sans amis, sans secours, sans personne à qui je puisse dire : « Adieu, je m’en vais ! » C’est bien malheureux pour moi !

— Avez-vous donc à vous plaindre de la Mariotte ?

— Non certes, mais je ne peux pas causer avec cette brave femme. Elle est trop dévote pour moi. À mes derniers moments, elle est capable de ne me dire que des bêtises. Réfléchis, Nanon, toi qui es toute à la pensée du devoir, et vois qui a le plus besoin de tes secours, d’Émilien ou de moi.

Je fus fortement ébranlée, et, bien que je fusse fatiguée du voyage, je ne dormis guère. Mon cœur se brisait à l’idée de quitter Émilien. Je ne m’imaginais plus comment je pourrais vivre sans avoir à m’occuper de lui à toute heure.

Une fois il m’avait appelée sa mère, et il est bien vrai que je le_ _considérais comme mon enfant, en même temps que comme le maître de ma vie et la lumière de mon âme. Jamais je n’avais été si heureuse que dans cette solitude où je ne le perdais presque pas de vue, où je n’avais de devoirs qu’envers lui, et, quand Costejoux avait écrit : « Restez encore là-bas quelques semaines, » j’avais eu un grand mouvement de joie en me disant : « J’ai encore quelques semaines à être heureuse. »

Mais le prieur avait dit la vérité. La vie d’Émilien n’était plus menacée. Il ne restait dans les bois que par prudence ; l’installation était faite ; Dumont pouvait aller et venir. Leur bourse était encore bien garnie, ils ne pouvaient manquer de rien, sitôt que je leur aurais porté quelques effets.

Et le prieur était seul, malade et désespéré, avec une femme écrasée d’ouvrage qui pouvait tomber malade aussi, mourir ou se lasser de sa tâche. Je voyais bien que, tout en lui rendant justice, il la rudoyait malgré lui et qu’elle en prenait du dépit. Certainement je lui étais plus nécessaire qu’à Émilien, et, en choisissant de servir celui que je préférais, je contentais mon cœur plutôt que ma conscience.

Dès le matin, je m’en allai prier dans la chapelle du couvent. On n’y entrait plus. Bien que Robespierre eût aboli le culte de la Raison et permis le libre exercice des autres cultes, les églises restaient fermées. Personne n’osait se dire catholique. On avait emporté les cloches ; sans cloches, le paysan n’est plus d’aucune église. Le prieur ne pouvait plus dire ses offices que dans sa chambre à cause de sa mauvaise santé.

J’eus de la peine à ouvrir la porte rouillée et déjetée. On avait mis des fagots dans le chœur pour masquer l’autel et le préserver de profanations que, du reste, personne de chez nous n’avait songé à commettre. La voûte dégradée était toute noircie par l’humidité. La grêle avait cassé les carreaux. Les pigeons étaient entrés et s’étaient réfugiés là contre les enfants du village que la faim poussait à les poursuivre à coups de pierres. Ils y avaient fait leurs nids, ils y roucoulaient imprudemment et joyeusement ; mais, en me voyant, ils eurent peur, ils ne me connaissaient plus.

Je passai entre les fagots, j’approchai du sanctuaire. Je vis le grand Christ par terre dans un coin, la figure tournée contre la muraille. Cet ami des pauvres, cette victime des puissants n’eût pas trouvé grâce devant les prétendus apôtres de l’égalité et les ennemis de la tyrannie. On l’avait caché.

Quand je sortis de la chapelle, mon cœur était brisé, mais ma résolution était prise. J’allai trouver le prieur.

— Je partirai demain, lui dis-je, il faut que je prévienne mes amis et que je leur dise adieu. Je me reposerai un jour, car c’est loin ; mais, le jour suivant, je reviendrai. Promettez-moi d’avoir patience, me voilà décidée à vous servir et à vous bien soigner, puisqu’il ne vous reste que moi.

— Va, ma fille, répondit-il. Dieu te bénira et te tiendra compte de ce que tu fais pour moi.

Je tins parole, je partis le jour suivant, et, à deux lieues de l’île aux Fades, je remerciai Boucherot et pris congé de lui. Je savais mon chemin pour revenir et je ne voulais pas le détourner plus longtemps du service de M. Costejoux.

Je m’apprêtais à un grand chagrin, à des adieux bien cruels pour moi ; mais je savais qu’Émilien m’approuverait et m’estimerait d’autant plus ; cela me donnait des forces. J’étais loin de m’attendre à une douleur plus profonde encore.

Comme je traversais le bois de la Bassoule, je vis venir à moi Dumont avec un paquet à l’épaule au bout de son bâton, comme s’il se mettait en voyage. Je doublai le pas.

— Vous alliez me chercher ? lui dis-je, vous étiez inquiet de moi ? Je n’ai pourtant pas dépassé le temps fixé ?

— J’allais te rejoindre, ma pauvre Nanon, répondit-il, et t’avertir de rester au moutier. Émilien… Voyons, prends ton grand courage !…

— On l’a arrêté ! m’écriai-je, prête à tomber ; les jambes me manquaient.

— Non, non, reprit-il, il est libre et bien portant, Dieu merci ! seulement… il est parti !

— Pour l’armée ?

— Oui. Il l’a voulu, il m’a dit : « J’ai relu la lettre de Costejoux, et je l’ai tout à fait comprise. Il m’apprend que je n’ai plus d’ennemis personnels, que mon évasion est ignorée, et, s’il me dit de rester _effacé, _ce qui ne veut pas dire _caché, _c’est parce que je le compromettrais en me rapprochant de lui et en invoquant sa protection. Eh bien, en passant dans une autre province, je n’expose ni lui ni moi, et je me dérobe à la honte de rester inutile. À la première ville où je me présenterai inconnu, muni du certificat de civisme que Costejoux m’a donné à Châteauroux, sous un nom qui n’est pas le mien, j’explique aux autorités qu’une maladie m’a empêché de satisfaire à la loi et je demande à m’engager, ce qui n’est certes pas imprudent ni difficile ; enfin, je rejoins l’armée n’importe où et je rentre en possession de mon honneur et de ma liberté. » — J’ai voulu l’accompagner, continua Dumont : il m’a démontré que je ne ferais que l’embarrasser dans les explications qu’il aurait à donner ; que je ne pouvais passer pour son père sans un surcroît de mensonges inutiles et dangereux, et pour son serviteur sans révéler sa position. Il comp te se donner pour un jeune paysan orphelin et il m’a donné tant de bonnes raisons et montré tant de volonté que j’ai dû me soumettre ; mais je n’en suis pas moins cassé en quatre, et j’allais te retrouver, mon enfant, pour que tu m’empêches de mourir de chagrin.

— Vous croyez donc que je suis bien solide ? lui dis-je en me laissant tomber sur l’herbe ; eh bien, si vous êtes cassé en quatre, je suis brisée en miettes, moi, et je voudrais pouvoir mourir ici !

Je manquais tout à fait de cœur et ce pauvre homme si affligé fut, pour la première fois, obligé de me consoler. Je ne me révoltais pas contre la décision d’Émilien, elle était depuis longtemps prévue et acceptée avec le respect que je devais à son caractère. Je savais bien qu’il devait s’en aller, que mon bonheur devait finir, que je n’en avais plus que pour une petite saison ; mais qu’il fût parti comme cela sans me dire adieu, qu’il eût douté à ce point de mon courage et de ma soumission, voilà ce que je trouvais plus cruel que tout le reste, et si humiliant pour moi, que je ne pus me résoudre de m’en plaindre à Dumont.

— Allons, lui dis-je en me relevant, voilà qui est accompli, il l’a voulu ! S’il voyait notre abattement, il nous en blâmerait. Revenez à la maison. Je ne suis pas en état de repartir pour le moutier avant demain, et je ne suis pas fâchée, moi, de dire adieu à cette pauvre île aux Fades, où nous aurions pu rester encore un peu de temps, plus heureux qu’auparavant, puisque nous nous y serions connus en sûreté. Il n’a pas voulu de ce reste de bonheur. Sa volonté soit faite !

— Retournons à l’île aux Fades, reprit Dumont ; nous avons plusieurs objets à emballer, et il faudra que nous causions encore ensemble ; mais il faut être plus rassis que nous ne le sommes.

Aussitôt arrivée à notre maison de cailloux, je rentrai l’âne, je rallumai le feu, je préparai le repas du soir, je m’occupai comme si de rien n’était. J’avais la tranquillité du désespoir dont on ne cherche pas la fin. Je me forçai pour manger. Dumont essayait de me distraire en me parlant des chèvres et des poules qu’il avait déjà vendues pour ne pas les laisser mourir de faim, et d’une petite charrette qu’il fallait peut-être louer pour transporter tous nos effets, augmentés de ceux que je venais d’apporter. J’examinai ce que nous devions prendre et laisser, Dumont reconnut que l’âne porterait bien le tout, et qu’ayant payé notre loyer d’avance, nous pouvions mettre la barre et le cadenas sur les portes et nous en aller le lendemain, sans rien dire à personne, comme nous étions venus.

Après souper, ne me sentant pas capable de dormir, je m’en allai au bord du ruisseau. À force d’y marcher, nous y avions tracé un sentier qui serpentait dans les roches parmi ces jolies campanules à feuilles de lierre, ces parnassies, ces menyanthes, ces droseras et tout ce monde de menues fleurettes qu’Émilien m’avait appris à connaître et que nous aimions tant. Le ruisseau se perdait souvent sous les blocs et on l’entendait jaser sous les pieds sans le voir ; un taillis de chêne ombrageait cette lisière de notre île, dont l’escarpement se relevait brusquement et formait là une ravine bien cachée : c’était là qu’Émilien, forcé de ne pas s’éloigner, aimait à marcher avec moi quand notre journée de travail était finie. En furetant, nous avions découvert une grotte qui s’enfonçait sous le _Druiderin, _dolmen moins important que la _Parelle, _mais remarquable encore par son gros champignon posé en équilibre sur de petits supports. Nous avions déblayé cette grotte de manière à nous y cacher au besoin. J’y entrai, et, mettant ma tête dans mes mains, j’éclatai en sanglots. Personne ne pouvait m’entendre, et j’avais tant besoin de pleurer !

Mais ce brave Dumont était inquiet de la tranquillité que je lui avais montrée, il me cherchait, il m’entendit et m’appela :

— Viens, Nanette, me dit-il ; ne reste pas dans cette cave, montons sur le _Druiderin. _La nuit est belle et il vaut mieux regarder les étoiles que le sein de la terre. J’ai des choses sérieuses à te dire et peut-être qu’elles te donneront le courage qu’il te faut.

Je le suivis, et, quand nous fûmes assis sur l’autel des druides :

— Je vois bien, me dit-il, que ce qui t’afflige le plus, c’est qu’il n’ait pas voulu t’avertir et te voir une dernière fois.

— Eh bien, oui, lui dis-je, c’est cela qui me blesse et me fait penser qu’il me regarde comme une enfant sans cœur et sans raison.

— Alors, Nanette, il faut que tu saches tout et que je te parle comme un père à sa fille. Tu sais qu’Émilien t’aime comme si tu étais sa sœur, sa mère et sa fille en même temps. Voilà comment il parle de toi ; mais sais-tu encore une chose ? c’est qu’il t’aime d’amour. Il jure, lui, que tu ne le sais pas.

Je restai interdite et confuse. L’amour !

Jamais Émilien ne m’avait dit ce mot-là, j amais je ne me l’étais dit à moi-même. Je croyais qu’il me respectait trop et qu’aussi il me protégeait trop pour vouloir faire de moi sa maîtresse.

— Taisez-vous, Dumont, répondis-je, Émilien n’a jamais eu de mauvaises idées sur moi ; il m’a trop juré qu’il m’estimait pour que j’en puisse douter.

— Tu ne comprends pas, Nanette ; l’amour qu’il a pour toi est la plus grande preuve de son estime, puisqu’il veut t’épouser. Il ne te l’a donc jamais dit ?

— Jamais ! il a eu l’air de me dire qu’il ne se marierait pas, plutôt que de faire un choix qui me déplairait ou m’éloignerait de lui ; mais m’épouser, moi, une paysanne, lui qui est fils de marquis ?… Non, cela ne s’est jamais vu et cela ne se peut pas. Il ne faut pas parler de pareilles choses, Dumont.

— Il n’y a plus de marquis, Nanette, reprit-il, et, s’il y en a encore, si la noblesse et le clergé reviennent jamais sur l’eau, Émilien n’aura rien à attendre de sa famille. Il devra se faire moine ou paysan. Moine avec un_ _petit capital, entrer en religion ; ou paysan à ses risques et périls. Crois-tu que la Révolution aura corrigé les nobles ? Que conseillerais-tu alors à ton ami ?

— D’être paysan comme il l’est de fait depuis des années. Vous direz comme moi, je pense ?

— Certainement. Eh bien, son choix est fait depuis longtemps, tu n’en peux pas douter, et, quels que soient les événements, le travail et la pauvreté sont le lot de ce cadet de famille. Il n’a qu’un bonheur à espérer en ce monde, c’est d’épouser la femme qu’il aime, et il y est bien résolu. Il va faire une campagne ou deux pour recevoir ce qu’il appelle le baptême de l’honneur, et, tout aussitôt après, il te dira ce que je te dis de sa part, ce qu’il ne pouvait pas te dire lui-même ; — ne demande pas pourquoi, tu le comprendras plus tard ; Émilien est jeune et pur, mais il est homme et il ne lui a pas été facile de vivre si près de toi, confiante et dévouée, en te laissant croire qu’il était aussi calme que toi. — Enfin, il m’a dit : « Je ne pourrais pas continuer cette vie-là. Ma tête éclaterait, mon cœur déborderait. Je n’aurais plus le courage de m’en aller et je ne serais pas digne du bonheur que je veux me donner comme une récompense et non comme un entraînement. » Oui, Nanette, voilà ses paroles. Tu les comprendras mieux en y réfléchissant ; je te les dis pour que tu ne te croies pas dédaignée, pour que tu saches, au contraire, combien tu es aimée, et pour que tu aies le courage et l’espérance qu’il a voulu emporter purs de tout reproche envers lui-même.

Je dirai plus tard comment mon cœur et mon esprit reçurent cette révélation, j’ai fini de raconter le poème de ma première jeunesse. Je quittai l’île aux Fades avec beaucoup de larmes ; elles ne furent point amères comme celles de la veille et je rentrai au moutier pour y mener une vie de réalités souvent bien dures ; mais j’eus dès lors un but bien déterminé qu’il m’a été accordé d’atteindre. Ce sera la troisième partie de mon récit.