Heugel (p. 3-4).

MUSIQUE ET PRISON


PRISONS RÉVOLUTIONNAIRES

ii

(Suite)

Chez certains, cependant, le détachement de la vie ne se faisait pas sans un retour mélancolique vers les jours heureux déjà lointains, mais qui auraient pu avoir des lendemains ; et alors on comprend cette belle et touchante romance qu’adressait à la bien-aimée un autre martyr de la Conciergerie, Nicolas Montjourdain, commandant du bataillon de la section Poissonnière :

Air du Vaudeville de la Soirée orageuse.

L’heure avance où je vais mourir,
L’heure avance et la mort m’appelle ;
Je n’ai point de lâche désir,
Je ne fuirai point devant elle,
Je meurs plein de foi, plein d’honneur ;
Mais je laisse ma douce amie
Dans le veuvage et la douleur.
Ah ! je dois regretter la vie.

Demain, mes yeux inanimés
Ne s’ouvriront plus sur tes charmes ;
Tes beaux yeux à l’amour fermés,
Demain seront noyés de larmes.

La mort glacera cette main
Qui m’unit à ma douce amie.
Je ne vivrai plus sur ton sein.
Ah ! je dois regretter la vie.

Je revolerai près de toi
Des lieux où la vertu sommeille,
Je ferai marcher devant moi
Un songe heureux qui te réveille.
Ah ! puisse encore la volupté
Ramener à ma douce amie
L’amour au sein de la beauté !
Je ne regrette plus la vie.


Mme Roland, l’Égerie de la Gironde, avait espéré à un moment partager les loisirs forcés que lui faisait sa détention à Sainte-Pélagie, entre l’étude de la musique et la rédaction de ses Mémoires. Le premier jour de son arrivée, elle avait été traitée avec une certaine déférence et placée dans une chambre proprement meublée, où se trouvait un piano. Mais elle avait compté sans les fameux administrateurs de la Commune qui ne savaient qu’imaginer pour faire sentir aux détenus le poids de leur autorité. L’un de ces tyranneaux survint au moment où Mme Roland exécutait une sonate.

— Eh quoi ! s’écria l’austère patriote, cette fédéraliste s’amuse à un forte-piano qui ne pourrait tenir dans une cellule. Elle s’en passera.

Et se tournant vers le concierge :

— Faites la remonter dès aujourd’hui dans un corridor. Vous devez maintenir l’égalité.

La consigne fut même si sévère qu’au dire de M. Anatole France, un certain Lecoq, domestique de Mme Roland, fut guillotiné, la veille de la fête de l’Être suprême, pour avoir porté un cahier de musique à sa maîtresse dans la prison.

Mais ce farouche administrateur, que la lyre même d’Orphée n’aurait su attendrir, ne pouvais empêcher la vive et pétulante chanson de réveiller les échos de Sainte-Pélagie. Mme Roland raconte dans ses Mémoires qu’elle entendit un soir bondir, d’étage en étage, toute une cascade de rires et de chansons. C’était la Comédie Française qui faisait son entrée, à la suite des représentations tumultueuses de Paméla, la prétendue pièce contre-révolutionnaire de François de Neufchâteau.

Pour un esprit philosophique comme celui de Mme Roland, cette petite scène était une forme nouvelle du Roman comique et la trouvait plus indulgente que n’était la comtesse de Böhm pour ses compagnes de captivité au Plessis. À vrai dire, la situation de cette dame était des plus difficiles. Ses voisines étaient ce que l’ancien régime appelait « des filles du monde », toutes plus royalistes l’une que l’autre. Or, Mme de Böhm avoue, qu’en raison sans doute de cette communauté d’affections politiques, elle se laissait volontiers attendrir par les sollicitations de ces malheureuses toujours à court d’argent. Ces filles achetaient alors force cognac, et, sous l’influence pénétrante de l’alcool, elles entonnaient des chants obscènes qu’elles entrecoupaient de fréquents vivats en l’honneur du Roi.

Tout au contraire, Rouget de Lisle faisait de l’opportunisme musical dans sa prison. Ce fut là en effet, comme l’a si bien établi M. Tiersot, que l’auteur de la Marseillaise composa, peu de temps avant le 9 Thermidor, les paroles et la musique de l’Hymne à la Raison, cette idole des Chaumette et des Hébert.

Par une coïncidence assez étrange, l’ancien maire de Strasbourg, Diétrich, chez qui la légende nous montre Rouget de Lisle chantant pour la première fois sa Marseillaise, s’occupe, lui aussi, de composition jusqu’à la veille de sa mort. Il écrivait alors à ses enfants sa dernière lettre :

« … Mon cher fils, tu recevras pour la première diligence quelques morceaux de musique gravé et tout ce que j’ai copié, arrangé et composé de musique, le tout écrit de ma main avant ma captivité… »


Ce legs du condamné à mort vous donne le frisson, comme cette petite phrase, courte et sèche, que nous trouvons dans un inventaire des « meubles et objets » laissés par les détenus du Luxembourg :

« Vacation du 25 Thermidor au 18 Fructidor an ii A. Dubuisson, condamné : un violon et son archet, une flûte dite clarinette. »


Pleyel dut à son art d’échapper au même sort. Maître de chapelle à la cathédrale de Strasbourg avant la Révolution, il avait perdu sa place en 1793 ; et, de plus, dénoncé comme aristocrate, il avait été arrêté dans sa maison de campagne et conduit devant la municipalité de Strasbourg. Interrogé, il protesta de son patriotisme et de son civisme.

— Bah ! bah ! lui dit le maire, qui, sous l’apparence d’un ogre, cachait une bonne âme, nous ne te croirons que si tu composes la musique du poème écrit par le citoyen A*** pour célébrer l’anniversaire du 10 Août.

Comme on pense bien, Pleyel accepta. S’il tenait à la vie, il n’avait pas moins conscience de son talent. On l’enferma dans la cathédrale qui devint sa prison et on le fit garder par deux gendarmes. La vue des cloches prises à diverses églises et suspendues au milieu de la nef lui donna une soudaine et géniale inspiration. Il introduisit dans sa composition les voix lugubres du tocsin et se servit de sept cloches de la cathédrale qui lui donnèrent les sept notes de la gamme. L’exécution produisit un effet magique, et la foule enthousiasmée voulut porter en triomphe Pleyel qui, bien entendu, s’empressa de se soustraire à cette ovation.

La partition de cette œuvre n’a jamais été gravée ; mais la famille l’a, paraît-il, précieusement et pieusement conservée.

Tous les suspects n’eurent pas la bonne fortune de Pleyel : bien heureux encore furent ceux dont les fureurs de la rue respectaient la captivité ! Mais que de fois la bête humaine déchaînée alla les insulter jusque dans leurs cachots par ses rires, par ses menaces et par ses chants, auxquels la haine donnait de plus sauvage intonations.

Cette scène saisissante, nous la trouvons dans le Tableau historique de la maison Lazare et de la maison d’arrêt de la rue de Sève (Sèvres) depuis son ouverture jusqu’au 9 Thermidor par le citoyen…, détenu dans les deux maisons.

« ….. La section du Bonnet rouge donna une fête à la mémoire de Marat, le 2 frimaire an ii : Le cortège à son retour passa sous nos fenêtres ; deux forges ambulantes étaient à la suite. Les commissaires du Comité révolutionnaire eurent grand soin de les faire arrêter devant nous, d’y faire forger une pique et des chaînes, d’insulter à nos malheurs par les injures les plus atroces et la scène se termina par une danse ronde provoquée par Lebrun (commissaire de la Section) et ses compagnons, qui chantèrent la Carmagnole en nous montrant au doigt et en criant : à la guillotine !  »


Souvent, par un de ses contrastes fréquents dans l’histoire de la Révolution, à ces notes enrouées et furibondes répondaient des timbres doux et purs. On eût dit les voix des premiers chrétiens, conduits en longues théories à l’amphithéâtre. Ce fut ainsi qu’une abbesse, Mme de Soulanges, marcha au supplice avec plusieurs de ses religieuses. Elles entonnèrent toutes le Veni Creator pendant la terrible toilette. Elles chantaient en montant dans la charrette ; elles chantaient durant le trajet de la prison à l’échafaud ; elles chantaient en gravissant les dernières marches, au milieu des refrains ignobles qui s’efforçaient de couvrir leurs voix. Et le chœur diminuait. Il n’en resta bientôt plus qu’une, Mme de Soulanges, dont les lèvres murmuraient encore l’hymne sacré, quand le fer de la guillotine s’abaissait sur sa tête.

Tous cependant ne tendaient pas avec autant de résignation leur cou au bourreau. Lorsque, après la fête de l’Être suprême, la multiplicité des exécutions laissa croire qu’un nouveau « massacre des prisons » était imminent, plusieurs détenus jurèrent d’opposer la force à la force. L’un d’eux, un défenseur officieux, nommé Cahier, noté par le sinistre Coffinhal pour la fournée du 11 Thermidor, résumait l’idée de tous dans cette romance qu’il chantait sur l’air de Montjourdain : « L’heure approche où je vais mourir ».

Ouvrez, enfin, ouvrez les yeux,
Amis, Septembre recommence !
N’entendez-vous pas vers ces lieux
Le char de la mort qui s’avance ?
Dans le sang de nos compagnons
Un tyran veut noyer ses crimes ;
On vient pour lui dans nos prisons
Chercher de nouvelles victimes.

Quand des traîtres, auprès de nous,
Livraient vos noms à la vengeance,
L’aveugle mort des mêmes coups
Frappait la vieillesse et l’enfance ;
Grâce, beauté, talents, vertus,
Qui nous charmiez dans nos misères,
Douce amitié, vous n’êtes plus ;
Trois jours ont dévoré vos frères.

. . . . . . . . . . . . .


Tremblez, juges, bourreaux, tyrans,
Vous qui déchirez ma patrie ;
Et vous, mânes encor sanglants
Du vieux père de Virginie,
Levez-vous, des mêmes couteaux
Frappez et tyrans et complices ;
Que les juges, que les bourreaux
Meurent de leurs propres supplices.

(À suivre.)

Paul d’Estrée.