Beauregard (p. 54-58).

CHAPITRE IX.


GAÉTANE.


Marcelle et Gaétane formaient un étrange contraste de beauté, et ce soir-là, en les voyant toutes deux dans le petit salon du sous-marin, il eût été difficile de dire laquelle était la plus belle, de la blonde Marcelle, avec sa profusion de cheveux d’or et son teint de lys et de rose, que trouaient ses grands yeux bleus ; ou de la brune Gaétane aux cheveux noirs, encadrant son visage régulier, très pâle, et que semblaient éclairer ses yeux bruns profonds.

Huit jours s’étaient écoulés depuis les événements que nous avons racontés, et pour la première fois, les deux jeunes filles passaient la soirée ensemble dans le salon.

— « Vos reproches me font bien mal, disait la voix douce et chantante de l’étrangère, mais tout en éprouvant une grande reconnaissance pour celui qui m’a sauvé la vie, je ne puis me défendre d’un réel malaise, lorsqu’il me regarde ou m’adresse la parole. Je ne le hais pas, ainsi que vous le dites, ce serait une ingratitude dont je suis incapable, mais il me fait peur, réellement peur. »

« Le docteur Desmarais vous fait peur !… mais il est parfait de bonté pour vous. »

Le lecteur a déjà compris, par ce petit dialogue que Marcelle essayait de donner à Gaétane l’impression que le docteur lui avait sauvé la vie. Pour se mentir à elle-même, Marcelle se disait que le médecin lui avait vraiment sauvé la vie, puisqu’elle n’avait que le souffle, quand le gouverneur la lui avait confiée.

La veille, le médecin avait passé quelque temps avec les jeunes filles et s’était surtout montré aimable pour Gaétane, et il l’avait un peu surprise en lui demandant au cours de la conversation :

— « Votre père, mademoiselle, était-il dans la marine ? »

Elle avait répondu que son père adoptif était, en effet, le capitaine Laurent, et cela avait paru intéresser si vivement le médecin, qu’elle lui avait dit spontanément :

— « L’avez-vous connu, docteur ?  »

Et le docteur avait dit avec empressement : « Non, non, c’est une simple coïncidence de nom qui m’a fait poser cette question. »

Il prit congé presque immédiatement, mais en sortant, il fit un signe à Marcelle, qui le suivit.

Ils parlèrent longuement ensemble, et le médecin dit en quittant la jeune fille : « N’oubliez pas que tout dépend de vous, Marcelle ; je vous promets qu’avant trois mois, vous serez la femme du gouverneur, si vous suivez mes conseils ; et moi j’épouserai la fille du capitaine Laurent. En servant mes intérêts vous servez aussi les vôtres. »

Marcelle eut un geste résigné, et quand elle rentra chez elle, ses yeux rougis disaient qu’elle avait pleuré.

Elle avait à peine repris sa place auprès de Gaétane, lorsque la vieille servante entra, apportant sur un plateau, la carte du gouverneur. Marcelle rougit si violemment que sa compagne l’en plaisanta.

— « C’est le gouverneur de Némoville, dit Marcelle, qui demande à être reçu ; il vint souvent », ajouta-t-elle, en baissant les yeux, comme si elle eût eu peur que Gaétane y pût lire le mensonge qu’elle faisait, en assurant que le gouverneur venait souvent chez elle. « Celui-là, ajouta-t-elle, j’espère que vous l’aimerez… à cause de moi. »

— « Je comprends, fit sa compagne, avec un sourire malin, c’est votre fiancé… »

Et Marcelle ne la détrompa pas ; elle feignit de ne pas avoir entendu, et se leva pour aller au devant de Roger, qui entrait. Elle présenta Gaétane, que le jeune homme sembla chercher des yeux, dès qu’il eut franchi le seuil du salon, et tous trois s’assirent et passèrent ensemble une heure de gaie causerie.

Gaétane, qui avait repris toute la fraîcheur de son âge, était vraiment éblouissante de beauté, lorsque Roger la regardait, rougissante et un peu timide.

— « Mademoiselle, j’espère que vous ne vous ennuyez pas à Némoville ?… »

— « Oh ! non, répliqua-t-elle, on est si bien ici, je me sens si en sûreté auprès de Marcelle… »

— « Je ne veux plus que Gaétane me quitte ajouta Marcelle, je suis si seule, depuis la mort de mon père. »

En disant cela elle regardait Roger, cherchant dans ses yeux une flamme qu’elle n’y vit pas. Il l’avait écoutée en regardant sa compagne.

Lorsque Roger reprit le chemin du « Nautilus, » il était distrait et préoccupé, ce qui n’était pas dans ses habitudes ; en entrant chez lui, il rencontra Paul à qui il dit d’où il venait, et celui-ci lui répondit :

— « Je l’avais déjà deviné à ton air, un air que je ne t’avais jamais vu, avant l’arrivée de cette jolie épave à Némoville. »

— « Que veux-tu dire ? demanda Roger, en s’arrêtant devant son ami. »

— « Je veux dire que tu es amoureux, et que je le sais depuis le premier jour. Voilà. »