Éditions des portiques (p. 215-221).

X. — LE DRAME NOIR AUX ÉTATS-UNIS

« L’ÉLEVAGE » DES ESCLAVES

Depuis que les premiers nègres avaient débarqué, en 1619, en Virginie, — ou même, à vrai dire, en 1565 à San-Augustin, — l’esclavage n’avait pas progressé dans l’Amérique du Nord au même rythme qu’aux Antilles. Le recensement de 1790 n’accusait que 700.000 esclaves dans l’ensemble des États-Unis, quand une révolution économique, l’invention de la machine à décortiquer le coton, nécessita une abondante main-d’œuvre. Des chantiers de Baltimore sortirent une foule de négriers. Puis, quand la traite fut proscrite, les États du Sud, Virginie, Caroline, Missouri, Tennessee… pratiquèrent « l’élevage » du nègre.

Le rapport Slavery and the infernal slave trade en explique le mécanisme. Un nègre par dix négresses, un véritable haras pour multiplier les produits, qui se vendront aux fermiers. Le mélange des races encouragé par des primes, le mulâtre se vendant plus cher que le noir. La vente à la criée, par tête ou par lots. L’exemple venant de haut, le président Jackson achetant des cargaisons d’esclaves dans le Nord pour les revendre dans le Sud, le branle était donné.

Ainsi la suppression de la traite avait provoqué une révolution sociale. De simple outil qu’on remplaçait par un autre venu d’Afrique, le noir devenait un étalon. — « Un de mes étonnements, écrivait en 1764 le gouverneur de la Martinique, Fénelon, a toujours été que la population de cette espèce n’ait pas produit, depuis que les colonies sont fondées, non pas de quoi se passer absolument des envois de la côte d’Afrique, mais au moins de quoi former un fond, dont la reproduction continuelle n’exposerait pas à être toujours à la merci de ces envois. » Désormais, aux États-Unis, l’intérêt vint au secours de l’humanité. L’excès de travail fut épargné aux négresses enceintes ; la nourriture fut plus abondante. Et « l’élevage » réussit au-delà de toute espérance. Que dis-je ! il allait devenir un danger.

Les gens de couleur étaient, en 1850, plus de trois millions aux États-Unis, et une natalité puissante assurait à leur progression un rythme accéléré dans les États du Sud, où ils se répartissaient ainsi :

Virginie, 460.000 ; Carolines, 630.000 ; Géorgie, 365.000 ; Alabama, 330.000 ; Mississippi, 320.000 ; Louisiane, 200.000 ; Tennessee, 250.000 ; Kentucky, 211.000 ; Arkansas et Missouri, chacun 100.000 ; Texas, 50.000 ; Floride, 22.000 ; en tout, 3.178.055. Dix ans plus tard, ils étaient quatre millions.

L’esclave n’était qu’un reproducteur sans pedigree. Sans état civil, il ne comptait que par les recensements qui le soumettaient à la capitation et aux corvées. Bien vénal, héritage transmissible, il n’avait légalement ni volonté, ni famille, ni patrie. Il n’avait qu’un maître, qui pouvait être un despote.

Mais voilà que l’abolition de l’esclavage dans les colonies anglaises provoquait, aux États-Unis un long frémissement. Des sociétés antislavistes se formaient dans la plupart des États du Nord : contre ces tendances nouvelles, une réaction violente se produisait dans les États du Sud. Dès 1836, « le règlement bâillon » rejetait, avec le mépris conjugué des whigs et des démocrates, les moindres pétitions des sociétés antislavistes adressées au Congrès.

« LA CASE DE L’ONCLE TOM »

En 1850, fut promulguée une loi, qui imposait aux habitants de s’emparer des esclaves évadés pour les rendre à leurs propriétaires. Sous le coup de l’indignation provoquée par cette dure contrainte, la femme d’un pasteur, Mme  Beecher Stowe écrivit une œuvre poignante qui, après avoir paru en feuilleton dans le National Era de Washington, fut publiée, en 1852, en volume sous le titre : La Case de l’oncle Tom.

L’oncle Tom, un pauvre nègre arraché à sa femme et à ses enfants pour être vendu au loin à un autre maître, la dislocation brutale de la famille, la vie et la mort d’un enfant, la vie et la mort d’un nègre, l’enfant lisant la Bible sur les genoux de l’esclave, mourant dans les bras de l’esclave, en l’appelant après elle dans le sein de Dieu, voilà tout le livre. L’oncle Tom, un nègre chrétien, meurt sur l’ordre d’un maître inhumain et sous les coups d’un nègre idolâtre, auquel il pardonne. Un blanc charitable s’agenouillera sur la tombe, en faisant le serment de délivrer son pays de la malédiction de l’esclavage. Les saints ont leur griffe : c’est celle d’un lion : elle allait saisir à la gorge les tortionnaires.

La Case de l’oncle Tom eut un succès foudroyant. Cent vingt éditions furent vendues aux États-Unis en moins d’un an, quarante autres en Angleterre. « C’est le coup le plus profond qui ait jamais été porté à cette institution impie, l’esclavage, écrivait John Lemoinne dans le Journal des Débats ; et ce coup a été porté par la main d’une femme. » Une autre femme, George Sand, renchérissait : « Ce livre est dans toutes les mains. On le dévore, on le couvre de larmes. On regrette qu’il y ait tant de gens condamnés à ne le lire jamais. Ilotes pour la misère, esclaves pour l’ignorance, pour lesquels les lois politiques ont été impuissantes jusqu’à ce jour à résoudre le double problème du pain de l’âme et du pain du corps. »

LA GUERRE DE SÉCESSION

L’orage grondait désormais aux États-Unis. L’exécution d’un antislaviste du Kansas, en 1859, déchaîna la foudre. John Brown fut pendu pour avoir attaqué un arsenal et appelé les esclaves à la liberté. La fêlure entre les États du Sud, esclavagistes, et les États du Nord, antislavistes, devint, en 1861, une scission complète. Treize États se dressaient contre vingt, confédérés contre fédéraux. Du drame noir était issue la guerre de Sécession.

Les manufacturiers du Nord enrôlèrent contre les planteurs du Sud leurs ouvriers de couleur, au nombre de près de deux cent mille. Bien mieux ! par le Confiscation Act du 17 juillet 1862, le Congrès déclara libres tous les esclaves des rebelles, tous les déserteurs, tous les marrons, tous les nègres des villes et places occupées par les unionistes. Parmi ces éléments soudain déchaînés, on pouvait redouter un ouragan semblable à l’insurrection de Saint-Domingue. Il n’en fut rien. Dans les États du Sud, pendant que les hommes allaient au combat, les noirs laissés à la garde des femmes et des enfants restèrent à leur poste, fidèles à leurs maîtres : cependant que leurs frères, enrôlés dans les troupes des nordistes, et notamment dans le 54e régiment du Massachusetts, s’y comportaient avec bravoure, perdant près de trente mille hommes. Les uns et les autres avaient ainsi gagné l’abolition de la servitude, que leur donna la victoire définitive des fédéraux sur les confédérés, en 1865.

La société antiesclavagiste estima son rôle terminé, alors qu’il commençait tout au contraire.

« UN PONT DE BOIS SUR UN FLEUVE DE FEU »

Né citoyen américain, l’homme de couleur ne participait point aux droits que conférait à tous la Constitution. Admissible à tous les emplois publics, il ne pouvait accéder qu’aux plus infimes. Dans un omnibus, dans un restaurant, il ne pouvait s’asseoir à côté d’un blanc. Dans les églises même, il avait une place à part, comme jadis l’avaient les cagots, c’est-à-dire les gens entachés de lèpre, dans la maison de Dieu. Voulait-il déposer son bulletin dans l’urne ? Le vote lui était interdit. Ainsi pour une bonne partie de la population des États du Sud, soudain désaxée, la guerre de Sécession n’avait rien résolu. Au lieu de reconstruire un état social, les vainqueurs, en lui donnant la liberté, s’étaient contentés de « jeter un pont de bois sur un fleuve de feu ».

Une foule d’aventuriers, d’intrigants, de politiciens avaient envahi les États du Sud, sous prétexte de les réorganiser. Mais ces Carpet baggers, comme on les appelait, ces « gens qui ne possédaient qu’un sac de nuit », n’avaient qu’une connaissance superficielle de l’âme noire. Élus d’un jour, ils exploitèrent la situation sans résoudre aucun problème. Aucune fusion n’était possible entre les deux races. En Virginie, en Géorgie, dans tout le Sud, une blanche qui épousait un homme de couleur, était lynchée.

Je n’ai point à écrire ici l’histoire du problème noir aux États-Unis, non plus, tâche plus difficile encore, qu’à prophétiser l’avenir. Si, matériellement, l’esclave était supprimé, il laissait un résidu, une haine de races, un ostracisme qui ne s’atténue point, au contraire. Le Nord, plus dispos jadis à envisager le problème du point de vue chrétien, épouse davantage la façon de voir du Sud, maintenant que les gens de couleur l’envahissent, qu’ils ont à New York le quartier de Harlem et que Chicago a une ceinture noire.

Et le danger est d’autant plus grand que les nègres, très prolifiques, sont au nombre de onze millions, près du dixième de la population totale des États-Unis. Et ce groupe imposant a une élite, avocats, docteurs, artistes, banquiers ; il a son université, ses journaux et ses théâtres. Un de ses plus brillants écrivains, Burghardt Du Bois, a lancé dans « Les âmes du peuple noir », The souls of black folk, l’appel d’une race qui souffre de l’isolement où elle est claustrée. La barrière de la quarantaine cèdera-t-elle, et dans quelles conditions ? André Siegfried se le demande anxieusement : « Ce problème est un gouffre, sur lequel on ne peut se pencher sans effroi. »