Éditions des portiques (p. 205-213).

IX. — LES ÉTAPES DE LA LIBERTÉ

La traite abolie, restait l’esclavage, dont la brusque suppression eût exposé les colonies anglaises à une secousse sociale aussi violente que l’explosion d’un volcan, en ruinant par surcroît, des planteurs pour la valeur d’un milliard. L’ensemble des esclaves britanniques dans la mer des Antilles et dans l’Océan Indien atteignait 780.933 âmes, lorsque la métropole entra dans la voie des réformes décisives.

Les esclaves étaient ainsi répartis :

Antilles : Jamaïque, 302.666 ; Barbade, 81.500 ; Antigoa, 29.537 ; Saint-Christophe, 19.085 ; Névis, 9.142 ; Montserrat, 6.262 ; Vierges, 5.400 ; Grenade, 23.164 ; Dominique, 14.387 ; Saint-Vincent, 22.997 ; Sainte-Lucie, 13.348 ; Tabago, 12.091 ; Trinidad, 23.776 ; Bahama, 9.765 ; Bermudes, 4.371 ; Honduras, 1.783 ; Guyane, 82.824 ; Maurice, 63.793.

Et voici comment l’Angleterre résolut le problème.

La loi du mois d’août 1833 soumit les esclaves à un apprentissage de sept ans pour s’adapter à la liberté, laps de temps qui permettait d’échelonner les indemnités à verser aux propriétaires, en moyenne cinquante livres par tête de nègre. Mais on en abrégea la durée, tant l’homme de couleur avait hâte d’ajouter, comme le blanc, une paire de pantalon et un habit à la chemise à grand col et au parapluie qu’il tenait d’une main, tandis qu’il portait de l’autre ses souliers. À un ministre méthodiste qui disait à un nègre bien élevé, très apprécié de son maître : « Rien ne vous manque, ni à vous ni à vos enfants. Pourquoi donc désirez-vous si ardemment être libre ? — Monsieur, répondit le noir en mettant la main sur son cœur, je voudrais pouvoir me dire : cette chair et ces os sont à moi. »

LA TOURNÉE D’UN PASTEUR AUX ANTILLES ANGLAISES

Un Quaker, soixante ans auparavant, avait donné le branle. Samuel Nottingham avait émancipé ses nègres. Ils vivaient en communauté au sommet d’une montagne dans l’îlot de la Tortola, l’une des îles Vierges, que parfument le jasmin, les convolvulus cramoisis et les splendides fleurs de l’orgueil de la Barbade.

Au cour d’un hiver aux Antilles en 1840, le pasteur Gurney alla d’île en île prêcher l’Évangile et constater en même temps les résultats de l’abolition de l’esclavage. Il commença par l’île danoise de Saint-Thomas, où il y avait encore des esclaves, où les frères Moraves eux-mêmes en possédaient, et de tonner contre les saturnales des nègres qui, de Noël au premier jour de l’an, ne faisaient que battre le tambour, jouer du violon et danser ou chanter à cœur joie. Et voyez le contraste dans l’île anglaise de Saint-Christophe : depuis la suppression de l’esclavage, écrit Gurney, « le changement qui s’est opéré en mieux dans l’habillement, dans les manières et dans le bien-être du peuple, est véritablement prodigieux ». À Antigoa, un ministre méthodiste s’extasie sur l’état florissant des plantations, tant les nègres témoignent de bonne volonté et de zèle : aux pauvres, la Société des Repas Quotidiens donne des aliments substantiels, et aux malades un lit. C’est « le repos du ciel ». Privé jusqu’alors d’écoles, la Dominique, « qui parle un patois français barbare », a profité autant que les autres îles anglaises de l’émancipation des noirs : on ne les voit plus passer leurs journées nonchalamment accroupis dans des terrains incultes : la vallée enchantée du Roseau offre la plus magnifique verdure : les cachots, où jadis on enfermait les esclaves punis, ne sont plus que des étables à porcs ; 700 élèves fréquentent les écoles.

Et le dithyrambe de Gurney continue pour les autres Antilles, sauf qu’à la Jamaïque, il estimait qu’il eût été sage d’améliorer les rues et les routes plutôt que de construire un théâtre à Kingston. Il constatait avec plaisir que les nègres faisaient de véritables sacrifices pour se procurer de belles bibles dorées sur tranches. Baptistes et méthodistes avaient une action de plus en plus grande sur la population de couleur ; dans le cours d’une seule année, plus de 1.600 mariages avaient été célébrés, cependant que les enfants noirs se pressaient dans les chapelles, encore que le culte de l’Obéah, de l’Esprit du Mal, restât en vigueur, nous le verrons, dans un chapitre subséquent. Bref, résumant ses impressions, le digne pasteur concluait dans un transport d’enthousiasme : le bien-être matériel de la population ouvrière, sous le régime de la liberté, a décuplé ; la valeur des biens-fonds ne cesse de croître ; les noirs, partout convenablement traités, sont heureux dans leurs petites propriétés à l’aspect le plus riant.

Gurney avait-il exagéré ? Ou les nègres manquèrent-ils de constance ? Voyez comme il est difficile d’écrire l’histoire. Moins de douze ans après, Casimir Leconte écrivait, tout au contraire, que l’émancipation fut désastreuse pour les colonies anglaises. La Jamaïque est dans un état navrant (en 1852) ; de magnifiques habitations, désertées par leurs propriétaires, sont envahies par une végétation parasite ; plus de la moitié des maisons de Kingston sont à louer.

En Guyane anglaise, même décadence : le nombre des plantations tombait de 404 à 196, le coton d’un million et demi de livres à zéro. Au lieu de peiner dans la culture des plantes tropicales, les nègres, originaires du Sierra-Leone et de la côte de Krou, goûtaient de longs jours de repos dans d’interminables colloques à l’ombre des cocotiers. Plus de supérieurs : une insupportable suffisance ; un vagabondage sans fin ; une rétrogradation très nette des classes émancipées, quelque soin que l’on prît de leur donner de l’instruction et des notions religieuses.

Et pourtant, voici un tout autre tableau, où l’on voit dans une autre colonie britannique les bons effets de la civilisation.

UN NAUFRAGE AUX ÎLES CAÏQUES (BAHAMAS)

Au siècle dernier, un naufrage jetait un Français, Henri Gaullieur, sur les bancs de sable à fleur d’eau que sont les îles Caïques, dans l’archipel des Bahamas. Des nègres accoururent, de beaux hommes, robustes et bons marins. Doux et polis, façonnés par la rude poigne de l’Angleterre, loin d’abuser d’une situation tragique qui mettait, dans un archipel désolé, quelques naufragés à leur merci, ils arrivèrent de toutes parts pour opérer le sauvetage de la cargaison. Tout se passa avec le profond respect des institutions judiciaires qui règlent les naufrages. Et notre Français de s’écrier : « Quand on a bénéficié une fois dans de pareilles circonstances, dans une situation aussi critique, loin de toute civilisation, des admirables mesures qui caractérisent l’empire colonial de la Grande-Bretagne, on est singulièrement tenté de remercier sa bonne étoile de vous faire échouer sur terre anglaise plutôt que sur une côte démoralisée par les immortels principes de 93 ! » Ah ! le vieil esprit de fronde qui nous porte constamment à nous dénigrer !

LA MARSEILLAISE DES NOIRS

En Guyane française, la fondatrice des sœurs de Saint-Joseph de Cluny, celle que M. G. Goyau a si heureusement appelée « un grand homme », la mère Javouhey, devint l’apôtre des noirs ; elle l’avait déjà été au Sénégal. Elle groupa au village de Mana 185 noirs, dont elle fit, en les mariant, « des hommes utiles à eux-mêmes, des chrétiens, des citoyens qui comprenaient leurs devoirs civils et religieux ». Émancipés, n’étaient-ils pas aptes, dès 1838, à former un jury ? Et le geste symbolique de leur liberté, c’était, comme ailleurs, de porter des chaussures. Saluons ici le rôle éminent qu’ont rendu à la civilisation les sœurs de Saint-Joseph de Cluny, en fondant partout des écoles pour cette sympathique portion de l’humanité qui a le visage en deuil.

Un Français encore se signala par son attachement aux noirs, un homme austère à la redingote boutonnée jusqu’en haut et au parapluie surmonté d’une tête antique en bronze : Victor Schoelcher. La révolution de 1848 le porta au sous-secrétariat de la marine et des colonies. Et il en profita pour mettre fin par décret à l’esclavage, en bousculant tout avec la chevaleresque étourderie de nos élans nationaux. Car la monarchie de juillet aurait promulgué la même suppression, mais après un apprentissage préalable qui eût épargné les troubles à nos colonies, où plus d’un colon considérait la fin de l’esclavage comme « un suicide politique ».

Lamartine salua l’aube nouvelle en donnant à la scène un Toussaint-Louverture, où retentissait cette


Marseillaise des noirs :


Enfants des noirs, proscrits du monde,
Pauvre chair changée en troupeau,
Qui de vous-mêmes, race immonde,
Portez le deuil sur votre peau !
Relevez du sol votre tête,
Osez retrouver en tout lieu
Des femmes, des enfants, un Dieu.
Le nom d’homme est votre conquête.

Un cri, de l’Europe au Tropique,
Dont deux mondes sont les échos,
A fait au nom de République,
Là des hommes, là des héros.
L’esclave enfin dans sa mémoire
Épèle un mot libérateur,
Le tyran devient rédempteur :
Enfants, Dieu seul a la victoire.


À cette date, il y avait aux Mascareignes un homme de Dieu, le P. Jacques-Désiré Laval, prêtre de la Congrégation du Saint-Esprit, qui se qualifiait de « vieux fumier pourri ». En élevant une cinquantaine de chapelles à l’île Maurice, l’apôtre des noirs prépara pour eux la transition de l’esclavage à la liberté et de la superstition aux idées religieuses. Vêtu d’une vieille soutane, coiffé d’un chapeau informe, il leur prêchait l’Évangile : quand il mourut en 1864, il était parmi eux en odeur de sainteté.

LA DERNIÈRE ÉTAPE DE LA LIBERTÉ AUX
ANTILLES ESPAGNOLES ET AU
BRÉSIL PORTUGAIS

Avec une force irrésistible, l’émancipation des esclaves se poursuit. Au 1er janvier 1860, elle devra être un fait accompli dans les colonies hollandaises de Surinam et Curaçao. Le Portugal marche à pas plus lents. Si une série de lois de 1854 à 1856 libèrent les esclaves appartenant à l’État, aux municipalités, aux établissements charitables, aux églises, si tour à tour l’Inde portugaise, le Mozambique, la Haute-Guinée furent débarrassés du chancre hideux, il faudra attendre jusqu’à l’année 1871 pour en voir libérer — sur le papier — le Brésil : car seul était déclaré libre l’enfant né d’une esclave.

Plus lente encore a été l’Espagne. Ni à Cuba, ni à Porto-Rico, elle n’a pourtant à craindre les sanglantes vêpres de Saint-Domingue : les hommes libres sont un million pour 368.000 esclaves dans l’une, un demi-million pour 42.000 noirs dans l’autre. « Qu’on applique immédiatement la hache à la racine de cet arbre maudit de l’esclavage, — écrit Augustin Cochin en 1869, — afin qu’il ne reverdisse jamais. Et la Havane deviendra le Londres des Tropiques. L’heure inattendue où il faut payer ses dettes à l’inévitable justice, n’est jamais douce. » Elle sonna pour l’Espagne en 1872. Cette année-là, elle abolit l’esclavage à Porto-Rico. Pour avoir voulu devancer l’heure de la liberté, les noirs de Cuba ne l’entendirent sonner qu’en 1886.

Au Brésil, la population servile tombait de décade en décade, tant les affranchissements s’étaient multipliés. Couvents, hôpitaux, administrations avaient donné l’exemple : à la mort du maître, son esclave particulier, son pagem, recouvrait la liberté ; à l’occasion d’un joyeux anniversaire, en vue du recrutement des troupes, des esclaves la recevaient aussi, si bien que leur nombre tombait de 2.200.000, en 1851, à 1.500.000, en 1871, à 740.000, en 1888, au moment où l’esclavage fut définitivement aboli.

Sur l’abîme qui séparait les races, les Portugais avaient depuis longtemps jeté une planche de salut. Ils n’avaient point couvert leurs frères de couleur de l’opprobre du mépris. Portefaix, jardiniers ou vendaires de Rio, ouvriers des fazendas, vivaient en excellent ménage avec les femmes de couleur. Dans une fusion des races, tous communiaient dans le même idéal. « Pour les hommes, comme pour les plantes, écrivait Élisée Reclus, le Brésil est une terre promise, et déjà, plus qu’en aucune contrée de la terre, l’humanité, représentée par blancs, rouges et noirs, s’y est connue et fraternellement réconciliée. »

Entre les deux Amériques, quel contraste !