Librairie des Bibliophiles (p. 123-145).


GUZMAN


À mon ami H*** H***.


But now at thirty years my hair is gray
(I wonder what it will be like at forty…

Byron.


I


La fête était d’ivresse et de rire animée,
Le cigare au plafond s’élevait en fumée,
Les verres se choquaient dans des toast fraternels,
Que ne précédaient plus des discours solennels.
Les invités entre eux célébraient leurs prouesses,


Celui-ci ses duels, celui-là ses maîtresses :
Conquêtes de salons et succès de trottoirs.
Il n’en était aucun qui n’eût de deux yeux noirs
Subi le magnétisme et convoité la flamme.
« À notre amphitryon de nous nommer sa dame ! »
S’écria don Salluste en tirant par le bras
Le maître du château qui ne l’écoutait pas.
« Oui, don Guzman, parlez, insistèrent les autres :
Vous savez nos amours, racontez-nous les vôtres.
Un poëte, un artiste, un brillant cavalier
N’a guère de motifs pour se faire prier. »
Don Guzman se leva : « Soit, dit-il, mais peut-être,
Lorsque j’aurai fini devrez-vous reconnaître
Qu’il est de ces récits qu’il ne faut écouter
Que lorsqu’on est lassé de rire et de chanter…
D’abord ne vantez plus les attraits de vos belles,
Qui pour leurs amants seuls ont des airs de pucelles,
Qui ne leur disent pas un mot sans le peser,
Et ne savent jamais accorder un baiser…
Plantes de serre chaude, où la sève ne monte,


Qu’un tendre sentiment fait reculer de honte !
Lymphatiques beautés, à d’autres vos rébus !
Quels que soient vos attraits, ils ne m’enflamment plus !
Moi je veux que la femme à son amant se donne :
Madeleine espérez, car Jésus vous pardonne !

Je sais pourtant des jours du jeune âge où, parfois,
Je me surpris pleurant au plus profond des bois ;
Baisant avec fureur, quelque portait de femme,
L’implorant à grands cris avec du feu dans l’âme !
Cette fausse vertu qu’on appelle pudeur,
Eut un temps le pouvoir d’électriser mon cœur.
Même il m’est arrivé, devant la femme émue
S’écriant : « Laissez-moi, sinon je suis perdue ! »
De croire à cet effroi, de reculer, niais,
Alors que sur son sein, ivre, je me pâmais.
D’autres fois, à défaut de tendre sérénade,
L’hiver je supportais du vent la rebuffade,
Me promenant jaloux, tout le long d’un trottoir
Pour voir sur ses rideaux jouer son ombre au soir !

Et la nuit ! Comme un fou me tordant sur ma couche,
Je réclamais son corps pour y coller ma bouche ;
Et si je m’endormais, c’était pour en rêver,
Puis regretter le songe enchanteur au lever !
Oh ! je crois que bien plus qu’à vous, Werthers moroses,
Ces épines un temps me cachèrent les roses !
Je crois que nul de vous n’a tant souffert d’amour !
Aujourd’hui j’en reviens : je fais tout en un jour.
À d’autres innocents l’ère sentimentale !
Qu’ils suivent cette route, à plus d’un cœur fatale.
Remplis d’illusions, ardents… Hélas ! au bout
Ils ne rencontreront que mensonge et dégoût.
Or, voulez-vous savoir comment quoique poëte,
Cette corde à ma lyre un jour devint muette,
Écoutez, et si j’ai des sanglots dans la voix
C’est qu’à ce souvenir je saigne chaque fois !…

. . . . . . . . . . . . . . . . .


II


C’était au bal masqué. J’avais cet âge heureux,
Où l’on vit moins encor de l’âme que des yeux,
Où l’on ne sonde pas le beau lac qu’on côtoie,
Où l’on ne cherche pas à disséquer sa joie. —
Je m’étais élancé dans le folâtre essaim,
En pressant dans la mienne une charmante main.
Sentant passer sur moi, comme une brise humide,
L’haleine d’une femme, enivrante et rapide.
Je dansais plein d’ardeur, sans jamais m’arrêter,
N’abandonnant l’une que pour en inviter
Une autre, et malgré tout n’en distinguant aucune ;
Complaisant pour la blonde et galant pour la brune ;
Goûtant la valse ardente, au cours voluptueux,
Pour la danse elle-même. Et, malgré les cheveux
Blonds ou noirs caressant par moments mon visage,
Malgré l’air d’abandon, de langueur, qui dégage,
Chez la femme, l’aimant d’un suprême désir,


Je restais insensible à tout, sauf au plaisir
De tourner sans laisser poser mon pied sur place,
Oubliant et le temps, et la foule, et l’espace !
Ce bal durait ainsi jusque vers le matin,
Et j’étais sur le point de le quitter enfin,
Non sans jeter encore un regard plein d’envie
Sur ceux qui du galop goûtaient la frénésie.
En ce moment, mes yeux tombèrent brusquement
Sur deux petits bergers : un couple ravissant,
Deux femmes ! Mais jamais vision plus mignonne
Ne passa dans un bal où la beauté rayonne.
L’une d’elles surtout, une brune aux yeux bleus,
Dont je suivais les pas légers et sinueux,
Offrait de tels attraits que l’artiste lui-même
Eût renoncé pour elle à l’idéal suprême.
Délicieux visage au galbe sans pareil,
Bouche mutine : un arc moins rose que vermeil.
Sourire provocant, par moments faisant place
À de longs airs pensifs, adorables de grâce.
Le nez, le front, les cils ! — ah ! mon Dieu ! tout cela

Danse devant mes yeux comme cette nuit-là ! —
Cheveux bouclés, flottant au gré de leur caprice ;
Regards d’azur limpide écartant la malice,
Ayant pourtant, malgré leur calme profondeur,
De vifs éclairs de feu qui portent droit aux cœur.
Elle n’était pas grande, amis, je le répète,
Mais vous eussiez dû voir comment elle était faite !
Cette taille, ces bras, ces jambes, cette chair,
Jetaient devant vos yeux comme un voile dans l’air.
Quant à moi, je la vis me sourire et sur l’heure
Je l’aimai comme un fou.
Je l’aimai comme un fou.Dix ans après j’en pleure !
Et son costume donc ! Comme elle le portait !
Quel air de Chérubin ou de mauvais sujet
Elle avait dans sa veste et ses courtes culottes !
J’allais presque embrasser la frange de ses bottes.
Mais assez…
Mais assez…En tremblant et bégayant j’obtins
Une danse d’elle…
Une danse d’ellePuis, par les longs chemins,

Que par de grands détours je prolongeais encore,
Je la reconduisis avec sa sœur. — J’ignore
Si je vous avais dit que l’autre était sa sœur. —

Quand je me trouvai seul, je me sentis au cœur
Quelque chose d’étrange : il suffoquait d’extase ;
Je chancelais comme ivre ; avec cela sur place
Je n’aurais pu rester. J’avais dans tout le corps
Des frissons inconnus. Je faisais des efforts
Afin de respirer. Je n’aurais su décrire
Ce que je ressentais : c’était comme un délire ;
Je riais aux éclats, puis je pleurais soudain,
Criant son nom, frottant mes yeux avec ma main
Comme pour les ouvrir ; puis, maudissant la vie,
Souhaitais de mourir.
Souhaitais de mourirPerdre toute énergie,
Puis reprendre courage et chanter par moments,
Éprouver à la fois les plus affreux tourments
Et s’y tremper content, jouir de son supplice,
Goûter la volupté dans un navrant calice !

Être heureux et répondre à des milliers de voix,
Errer des jours entiers dans les champs et les bois
N’avoir pour occuper les facultés de l’âme
Que ce seul sentiment : l’amour pour une femme.

Tel je fus transformé, moi qu’on avait cité
Pour mon insouciance et ma folle gaîté.



III




Elle m’aima. Du moins elle me le fit croire.
Quand le front est si pur, craint-on une âme noire ?
Quand ses grands yeux d’azur se noyaient dans les miens,
Quand elle me serrait dans ses petites mains,
Quand de tout ce beau corps s’échappait la tendresse
En effluves de feu qui me donnaient l’ivresse ;
Quand ses lèvres pressaient ma bouche, en aspirant
Mon souffle impétueux comme l’eau du torrent ;
Quand nous nous promenions, mon bras cherchant sa taille,
Dans les prés veloutés que le printemps émaille,

Qu’elle disait : « Je veux n’être jamais qu’à toi ! »
Pouvais-je en ces moments la pousser loin de moi,
Deviner le mensonge, écarter l’imposture,
Prendre chaque serment pour un nouveau parjure ?
Non ; j’étais fasciné, certain même qu’aux cieux
Les anges n’ont point tant de candeur dans les yeux.
À tel point, chers amis, — car je veux tout vous dire,
Dût cet aveu naïf provoquer votre rire, —
Que je n’osai pas même implorer la faveur
Dont une femme aimante assouvit notre ardeur,
Que je me contenais et respectais encore
Sa fraîcheur, sa beauté, sa fleur à son aurore.
Je me croyais trop vil pour qu’un désir brutal
Me fît ternir déjà ce beau lis virginal.
Et quand je me sentais éperdu, dans la crainte
De céder au transport, je fuyais, l’âme étreinte
Par mille sentiments opposés, loin des lieux
Où je devais la voir, ayant devant les yeux
Comme des feux follets, sentant dans mes oreilles
Frémir les chauds baisers de ses lèvres vermeilles.

Six mois, — six jours eût dit mon esprit égaré, —
Unirent mon destin à cet être adoré.
Je ne pouvais passer une heure en son absence
Sans me sentir un vide au fond de l’existence,
Sans que le doute vînt, avec l’ennui profond,
Peser plus lourdement que jamais sur mon front.



IV



Novembre était venu, triste, brumeux, humide,
Avec ses champs flétris, son horizon livide,
Remplaçant les concerts des oiseaux dans les bois
Par le cor du chasseur, mélancolique voix
Se mêlant, quand la nuit descend sur la campagne,
Au murmure plaintif du vent dans la montagne.
Après les jours riants s’approchaient les longs soirs,
Les feuillages touffus tombaient en flocons noirs
Des troncs nus frissonnants, livrés à la tempête.
Moi je sentais aussi dans mon cœur de poëte,

Comme la feuille morte au souffle des autans,
Pâlir tout le bonheur créé par le printemps.

Un soir surtout que, seul, penché sur ma fenêtre,
Je songeais à l’amour absorbant tout mon être,
Je ne sais si le deuil, l’abandon au dehors,
Agissaient sur mon âme en irritant mon corps,
Je ne sais si l’adieu de la nature émue,
Que l’hiver saisissait échevelée et nue,
Trouvait dans ma pensée un écho douloureux
Et si je n’y voyais un présage odieux.

Ce soir-là je devais trouver Bianca chez elle ;
Elle m’avait écrit : « Guzman, mon cœur t’appelle,
Viens, nous serons à deux, livrés à notre amour ;
C’est bien long de passer, sans te voir, tout un jour ! »
J’attendais, pour guider mes pas vers sa demeure,
Que de Sant Iago la cloche eût sonné l’heure
Par huit coups répétés. Mais lorsque l’on attend,
L’impatience attriste et double chaque instant.

Et qu’est-ce donc, alors que la pensée est sombre,
Que le malaise étend sur nous les plis de l’ombre,
Que l’âme est inquiète et qu’on est agité
Par les vagues effrois de la fatalité !
Je ne tins pas longtemps contre l’impatience.
Malgré que le trajet fût de courte distance
Et que le rendez-vous n’eût encore sonné,
Je devançai l’instant, sûr d’être pardonné.

Quand j’arrivai devant cette porte bénie
Abritant le bonheur et l’espoir de ma vie,
Elle était large ouverte, et pas le moindre bruit
Venant de la maison ne traversait la nuit.
D’ordinaire pourtant la porte était fermée ;
J’entendais au-dessus chanter ma bien-aimée,
Je voyais se jouer derrière les rideaux
L’ombre chère aux clartés discrètes des flambeaux.
Maintenant tout était plongé dans les ténèbres,
Et du vent au lointain hurlaient les voix funèbres.
J’entrai pourtant, rempli d’une étrange terreur,


Sentant grandir en moi l’angoisse du malheur.
Je montai l’escalier. Rien encore. Qu’était-ce ?
Que penser de ceci ? Ma Bianca, ma maîtresse
Avait-elle quitté ce séjour ? Un bandit
Avait-il perpétré quelque crime maudit ?
Enfin, j’atteins la chambre où mon ange repose.
Qu’ai-je entendu ? Dort-elle, et de sa bouche close
Est-ce le doux soupir du sommeil innocent
Qui monte vers le ciel d’où son rêve descend ?
A-t-elle, pauvre enfant, lasse de la journée
Sur sa couche pudique attendu l’arrivée
De celui qui l’adore et voudrait dans ses bras
La bercer doucement en l’embrassant tout bas ?…
Non ! Malheur !… Ce n’est pas le souffle de sa bouche,
Quelqu’un d’autre au lieu d’elle est entré dans sa couche !
Quoi ! Mais je deviens fou, cette fois… Ils sont deux !
C’est la voix du désir, l’effort voluptueux
De deux souffles ardents se confondant ensemble.
Et la voix de Bianca !… Dieu juste, vois, je tremble !
Que dit-elle ?

     « Ô Pedro, je t’adore… Restons
Enlacés comme ça. C’est le ciel… Nous n’avons
Rien à craindre de lui… Le temps est long encore
Avant qu’il soit ici. Baise-moi. Je t’adore.
Avec l’autre je bâille et je m’endors. C’est bien
De ne pas m’oublier. Ici, pose ta main
Sur mon sein. Ce contact est le bonheur suprême.
En est-il d’autre au ciel ? Je suis à toi, je t’aime…
Ne nous séparons plus. Moment délicieux…
J’expire sur ton cœur… Tu m’entr’ouvres les cieux… »
Ils en étaient donc là ! L’infidèle ! L’infâme !
Briser son corps n’est rien, je voulais tuer l’âme.
Et moi pour ce Pedro, trahi, joué, berné !…
Maudit, trois fois maudit le jour où je suis né !

Comme Bianca venait, en pâmant, de se taire,
Soudain, au bord du lit j’apparus sans colère,
Calme mais menaçant, comme un spectre railleur,
Hideux pour la traîtresse et pour son séducteur.
Ils me virent, alors que dans la jouissance

Ils allaient s’abîmer et perdre connaissance.
Je me penchai sur eux et dis en ricanant :
« Continuez sans peur ! Madame ne m’attend
Que dans une heure ! Et puis, Pedro, rien ne vous presse.
Moi, n’est-ce pas, je n’ai besoin que de tendresse ?
Prenez le reste… Et maintenant la bonne nuit.
Je pars, comme je suis venu, sans aucun bruit.
Jusqu’à demain, Pedro. Nous causerons ensemble !…
Embrasse donc Bianca, car le pauvre ange tremble,
Il faut en profiter, l’aurore vient trop tôt ! »

Puis je partis avant qu’elle eût pu dire un mot.

Quand je rentrai chez moi, je tombai comme un chêne
Foudroyé, mais voulant revivre pour la haine !



V




Il est, dans un quartier perdu de Barcelone,
Une ruelle étroite où jamais ne rayonne

Le soleil caressant, le sublime enchanteur.
Cet endroit est si laid que le jour en a peur.
Lupanar pour la femme, et pour l’homme caverne,
Tout ce qu’on y rencontre est noir, livide ou terne.
Les pignons des maisons s’élevant dans les airs,
Moisis et vermoulus, font songer aux enfers.
La nuit, on voit paraître aux lucarnes sinistres
Des têtes de voleurs, des profils de cuistres,
Le forçat évadé, l’oblique vagabond
Ayant le sang aux mains et la souillure au front.
Ils fêtent leur sabbat aux lueurs des feux rouges.
Les filles au teint glabre, étoiles de ces bouges,
Se pâment en désirs dans les bras du bandit,
Et la viole pleure et le fifre gémit.
Un alguazil m’a dit que pour leurs castagnettes
Ces mégères ont pris leur rotule aux squelettes,
Tant le bruit semble sourd, lugubre et croassant.
Ce qui se passe là, je serais impuissant
À le rendre. Le soir, au milieu de l’orgie,
La nappe autant de vin que de sang est rougie.


Les couteaux sont tirés aux refrains des chansons ;
L’âme quitte le corps, pareille à ces bouchons
Qui volent au plafond en cassant la bouteille,
Et le matin on trouve un buveur qui sommeille
Sur un ennemi mort ou bien agonisant.
Cela se racontait. Maintes fois en flânant,
Comme l’artiste fait à quelque heure perdue,
J’avais porté mes pas vers cette sombre rue,
Et sans y pénétrer j’en devinais assez
Pour sentir aussitôt tout mon sang se glacer.
Cependant le matin de cette nuit fatale
Où j’avais vu souiller mon amour idéale
Je songeai tout d’abord a me rendre en ces lieux :
J’avais soif de vengeance. Aurais-je trouvé mieux
Que parmi les maudits grouillant dans ce repaire
Un moyen aussi prompt que sûr d’y satisfaire ?
Je voulais découvrir Gondal le spadassin,
Le bravo qu’eût blessé le titre d’assassin,
Gondal, par son métier, fort utile au grand monde,
Tuant qui vous vouliez contre une somme ronde.

Un drôle complaisant me montra la maison,
— Du moins à ce taudis il donnait pareil nom. —
Lorsque je fus entré, dans un coin noyé d’ombre
Je vis se détacher la silhouette sombre
De Gondal le bandit doublé du magister ;
Il avait à la fois de tous deux dans son air :
Petit, trapu, voûté, front bombé, regard louche.
Un sourire moqueur crispa sa large bouche
Lorsqu’il m’eut découvert : « Holà ! caballero,
Avez-vous pu sortir des serres du bourreau
Sans tâter du gibet ou du moins de la chaîne ?
Êtes-vous fugitif ? Parlez. Qui vous amène ? »
Dit-il, et le soupçon éclaira ses yeux gris,
Maigrement ombragés par de fauves sourcils.
Mais soudain dans ses traits quelle infernale joie
De chacal affamé qui mesure sa proie !
« Par saint Jacques ! fait-il, je ne me doutais pas
Qu’en ces lieux don Guzman dirigerait ses pas,
Que ce manteau de bure, épais, sans broderie,
Dérobât dans ses plis si noble Seigneurie.

Je comprends maintenant, Monsieur est amoureux.
Jeune, beau, noble, riche, et tout va pour le mieux.
Mais Monsieur est jaloux, avec raison peut-être ;
Il s’agit d’écarter d’un seul coup… mais de maître,
Le galant, le fâcheux, le traître, l’effronté,
Qui trouve qu’il faut deux amants à la beauté…
Mais, Monsieur, ces coups-là sont très-chers, on les paie
Au taux de cent écus par homme et par épée…
Combien de compagnons vous faut-il ? Est-il fort
Ce vivant dont je suis chargé de faire un mort ?
— Vous avez deviné, sauf que je me propose
De faire sans témoin et sans aide la chose.
Je veux, comprenez-vous, un duel fer à fer,
Dans lequel je pourrai le percer comme un ver.
Mais pas de guet-apens, cela passe de mode.
— Avouez-moi pourtant que c’était bien commode.
Enfin, puisque Monsieur aime un combat loyal,
En quoi puis-je servir ses projets ? — Mon Gondal,
Vous êtes réputé tireur invulnérable,
Le roi des spadassins ; vous croyez-vous capable

De m’enseigner assez de votre art familier
Pour tuer sans faillir mon rival ? — Volontiers.
À vos ordres ! Et quand a lieu votre rencontre ?
— Demain à l’aube. — Allons, vite que je vous montre
Un coup mystérieux, inédit et certain,
Et vous tiendrez n’importe qui dans votre main.
— Mais le prix ? — Mille écus. — Les voilà ! — Je commence
En garde… Le salut !… Mais je vous en dispense. »
Et d’un bond le petit Gondal s’est dépouillé
De son surtout crasseux. Puis d’un fleuret rouillé
Son bras s’est emparé. Comme lui je dégaîne,
Et nous voilà tous deux… Son fer effleure à peine
Mon épée et se meut comme un dard de serpent :
Il glisse ou frappe sec. C’est le souffle du vent ;
Mais c’est aussi l’éclair lancé par la tempête.
Par moments, accablé, mon bras tombe et s’arrête.
Tout en parant mes coups et me portant les siens,
Les yeux de ce Gondal ne quittent pas les miens.
Il me raille, m’excite et par un cri sauvage
Applaudit aux efforts et me rend le courage.

« Mais tu ne parles plus du grand coup d’où dépend
La mort de mon rival, de Pedro. Je t’attends… »
Dis-je à mon professeur lorsqu’après une passe
Ma main s’engourdissait et se roidissait lasse.
« Patience. Voici. Tu vas voir… Qu’en dis-tu ? »
Et comme il dit ces mots, je sens l’acier pointu
Dont la mouche pourtant amortit la puissance,
Me frapper droit au cœur. En même temps il lance
Mon épée à trois pas. Je reste stupéfait,
Me demandant en vain comment cela s’est fait.
« En vérité, Gondal, le tour est admirable,
Criai-je en ramassant mon arme sous la table.
Et je pourrais ainsi le tuer sans rater ?
— J’en réponds. Aujourd’hui vous saurez m’imiter. »



VI




Le lendemain Pedro tombait dans la poussière.
Il n’a pas eu le temps de faire sa prière.

Barcelone a parlé quelque temps de sa mort.
Bianca se porte bien et n’a point de remord.
Quant à moi, depuis lors je méprise la femme.
Si parfois dans mes sens elle allume la flamme,
Mon cœur reste insensible et froid comme un tombeau.
Hélas ! je n’en puis rien. Mon rêve était trop beau.
Enfin, n’en parlons plus.
Enfin, n’en parlons plus.Vite, du vin à boire !
Car vous semblez aussi tristes que cette histoire.


Septembre 1876.