Myrtes et Cyprès/Feu follet

Librairie des Bibliophiles (p. 115-122).


FEU FOLLET


Ueber allen Gipfeln
  Ist Ruh,
In allen Zweigen
  Spurest du
Kaum einen Hauch
 Die Vœglein
Schlafen im Walde
Warte nur. Balde
Ruhest du auch.

Goethe.


Que cherche dans la nuit ce jeune cavalier
Dont le pied frissonnant fait sonner l’étrier
  Contre les flancs de sa monture ?
Il vole comme un rêve à travers bois et champs.
Les passants attardés ont à peine le temps
  De le voir fuir sous la verdure.

De l’ombre et du silence hôte mystérieux,
Où vas-tu donc ainsi ? Dans ton parcours fiévreux,
   Pourquoi troubler le soir qui tombe ?
Crains la lune sinistre au disque ensanglanté,
Et qu’au bord du torrent tu ne sois arrêté
   Par une larve de la tombe.

Il n’a pas entendu. Sans trêve le cheval
Bat le chemin poudreux d’un galop inégal ;
   Ses naseaux lancent la fumée ;
Sa tête de la vague imite l’ondoiement ;
Il semble s’élancer sur les ailes du vent,
   Ainsi qu’une biche alarmée.

L’éperon ne saurait augmenter sa fureur.
Il court, il passe, il vole, et dans sa noble ardeur
   Il arrache aux arbres leurs branches.
Son cavalier l’excite ou le calme tout bas.
Sois tranquille, jeune homme, il ne faiblira pas,
   Ton beau coursier aux formes blanches !

Mais dans l’étroit chemin que suit le voyageur,
Voyez-vous trembloter cette vague lueur
   Comme une lampe funéraire ?
Elle couvre le sol d’un bleuâtre reflet,
Elle s’éteint parfois, s’allume, reparaît
   Et rampe pâle et solitaire.

Alors, dans le silence et l’épaisseur des bois,
Le cavalier rêveur écoute cette voix :

feu follet.

Oh ! pourquoi te hâter ? Crains-tu la nuit si pure,
Le clair de lune blanc s’agitant sur les eaux ?
As-tu peur du feuillage et des vibrants roseaux
Où le zéphyr plaintif s’éveille en un murmure ?

As-tu peur des parfums dont l’air est imprégné,
Ou de ces bruits sans nom que le vent éloigné
   Porte à ton oreille inquiète ?

Craindrais-tu la clarté du feu follet tremblant ?
Non, ce n’est point possible… Es-tu donc un enfant,
   Toi que je croyais un poëte ?

le voyageur.

Tu te trompes, follet, car j’adore la nuit,
Le silence m’enchante, et l’ombre me séduit.
   J’aime à m’entourer de ses voiles.
Mais, ce soir, je voudrais saluer le matin,
Je voudrais que l’aurore éteignît de sa main
   Les feux pâlissants des étoiles :

Car l’aurore m’apporte un bonheur sans pareil.
Ciel, illumine-toi ; parais, ô beau soleil
   Qui me rendras ma fiancée !
Je fus longtemps absent de l’antique manoir
Qu’elle seule embellit ; mais je vais la revoir,
   Sécher de ses pleurs la rosée.

feu follet.

Jeune amant aux yeux noirs, aux longs cheveux bouclés,
Es-tu sûr que l’absence et les jours écoulés
   N’ont point altéré sa tendresse ?
L’amour, comme les fleurs, ne dure qu’un été ;
Légers sont les serments, volage est la beauté
   Dont le lien n’est qu’une promesse.

Moi, je connais la femme ; elle fut de tout temps,
Emblème du mensonge et des feux inconstants,
   Aussi cruelle qu’attrayante.
Sais-tu si dès demain, retournant sur tes pas,
Rongé de désespoir, tu ne maudiras pas
   La trahison de ton amante ?

le voyageur.

Tais-toi, mauvais esprit, je crains de t’écouter.
Sa tendresse est ma force, et je ne veux douter :

   L’espoir est ma suprême égide !
Serais-tu l’ennemi des charmes de l’amour ?
En ce cas, laisse-moi. Retourne en ton séjour.
   Je crains de t’écouter, perfide.

feu-follet.

Viens, suis-moi, je connais un asile enchanté,
Où l’amour lutte en vain contre la volupté,
   Où le corps s’affranchit de l’âme ;
Un séjour où jamais ne coulèrent des pleurs,
Où des plaisirs constants éloignent les douleurs.
   Suis-moi, c’est là qu’on te réclame.

Là, flattant ton regard sans jamais l’éblouir,
S’élèvent des palais d’opale et de saphir
   Plus merveilleux que des pagodes ;
Et les ondes, baignant la base des piliers,
Endorment le rêveur et tombent à ses pieds
   En des fontaines d’émeraudes.

Là résonnent toujours les doux accords du bal,
Et vers le soir, aux sons des lyres de cristal,
   Dansent de folâtres ondines.
Les nénufars d’argent ornent leurs longs cheveux ;
On les voit, s’enlaçant dans des pas gracieux,
   Confondre leurs formes divines.

le voyageur.

Quel est donc ce séjour ? Follet, tu me séduis.
Réponds-moi, cher follet, réponds ! Mais tu t’enfuis !
   Reviens, follet, je t’en supplie !
Achève le tableau de ce palais des dieux !
Si tu veux, je t’y suis, et je renonce aux cieux.
   Follet, est-ce là ta patrie ? —

Et sur un sombre étang dont la brise du soir
Ridait légèrement l’immobile miroir,
   Sur un étang libre de voiles,
Le lutin attirait le pauvre voyageur,

Et confondait parfois sa tremblante lueur
   Avec le reflet des étoiles.

Et, poussant son cheval dans l’abîme des eaux,
Le jeune téméraire écrase les roseaux
   Qui gémissent sur son passage.
L’onde s’ouvre avec bruit… Puis le noble coursier
Bat les flots. Mais hélas ! ce fut sans cavalier,
   Qu’il atteignit l’autre rivage.

Nul n’entendit jamais parler de l’imprudent.
C’est en vain que, fidèle à son premier serment,
   Son amante espérait encore.
Et quant au feu follet, perfide séducteur,
On voit la nuit, parfois, sa tremblante lueur
   Scintiller sur l’onde sonore.


Meiringen (Suisse), 1870.